Les indicateurs de performance
Bertrand Calenge
L'expansion et la diversification des services offerts, comme l'accroissement des moyens dans un contexte économique difficile, rendent indispensable l'évaluation de l'efficacité des bibliothèques comme celle du rapport coût/efficacité. L'évaluation appelant la mesure, il convient d'élaborer des indicateurs de performance adaptés aux objectifs et moyens de ces bibliothèques. C'est sur cette question que l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (ENSSIB) organisait le 15 juin à Villeurbanne une journée d'étude, consacrée plus particulièrement aux bibliothèques universitaires (BU) en collaboration avec la Sous-direction des bibliothèques et de la documentation (SDBD) du ministère chargé de l'Enseignement supérieur. Enrichie par des points de vue touchant les bibliothèques territoriales, la journée démontra à quel point le sujet des indicateurs de performance concerne toutes les bibliothèques, et de façon urgente.
Quels indicateurs ?
La panoplie des indicateurs possibles est large. Marie-Dominique Heusse, du Service commun de la documentation de l'université de Toulouse I, comme Lamia Badra, doctorante à l'ENSSIB, récapitulèrent les nombreux travaux, essentiellement anglo-saxons, qui ont approfondi le sujet. Après Christine Abbott 1, on peut noter plus particulièrement le manuel publié par l'IFLA en 1995 2 qui repère dix-sept indicateurs essentiels regroupés en sept thèmes (utilisation de la BU, qualité des collections, qualité des catalogues, disponibilité des collections, services de référence, utilisation à distance, satisfaction des usagers).
Parallèlement, l'ISO (International Organization for Standardization) publie en 1998 la version française de la norme sur les indicateurs de performance dans les bibliothèques (ISO 11620) 3, référentiel international visant tous les types de bibliothèques et appuyé sur une terminologie commune à celle de l'IFLA. Enfin, la Commission des communautés européennes, dans le cadre de son programme CAMILE (Concertation Action on Management Information for Libraries in Europe), soutient entre 1996 et 1998 quatre projets (dits DECIDE, MINSTREL, DECIMAL, EQLIPSE) 4 destinés à développer des systèmes d'aide à la décision. L'un d'entre eux (DECIDE) commence à être commercialisé. La bibliothèque municipale de Fresnes en débute l'expérimentation, et sera suivie par les bibliothèques de l'ENSSIB et de l'université de Lyon 3. Aujourd'hui, les travaux s'orientent vers les indicateurs de performance des bibliothèques électroniques – le projet EQUINOX lancé en 1999 5 –, voire, sous l'impulsion britannique, vers ceux applicables aux « bibliothèques hybrides » (mariant papier et électronique).
Pour quoi faire ?
La multiplicité des mesures possibles oblige à inscrire le processus d'évaluation dans une perspective globale. Bernard Dizambourg, président de l'établissement public de Jussieu, rappela quelques points. Si chacun s'accorde à voir dans ces indicateurs un souci d'utiliser au mieux les ressources en vue d'un objectif, un élément essentiel d'une démarche qualité, un moyen d'apprécier l'utilisation des ressources au niveau national, voire une exigence d'information publique, il ne faut pas négliger certaines interrogations : le contenu de la « performance » appartient-il au vocabulaire des universitaires, sensibles à l'évaluation par les pairs ? Les indicateurs mesurent-ils l'adéquation à des objectifs vraiment bien définis ? Ces indicateurs encore sont-ils seulement un outil pour l'encadrement, ou mobilisent-ils tout le personnel ? Sait-on faire le lien entre des indicateurs d'utilité locale et des indicateurs plus généraux permettant les comparaisons au niveau national ?
Plus modestement, au simple niveau d'une bibliothèque particulière, sait-on les mettre en œuvre ? Marie-Dominique Heusse rappela qu'un groupe de travail de l'ADBU (Association des directeurs de la documentation et des bibliothèques universitaires) avait lancé des expériences-test en 1994-1995, peu abouties faute de temps et d'outils informatiques adéquats, mais aussi faute d'une culture professionnelle de l'évaluation. Aline Girard-Billon, du Service scientifique des bibliothèques de la ville de Paris, souligna la faiblesse des indicateurs produits par les bibliothèques de tous types, et même le faible nombre de bibliothèques en réalisant (selon une enquête conduite en 1997).
Au service de quels objectifs ?
L'exposé de Maurice Caraboni, de la Direction de la Programmation et du développement au ministère de l'Éducation nationale, démontra l'absence d'intégration des objectifs documentaires dans les projets d'évaluation du ministère chargé de l'Enseignement supérieur. Le système Infosup 6, destiné à fournir les données et indicateurs essentiels pour les universités, s'attache aux cursus des étudiants, aux caractéristiques des enseignants, aux éléments patrimoniaux et financiers, mais néglige encore la recherche et la politique documentaire.
Faute de recommandations nationales, et faute d'appréciation mesurable des missions des établissements, l'heure est à la modestie. C'est ce qui ressortait de la table ronde organisée à la fin de cette journée. L'inspection générale des bibliothèques, avec Jean-Luc Gautier-Gentès, la SDBD, avec Joëlle Claud, la Direction du livre et de la lecture, avec Anne-Marie Bertrand, rappelaient que les rapports statistiques demandés par les administrations relèvent du constat et n'ont pas de valeur évaluative, mais qu’ils constituent pourtant l'essentiel des mesures construites par les bibliothèques. Raymond Bérard, de la bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand, constatait que, devant le caractère irrationnel des décisions politiques, des indicateurs avaient essentiellement un rôle de pilotage et de mobilisation en interne, rôle absolument indispensable pour une gestion moderne.
Mais, même à ce niveau, des interrogations demeurent : ne doit-on pas sortir de l'auto-évaluation ? Comment mesurer l'intégration de la bibliothèque dans l'université ? Comment intégrer dans l'évaluation l'ensemble des sites documentaires au sein d'une université ? De l'avis général, le chemin à parcourir est encore long, et nécessite des soutiens multiples : provoquer des lieux d'expérimentation, associer des acteurs multiples pour confronter les cultures – Bernard Dizambourg rappelle la question principale des universitaires : « En quoi la bibliothèque participe-t-elle au processus d'acquisition des connaissances ? » –, approfondir la formation dans ce domaine. À ce dernier titre, la journée organisée par l'ENSSIB dans le cadre de son programme de formation continue était donc la bienvenue.