Bibliothèques et économie
Annie Le Saux
Bertrand Calenge
Nombreux étaient les bibliothécaires présents – plus de 400 –, le samedi 29 mai, au 45e congrès de l'Association des bibliothécaires français. Sans doute le lieu, La Rochelle, tout autant que le thème, bibliothèques et économie, entre politique de service public et économie marchande, y était-il pour quelque chose. Ouverte par les sommités de l'université et de la ville, cette journée d'étude a vu se succéder à la tribune des intervenants de divers horizons : professeurs d'économie, responsables culturels et directeurs de bibliothèque français et étrangers.
Une approche économique de la culture
Avant d'aborder plus particulièrement l'évolution des bibliothèques vers une économie de plus en plus marchande, Dominique Sagot-Duvauroux, maître de conférences à l'université d'Angers, a resitué les bibliothèques dans une politique d'ensemble d'approche économique de la culture.
Partant du constat que la culture occupe une place croissante dans le PIB (produit intérieur brut) des pays occidentaux (de 3 à 4 %), Dominique Sagot-Duvauroux aborda les spécificités de la culture comme secteur d'activités. À la différence d'autres domaines comme celui de l'industrie, où l'on recherche et réalise des gains de productivité, on ne peut viser, dans le domaine culturel, la rentabilité à tout prix. Cependant, là comme ailleurs, les coûts de production sont en constante augmentation. Alors, comment pallier ce déficit ? Quatre choix s'offrent à nous, constate Dominique Sagot-Duvauroux : augmenter les prix, diminuer la qualité, fermer le service, ou lui apporter un financement public, avec un risque, celui de se retrouver face à une économie à deux vitesses, pro-posant des services privés de qualité et des services publics de moins bonne qualité.
Les répercussions de ces évolutions vers une économie marchande sont importantes : du côté de l'offre, au niveau des filières et structures de marché, on assiste à des concentrations de l'activité, où des oligopoles coexistent avec des franges de petites entreprises éphémères, qui, une fois qu'elles ont découvert de nouveaux talents, les voient avalées par les grands groupes. Au niveau de l'emploi, on remarque un accroissement du travail intermittent. On remarque aussi que des stratégies de produits se mettent en place. Dans le domaine de l'édition, cela se traduit par la production d'une dizaine d'ouvrages, en espérant que le succès d'un ou deux d'entre eux atténue l'échec potentiel des autres.
Si les risques sont, comme on vient de le voir, importants pour les producteurs, les consommateurs n'en sont pas protégés pour autant, amenés à choisir, sans critères véritablement sûrs, parmi un taux de nouveautés, qui, en 1998, a approché les 30 000.
Financement de l'État
Quels sont les arguments qui justifient une intervention de l'État dans le secteur culturel ? Dominique Sagot-Duvauroux en voit plusieurs, parmi lesquels les effets souvent positifs de cette aide sur l'économie locale, les retombées en termes d'image, ou encore les retombées sociales, notamment dans la lutte contre l'exclusion et en faveur de la démocratisation de l'accès à la culture. La participation de l'État permet aussi de garantir une diversité d'approvisionnement et de lutter contre les monopoles. Grâce à son aide, il est possible de prévoir des « rendements intergénérationnels », autrement dit des effets positifs non pas immédiats mais à long terme. Cette logique du long terme a été reprise également par François Gèze, directeur des éditions La Découverte et Syros, qui donna en exemple le cas de Marguerite Duras, publiée à ses débuts par Jérôme Lindon aux éditions de Minuit à quelques centaines d'exemplaires et, par la suite, à plusieurs millions.
Le financement public peut cependant entraîner des dérapages, notamment sur les modes de gestion : absence d’obligation de résultats, risques de surcoût, de valorisation d'une carrière plutôt que développement de la culture, ou encore d'apparition d'un art officiel sans grand intérêt et de formation de coteries composées d'élus et d'artistes. Pour éviter ces dérives, il est important, conclut Dominique Sagot-Duvauroux, de ne pas chercher à appliquer au secteur culturel les indicateurs de performance du secteur privé, mais de réfléchir à des indicateurs propres au secteur public. Il s'agit aussi de bien choisir au départ les responsables, en faisant en sorte que leurs motivations coïncident avec ce que la tutelle en attend et en les engageant sur des contrats à durée déterminée.
