Mémoire(s) & bibliothèques
Philippe Souchu
On admet que les bibliothèques sont la mémoire du monde. Leurs fonds sont les outils de travail des historiens, dont chaque génération, en posant des questions neuves aux documents qu'elles hébergent renouvelle le passé pourtant déjà connu d'une collectivité. Ces bibliothèques, bâtiments et collections, sont elles-mêmes constitutives du patrimoine, de la mémoire vivante des collectivités ; comme elles, elles sont engagées dans les vicissitudes et les dangers de leur existence historique. Quand on menace l'identité de n'importe quel groupe humain, on ne manque d'ailleurs jamais non plus de s'en prendre à sa bibliothèque.
De nombreux colloques ont été consacrés à la bibliothèque comme mémoire : collecte, préservation, communication des fonds, description des collections, transferts technologiques sur de nouveaux supports, etc. La mémoire dans cette perspective est considérée comme un stock d'informations, comme un réservoir qu'il revient à la technique professionnelle des bibliothécaires d'enrichir, d'inventorier et de rendre accessible.
La réflexion que proposaient la Fédération française de coopération entre bibliothèques, l'agence Coopération des bibliothèques en Aquitaine et la bibliothèque de la ville d'Anglet, pour le colloque organisé les 24 et 25 juin 1999 à Anglet, sous le titre « Mémoire(s) et bibliothèques », visait, me semble-t-il, une autre responsabilité professionnelle qui relève de l'usage de la mémoire. Tel est le sens du sous-titre de ce colloque « Penser et agir de sorte qu'Auschwitz ne se répète pas » (Theodor Adorno)... sous-titre qui désigne la mémoire et son exercice comme des enjeux essentiels pour le présent.
Il ne s'agissait pas de consacrer ces journées à la question de la mémoire de la Shoah, mais cette mémoire, comme le remarquait en ouverture Annette Wieviorka, historienne et directrice de recherche au CNRS, est aujourd'hui devenue le paradigme de tout travail de mémoire ; elle sert de grille de lecture pour d’autres événements du siècle : l’Arménie, le Rwanda, la Yougoslavie.... Un programme ambitieux de questions était donc proposé aussi bien aux intervenants qu'aux auditeurs du colloque : une politique de transmission est-elle possible sans nuire à l'histoire ? Quelle est la place du témoignage dans la mémoire collective et qu'en est-il des rapports entre historiens et témoins ? Comment conserver et transmettre ce qu'il y a de vivant dans « l'Histoire déchirée » de notre temps ? Quel rôle joue l'écriture littéraire dans cette transmission ?
Les communications proposées s'organisaient en deux grandes périodes. L'une était consacrée à une approche théorique de la mémoire : sa constitution, le rôle des témoins, sa transmission, ses rapports avec l'histoire, et l'autre au rôle des bibliothèques pour la mémoire, aux enjeux d'un travail local de mémoire, aux missions donc des établissements en ce domaine.
Mémoire et histoire
Annette Wieviorka a d’emblée posé, dans sa contribution inaugurale consacrée au thème « Mémoire, histoire, témoignage », les repères qui organisent le champ de la réflexion proposée pour ces deux jours : il n’y a pas d’immédiateté de la mémoire ; la mémoire, ses développements, sa réception sont intimement liés aux enjeux du présent ; les historiens, enfin, n’appartiennent pas au passé qu’ils étudient. Le choix de leurs sujets de travaux, leurs stratégies de communication, sans être entièrement déterminés par ces enjeux, ne sont pas indépendants de ceux-ci.