Les services publics culturels
Comment concilier démocratisation de l'accès à la culture et contraintes budgétaires, s'est demandé le directeur de l'Observatoire des politiques culturelles (Grenoble), René Rizzardo ? N'y a-t-il pas un fossé difficile à combler entre le développement constant et fulgurant des nouvelles technologies de l'information et de la communication et les moyens artisanaux, pour ne pas dire l'absence totale de moyens, dont disposent nombre de personnes ? N'y a-t-il pas contradiction entre des missions de service public que l'on défend haut et fort et un discours économique dominant, entre une massification des publics des bibliothèques et les besoins de plus en plus spécifiques de ces mêmes publics ? Ces antagonismes ne sont pas, bien sûr, le seul fait de la culture, il en va de même pour l'éducation, la santé et la science, autres secteurs où la notion de rentabilité économique devrait passer après les missions – culturelles, scientifiques... – qu'ils ont à défendre.
Les services publics culturels reposent sur l'initiative et l'engagement financier des collectivités, la permanence du service, le principe d'équité dans l'accès à l'information, l'existence de corps professionnels responsables de sa mise en œuvre, mais ils sont soumis à des tendances lourdes, telles que les règles de la concurrence, la multiplication des lieux de décision et de financement issus de la décentralisation et, en conséquence, l'affaiblissement naturel du pouvoir d'entraînement de l'État. Dans le domaine des bibliothèques, il est indispensable que l'État et le législateur définissent la responsabilité des professionnels et réaffirme le cadre de l'exercice des missions, et que les politiques locales, intercommunales, régionales, intègrent les bibliothèques dans des stratégies globales qui impliquent tous les partenaires du livre. Car la sauvegarde du service public est bien une question de volonté politique.
Et René Rizzardo de conclure que la création d'établissements publics culturels (EPC) – véritable serpent de mer depuis 1991 – offrirait plus de cohérence dans la gestion de la culture 1.
Création éditoriale et contraintes de marché
Tous les acteurs du livre sont concernés par sa double nature de bien culturel et de bien marchand, du moins préfère-t-on supposer que la politique du profit à tout prix ne s'imposera pas au détriment de la diversité de l'offre éditoriale. Le point de vue d'un éditeur fut exposé par François Gèze. A la question du danger, dès lors que le phénomène de centralisation autour de grands groupes se développe 2, que la logique financière prédomine en France comme c'est le cas aux Etats-Unis 3, François Gèze répond qu'amalgamer grands groupes et commerce, de même que petits éditeurs et création est un peu trop réducteur. Un éditeur doit prendre en compte les deux logiques – culturelle et marchande –, en ayant pour règle de trouver un équilibre entre les titres difficiles et les titres à forte vente.
Pour François Gèze, les menaces sur la création viennent moins de la concentration des éditeurs que des évolutions qui se sont produites depuis une vingtaine d'années. Si le nombre des faibles lecteurs a crû et celui des non-lecteurs diminué, ce qui va dans le sens de la démocratisation de la lecture, en revanche, le taux de forts lecteurs a baissé. Et ce sont ces lecteurs qui lisent les livres dits difficiles. Toute la chaîne du livre risque de pâtir de ce phénomène. La concentration des ventes des libraires sur les best-sellers est également source de préoccupation pour le reste de la production, quand on sait que la littérature générale ne représente que le quart de la production éditoriale. Pour lutter contre l'inquiétude face à une crise que François Gèze qualifie de durable, il faut, il en est convaincu, agir et travailler ensemble.
Des ressources pour les bibliothèques
Vœu qui sembla pieux quand on vit comment se déroula l'intervention suivante, durant laquelle Bernard Lemennicier, professeur à l'université Paris II-Assas, a tenté de proposer des alternatives aux bibliothèques – qu'il dit ne pas fréquenter – pour accéder à l'information. Internet n'en est qu'un exemple. Ses critiques virulentes – bibliothèques universitaires inefficaces, bibliothèques municipales fermées aux heures auxquelles les personnes qui travaillent pourraient y aller... –, qui s'appuyaient sur une interprétation personnelle de chiffres issus de la Direction du livre et de la lecture et sur une vision libérale de l'économie, eurent pour écho des répliques non moins virulentes d'une partie de l'assemblée.
On revint au cœur de la problématique de la journée d'étude avec les exemples de services tarifés dans des établissements publics en France et à l'étranger, qui illustrèrent l'équilibre que ces établissements sont amenés à trouver entre leurs missions de service public et un contexte de plus en plus marchand. La médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie de La Villette a développé, par exemple, une médiathèque des entreprises 4, alliant des ressources documentaires à des services payants personnalisés et à un lieu dédié. Un autre établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), l'Institut national de l'audiovisuel, a également facturé un certain nombre de prestations – entre autres les archives, qui deviennent des ressources éditoriales –, se situant, de ce fait, entre une politique de service public et une politique marchande.
Ces exemples français furent complétés par l'exposé de la situation en Finlande, où les bibliothèques, largement soutenues par des subventions de l'État, et bien qu'ayant subi ces dernières années les contrecoups de la crise économique, ont su préserver les principes fondamentaux de gratuité de l'accès à l'information, de développement des réseaux et de coopération entre bibliothèques.
Pour faire face aux contingences liées à l'accroissement du nombre des étudiants et à la diminution du budget alloué par le gouvernement, les bibliothèques universitaires britanniques ont diversifié leurs sources de revenus. Elles ont notamment recours à des recettes constituées par les amendes de retard et les photocopies. Certaines comme la bibliothèque universitaire de Sheffield ont une maison d'édition, un service audiovisuel et une boutique d'impression et de photocopies et font appel au sponsoring. Pour Graham Bullpitt, comme pour Alain Diez de la médiathèque de la Cité des sciences et de l'industrie, offrir des services payants à l'extérieur de l'établissement est un moyen de promouvoir la bibliothèque. Encore faut-il faire en sorte que ces services n'empiètent pas sur les activités premières de ces bibliothèques.
Les bibliothèques universitaires
Les bibliothèques universitaires françaises s'interrogent également sur l'articulation entre service public et service marchand. Deux des plus anciennes et prestigieuses d'entre elles en ont fourni d'éclairants exemples le lundi 31 mai, à travers des offres de services spécifiques en direction de publics non exclusivement universitaires.
Pour la bibliothèque interuniversitaire de médecine, Pierrette Casseyre a développé la variété des services de fourniture documentaire à des usagers variés : le laboratoire photographique, les dossiers constitués, les fonds numérisés, le Web, etc. intéressent aussi bien les médecins praticiens que les chercheurs universitaires, les journalistes, voire les cinéastes... Les coûts internes qui en résultent mettent en évidence des coûts plus généraux, ceux de la conservation du patrimoine (par exemple les deux tiers des documents du XIXe siècle réclameraient d'être désacidifiés) et ceux – sans cesse croissants – de la documentation elle-même (par exemple les coûts des périodiques fournis par Elsevier ont augmenté de 45 % entre 1995 et 1997).
Pour la bibliothèque Cujas, les services à forte valeur ajoutée sont identifiés dans le CERDOC (Centre de recherche documentaire), service de référence qui s'est structuré en 1993, à la suite du SEDAC (Service de documentation automatisée de Cujas), avec l'introduction des cédéroms. Anny Maximin, responsable de ce service, a clairement décomposé les fonctions relevant du service public (par exemple le prêt entre bibliothèques, dont les tarifs sont harmonisés à l’échelon national) et ceux relevant d'un service semi-marchand comme le CERDOC, articulé sur les demandes des particuliers, des sociétés, des centres de documentation des facultés, etc. Pour un tel service, trois cadres doivent être précisément délimités : celui de la concurrence suppose l'étude de l'environnement pour situer le niveau des besoins à satisfaire : le CERDOC s'est ainsi concerté avec la bibliothèque de l'Ordre des médecins dont les objectifs paraissaient similaires. Le cadre des activités doit être clairement énoncé : le CERDOC assurant la photocopie de documents primaires, la recherche documentaire thématique ou jurisprudentielle sur des périodes exclusivement contemporaines, la réorientation et le conseil (mais pas le conseil juridique).
Enfin, le cadre tarifaire doit être soigneusement analysé : celui du CERDOC, établi après analyse des tarifs privés et avalisé par un comité d'experts, s'articule sur les coûts des supports de recherche, du mode d'expédition du document et du temps passé, modulés en fonction du demandeur (universitaires, privé, administrations). Dominique Roche, directrice de la bibliothèque Cujas, remarque que les coûts importants d'un tel service sont presque équilibrés par les recettes, mais que le bénéfice réel tient dans son rôle de stimulation pour tout l'établissement, de valorisation pour les collections, d'expertise pour les autres services, de formation pour les professionnels des bibliothèques.
Les points de vue des institutions
La traditionnelle rencontre avec les administrations centrales, qui clôturait le congrès, a présenté l'intérêt de s'inscrire dans la continuité des thèmes de ce congrès. Claude Jolly, sous-directeur des bibliothèques et de la documentation, a distingué la question économique des points de vue de l'institution et de l'usager. Structurellement les finances de l'État couvrent 87 à 90 % du 1,5 milliard de francs dépensé en 1997 pour le fonctionnement des bibliothèques universitaires, personnel compris ; dans ces dépenses, 400 millions de francs sont consacrés à la documentation, et il faudrait y ajouter 250 millions dépensés par les universités pour la documentation des laboratoires, instituts, etc. On peut remarquer que la part des acquisitions françaises représente 150 millions de francs dans les SCD, BU et BIU, soit 4,5 % des 2,3 milliards de francs de chiffre d'affaires de l'édition scientifique française.