L'historien de la Shoah est, à distance, sollicité par la victime plongée dans une détresse telle que sa seule espérance est la mémoire, la possibilité d'une mémoire. La communication d’Annette Wieviorka, appuyée sur la question des écrits des ghettos, explore ainsi l'interaction à l'œuvre entre mémoire et histoire, entre témoins et historiens. Les victimes, confrontées au caractère exceptionnel de ce qui leur était infligé (un génocide doublé d'un « mnémocide »), ont ressenti le besoin, d'une part, de laisser des traces (récits, journaux, notes), d'autre part, d'autoriser (par la création et la sauvegarde de services complets d'archives des ghettos de Varsovie et de Lodz) une écriture ultérieure « scientifique » de l'histoire, qui ne soit pas celle seulement des vainqueurs et des bourreaux.
Ces témoins pressentirent la difficulté à venir de transmettre la mémoire et de faire l'histoire des événements dans lesquels ils étaient jetés. L'historien Ignacy Siper, assassiné à Maïdanek, avait ainsi écrit : « ... Si c'est nous qui écrivons l'histoire de cette période de larmes et de sang – et je suis persuadé que nous le ferons – qui nous croira ? Personne ne voudra nous croire parce que le désastre est le désastre du monde civilisé dans sa totalité. Nous aurons la tâche ingrate de prouver à un monde qui refusera de l'entendre que nous sommes Abel, le frère assassiné... » 1.
L'histoire de la mémoire du génocide ne dément pas cette inquiétude. Annette Wieviorka explique que, contrairement à une idée largement reçue, les survivants ont voulu parler et ont d'ailleurs abondamment parlé à leur retour, mais dans un environnement qui n'était pas réceptif, ou qui, pour cause de guerre froide, instrumentait les camps et leur histoire. La fin de la guerre froide, l'inlassable travail mémoriel des survivants et de leurs communautés, d'importants travaux comme ceux de Léon Poliakov et de Raoul Hilberg, de grandes œuvres cinématographiques comme Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls ou Shoah de Claude Lanzmann, ont permis de dégager la spécificité de la Shoah, tout en universalisant sa portée 2. Mais, remarque Annette Wieviorka, c'est à l'occasion des grands procès que la mémoire et l'histoire du génocide font irruption dans le domaine public. Celui d'Eichmann à Jérusalem en 1961 a été un catalyseur ; il a distribué des rôles jusqu'alors inédits, qu'on a retrouvés ensuite dans les procès menés en France, ceux de Paul Touvier, de Klaus Barbie, de Maurice Papon : les historiens sont appelés à la barre comme témoins ; la justice donne une leçon d'histoire ; les témoins trouvent une tribune ; comptes rendus, grands débats (le livre d'Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem 3, ouvre une très vive et très vaste polémique), conquièrent à l'histoire et à la mémoire du génocide un public nouveau.
La Shoah se détache progressivement de l'histoire pour entrer dans l'imaginaire collectif. C'est à la fois heureux et grave, constate Annette Wieviorka. Se mettent en place une dynamique imaginaire et une logique commerciale autonomes porteuses d'éventuelles dérives : Le Choix de Sophie, Portier de nuit, La Vie est belle, etc. Mais quelle norme instituer, au nom de quelle autorité ?
Les outils de la mémoire
De cette sollicitation de l'historien par la victime, nous passons avec Denis Peschanski, de l'Institut d'histoire du temps présent, à l'historien sollicité par l'extrême actualité de la justice et des médias. Son propos est de montrer en quoi ces sollicitations consacrent certes une reconnaissance de la spécificité du travail des historiens, mais leur offrent également de nombreuses occasions de dérapage.
Il n'y a pas de vérité historique, selon Denis Peschanski, mais des lectures de traces qui se construisent et se vérifient dans une perpétuelle confrontation entre les hypothèses de départ et les informations récoltées. La justice et les médias, dans la forme de prestation orale et immédiate qu'ils imposent à l'historien, occultent cette part considérable du travail que sont la construction et le questionnement contradictoire des hypothèses.
Cette sollicitation affecte le statut de l'historien : de chercheur, il devient expert engagé dans une concurrence qui peut le laisser s'abandonner à un discours qui ne doit pas être le sien.
Ainsi, l'historien à la barre n'est pas là pour juger. D'ailleurs, les établissements des preuves en histoire ou en droit pénal n'appartiennent pas au même registre. Le vocabulaire des domaines respectifs pose à lui seul de difficiles problèmes : une catégorie juridique n'est pas un concept historique et les définitions juridiques font souvent obstacle au travail de l'historien ; elles obscurcissent les enjeux et crispent la réflexion.
La communication de Denis Peschanski a abordé enfin le statut du témoignage oral pour un historien du « très contemporain ». Selon lui, l'histoire contemporaine ne se fait pas à l'aide de témoignages oraux ; elle se fait le plus souvent sans eux, parfois malgré eux. Trop souvent, l'utilisation du témoignage oral viendrait combler des lacunes de la démarche historienne, qui s'expose alors à une série d'effets pervers : reconstruction des faits, extrapolation, rehiérarchisation, surévaluation de la situation immédiate. Cette position a évidemment soulevé dans la salle une série de questions et de remarques, notamment sur la nature du savoir des témoins, sur le caractère de vérité du témoignage qui se rapporte peut-être moins au factuel qu'au vécu, sur la question de la transmission de la chair même de l'expérience.
La culture, véhicule de la mémoire
C'est à Max Marcuzzi, philosophe, professeur à l'École normale supérieure, qu'est revenu le soin de considérer la culture comme véhicule de la mémoire. Cette mémoire et sa transmission sont d'autant plus nécessaires que l'oubli, après la destruction des juifs d'Europe, n'autorise plus aucune innocence ; bien au contraire : dans la mesure où l'entreprise criminelle vise d'un même mouvement la négation de la victime et du crime lui-même, l'oubli devient alors constitutif du crime. Il n'y a donc plus de désinvolture permise à l'égard de l'oubli. Mais la nécessité de transmettre une mémoire, remarque Max Marcuzzi – et il rejoint ici les propos que tiendra peu après Georges Bensoussan –, est particulièrement problématique dans une société dont la modernité se caractérise par des ruptures profondes au regard de toute tradition, dont l'adhésion à l'immédiateté oblitère tout rapport durable au passé. Comment une culture de l'ingratitude, faite de telles césures, peut-elle véhiculer une mémoire ? Pire : dans quelle mesure l'oubli consubstantiel à la modernité n'épouse-t-il pas, en la parachevant, la perte par destruction criminelle ?
Le travail des archivistes, des bibliothécaires, des historiens, celui des associations de victimes fournissent des matériaux pour la mémoire qui s'exprime de façon symbolique dans l'espace public par la commémoration et par le monument. Comment faire pour que ces formes symboliques ne deviennent pas des rites sans signification autre que conventionnelle, pour qu'elles restent vivantes, intimement appropriables par chacun ? Par l'art, propose Max Marcuzzi, qui, par son geste silencieux et énigmatique, nous lie parfois fugacement à ce qui échappe au simple compte rendu de la catastrophe, par les œuvres qui sont peut-être le mémorial précaire et sans vérité dont nous avons besoin.
La politique de la mémoire
Avec Georges Bensoussan, historien, nous ne quittons pas la question de la mémoire, mais nous abordons celle de son usage et même de sa politique. La question centrale, selon lui, est la suivante : lorsque nous commémorons la Shoah, lorsque nous l'enseignons, la transmettons-nous comme un « dérapage » dans notre siècle ou comme l'emblème de notre temps ? Peut-on enseigner cette histoire sans interroger profondément les structures politiques du monde moderne ? Une politique de la mémoire qui se cantonne au champ de la morale suspend au fond toute généalogie compréhensible de la catastrophe. Le devoir d'histoire prime donc sur le devoir de mémoire. Si la Shoah est certes sans précédent, cela ne signifie pas qu'elle doive être sans explication ; la mettre au compte d'assassins qui seraient des monstres uniques dans tout le cours de l'histoire, c'est vouloir méconnaître ce qu'un tel crime doit à des comportements simplement conformistes et irresponsables, préfabriqués par une société de masse dont la naissance est contemporaine des possibilités techniques et psychologiques des massacres coloniaux ou des morts en masse de la guerre de 1914-1918, société qui, dans son fonctionnement quotidien (primauté de l'efficacité, concurrence généralisée, précarisation anxiogène, soumission conformiste) est précisément la nôtre. Vivre après Auschwitz et s'en souvenir, c'est devoir affronter ce fait que la barbarie ne s'oppose pas à la civilisation, mais qu'elle en naît. La leçon à méditer est alors sans doute politique avant d'être morale.