Du point de vue de l'usager, la structure des recettes des bibliothèques fait apparaître la quasi-gratuité pour l'usager final, 85 à 90 % du fonctionnement des BU étant assurés par l'État. La part des usagers « captifs », soit les droits d'inscription des étudiants, ne couvre que 10 % des dépenses (soit l'équivalent des dépenses de documentation française) et, pour chaque étudiant qui visite la bibliothèque en moyenne 40 fois par an, un coût de 3,20 F seulement par visite. Les services payants complémentaires n'apportent que 3 % des ressources et concernent en fait des services à très forte valeur ajoutée. Comment cela évoluera-t-il ? Il est un peu tôt pour le dire. Les mutations technologiques sont loin d'être achevées, et l'économie de l'information scientifique et technique est loin d'être stabilisée.
Dans cette période charnière, qui n'est pas sans rappeler celle de l'émergence de l'imprimé à la fin du XVIe siècle, trois tendances sont repérables : l'information électronique va prendre une part grandissante, les coûts de cette information vont augmenter, les enjeux financiers vont se compliquer d'enjeux juridiques. Des adaptations s'ébauchent : à l'intérieur des établissements, on mutualise les ressources documentaires, on différencie les politiques tarifaires, on développe des ressources financières propres ; entre établissements, on mutualise la veille scientifique et technologique, on envisage des groupements d'achat sur des bases disciplinaires et géographiques 5.
Les interrogations de Claude Jolly ont été relayées par Jean-Pierre Casseyre, inspecteur général des bibliothèques, qui coordonne depuis plusieurs années un groupe informel de 32 bibliothécaires universitaires, en vue de recenser et de compiler les coûts de la documentation 6, et constate une accélération de l'inflation de ces coûts au cours des dernières années (+ 35 à 40 % de 1997 à 1998 pour les périodiques étrangers scientifiques et médicaux !) ; une partie des solutions tient aux consortiums déjà évoqués par Claude Jolly, mais aussi dans la négociation de licences de site valables pour toutes les composantes de chaque université.
Cependant l'économie n'est pas qu'affaire de finances. Véronique Chatenay-Dolto, de la Direction du livre et de la lecture, n'a pas manqué de rappeler que l'apport économique des bibliothèques s'expliquait surtout en termes de rentabilité sociale, même si les dépenses de fonctionnement des bibliothèques municipales et départementales de prêt s'élevaient à 3,7 milliards de francs en 1997. C'est en s'appuyant sur cette utilité sociale et culturelle que l'État apporte son aide incitative, par le concours particulier de la dotation générale de décentralisation (890 millions de francs en 1999), mais aussi par l'aide aux Espaces culture multimédia ou celle à l'équipement en nouvelles technologies des petites communes (étendues en 1999 aux communes de moins de 10 000 habitants).
C'est enfin dans ce même souci que les concertations autour du droit de prêt sont conduites. Véronique Chatenay-Dolto constate trois convergences entre les acteurs de la chaîne du livre, bibliothécaires compris : le droit des auteurs à être rémunérés pour les prêts est reconnu, le paiement à l'acte est rejeté, un système de gestion collective du droit est jugé préférable. Mais qui paiera ? Les usagers, le CNL (Centre national du livre), une taxe universitaire à l'achat ? Faut-il aller plus loin et coupler cette question avec celle récurrente du plafonnement des remises aux bibliothèques, remises dont les libraires se plaignent ? Visiblement, on est loin d'une solution concrète.
Il revenait à Jean-Claude Groshens, président du Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), de conclure ce congrès. Abandonnant les éléments strictement économiques, il rappela la nécessité de ne pas laisser les nouvelles technologies faire oublier la mission centrale de constitution des collections et d'organisation de l'accès à ces dernières. S'interrogeant sur le concept de service public, Jean-Claude Groshens plaide pour un développement de l'évaluation, donc de la définition d'objectifs, condition essentielle du succès des projets des bibliothèques, et par un volontarisme dans la coopération, à partir d'objectifs partagés. Par ailleurs, le service public est interdépendant d'une image forte du métier. Constatant que ce dossier est bien mal défini, le CSB conduit une triple enquête afin d'identifier l'homogénéité du métier de bibliothécaire, une image et un référentiel commun, les mobilités dans l'exercice de ce métier. L'objectif est de fournir des éléments concrets, tant les images « idéologiques » ne suffisent plus à fonder une légitimité.
Comme toute autre activité humaine, l'économie ramène donc aux acteurs. Cette dernière leçon d'un congrès riche en débats prouve que, dans un contexte et des structures en pleine mutation, les bibliothèques de demain seront aussi ce que les bibliothécaires seront capables d'en faire.