Mémoire(s) et bibliothèques
Mémoire et politique donc... L'exposé de Martine Poulain, sociologue, qui inaugurait, sous le titre « Mémoire(s), institutions publiques et engagement des professionnels » la deuxième partie du colloque (« Rôle, missions et enjeux pour les bibliothèques »), a traité justement de la mémoire de la politique dans la profession de bibliothécaire. La communauté des bibliothécaires entretient, selon elle, un rapport à la politique de caractère euphémique : cette communauté partage une croyance dans des principes fondateurs ; l'un d’eux est justement que la conviction politique relève de la sphère privée. L'apolitisme se porterait garant de la cohésion de la communauté professionnelle. Évidemment, bibliothèques et bibliothécaires sont profondément insérés dans la société et les conflits qui les traversent sont les mêmes. Martine Poulain remarque que, dans le discours consensuel de la communauté, la technique professionnelle est l'outil permanent de dépassement des oppositions, le baume réconciliateur des contraires. Cette technicisation de la mémoire professionnelle n'efface pas les traces de nombreuses options politiques fortes : Lucien Herr, Y. Odon, Julien Cain, la Bibliothèque nationale pendant la guerre, etc., mais curieusement, les relations des bibliothécaires avec leur mémoire proche reste lacunaire et dépourvue de réelle volonté d'explicitation. Cet apolitisme (s'il a relativement protégé les bibliothèques de mainmises totalitaires) porte cependant la profession à faux quand il est nécessaire de débattre publiquement des valeurs émancipatrices qui fondent et portent les bibliothèques.
La relation des initiatives locales sur les questions de mémoire, qu'il s'agisse de la mémoire de la Shoah et de celle de l'immigration développées par la bibliothèque de Bobigny – exposée par Dominique Tabah, directrice de la bibliothèque – ou de celle concernant la collecte de la mémoire vivante de la ville minière de Gardanne – présentée par Francis Montarello, directeur des services culturels, et Marie-Hélène Bastiannelli, directrice de la médiathèque –, ont largement fait écho au questionnement de Martine Poulain sur l'engagement de la bibliothèque ou d'un service culturel dans la vie de la cité. Si différentes que soient ces actions, elles contribuent toutes à ce qu'un cheminement de mémoire soit possible pour chacun ; non pas dans la perspective d'une contemplation nostalgique d'un passé fossilisé, mais pour qu'une identité dynamique se construise et s'assume entre une population, des populations et un lieu. Pour mener à bien de telles entreprises, a insisté Francis Montarello, l'action culturelle publique doit savoir sortir de son professionnalisme routinier et se mettre à l'épreuve du contact et de l'engagement auprès de nombreux acteurs sociaux.
Il me faudrait transmettre ici ma mémoire de la saveur de ce colloque, de son intensité, auxquelles ont contribué les lectures faites par Bernard Chambaz, par Robert Bobert, de La Conversation avec Primo Levi 4, les œuvres peintes de Max Marcuzzi... Naturellement j'y renonce pour tenter de cerner d'une phrase l'état d'esprit de ces journées. Je l'emprunte à Michel de Certeau : la bibliothèque, comme mémoire, « bien loin d'être le reliquaire ou la poubelle du passé, vit de croire à des possibles et de les attendre, vigilante, à l'affût » 5.