Limiter l'accès à Internet dans les bibliothèques
Le modèle américain ?
Jack Kessler
Pour de nombreuses raisons, les États-Unis font beaucoup d'efforts pour limiter l'accès à Internet dans leurs bibliothèques. Les Américains réduisent le problème à un conflit protection de l'enfance contre liberté d'information. En réalité, rien n'est aussi simple et la procédure utilisée aux États-Unis pour trouver une solution leur est tout à fait spécifique. De plus, les bibliothèques sont actuellement en état de faiblesse – le rouleau compresseur de l'information numérisée pourrait bien leur échapper. La limitation de l'accès à Internet pourrait leur nuire et avoir des effets bien pires, aux États-Unis et même ailleurs, si l'approche américaine est adoptée à l'aveuglette.
Efforts are under way in the United States to restrict Internet access in libraries, for numerous reasons. Americans see the problem as one pitting issues like «child safety» against others like «freedom of information». The issues are not in fact so clear, however, and the procedure used in the United States for resolving the problem is uniquely American. US libraries, in addition, are in a weak condition now – the digital information juggernaut may be passing them by. Internet restriction could damage libraries and have other worse effects, in the US, and even elsewhere if the American approach is adopted blindly.
Aus vielerlei Gründen unternehmen die Vereinigten Staaten Anstrengungen, um den Internetzugang in ihren Bibliotheken zu be- schränken. Die Amerikaner reduzieren die Problemstellung auf den Konflikt Judenschutz contra Meinungsfreiheit. In Wahrheit ist nichts so einfach wie es scheint und die in den USA eingesetzte Methode zur Lösungsfindung ist ihnen absolut eigen. Darüberhinaus befinden sich die Bibliotheken zur Zeit in einen Schwächezustand – die elektronische Informationswalze könnte ihnen durchaus entgleiten. Die Begrenzung des Internetzugangs könnte ihren schaden und noch schlimmere Auswirkungen in den USA als auch anderswo zur Folge haben, sollte die amerikanische Methode blindlings übernommen werden.
[…] aucune loi […] restreignant la liberté de parole ou la liberté de la presse […]1er amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique
Oh, mon Dieu ! mon Dieu ! Les enfants, restez couchés. On sait ce qu’il veut ? Je suis dans la bibliothèque […] Il est là, justement, dehors. Il est dehors. […] Les enfants, restez couchés ! Mon Dieu, c’est… (Bruits de coups de feu : Bang. Bang. Bang. Bang. Bang. Bang.).
Enregistrement de l’appel passé aux services de secours du 911 par un enseignant qui tentait de protéger ses élèves au plus fort du « Massacre du Colorado » survenu le 20 avril dernier aux États-Unis, un crime souvent imputé à l’influence d’« Internet » et de « la presse ». Cet enregistrement et d’autres similaires ont été diffusés à maintes reprises sur les stations de radio et différents sites Internet quelques jours seulement après la tragédie, et longtemps avant l’arrestation de suspects et leur comparution en justice.
Les menaces
Plusieurs raisons poussent à l’heure actuelle à limiter l’accès au réseau Internet sur le territoire américain. La protection de l’enfance, la violence des jeunes et la violence en général comptent parmi ces raisons, au même titre que la pornographie, la morale, les escroqueries, le crime organisé, l’extrémisme politique. Par ailleurs, les États-Unis, qui redoutent autant la censure que n’importe quelle autre société, disposent à son encontre de puissantes protections juridiques et politiques.
La tentation encore toute récente de limiter l’accès à Internet est à l’origine d’un affrontement entre partisans de la censure d’un côté et partisans de la liberté d’expression de l’autre – affrontement classique, et au vrai très ancien, dans le contexte américain. Il repose sur des simplifications outrancières, des préjugés et des idées toutes faites qui datent à tout le moins de l’instauration de la République au XVIIIe siècle, voire avant, et rien n’indique que les discussions qu’il suscite sous sa forme actuelle – la limitation de l’accès à Internet –, trouveront une conclusion.
Les bibliothèques américaines participent activement à ce débat sur la limitation d’Internet. Nombre d’entre elles ont adopté une « réglementation de l’utilisation d’Internet », et certaines ont d’ores et déjà entrepris, pour les raisons énoncées ci-dessus et pour une multitude d’autres, de recourir à des règlements de ce type, des logiciels ou des équipements informatiques particuliers, afin de restreindre l’accès de leurs utilisateurs à Internet. Au vu de l’intense activité déployée en la matière par les bibliothèques (les bibliothécaires débattent de la plupart des questions soulevées, essaient la plupart des solutions proposées, rencontrent la plupart des problèmes qui se posent à un niveau plus général), on peut les considérer comme un microcosme de ce qui se joue sur la scène nationale quant à la restriction de l’accès à Internet.
Ici, toutefois, surgit une difficulté, dans la mesure où les bibliothèques ne sont plus forcément au centre de la bataille pour l’information. Au sein de la profession ou en dehors, bien des gens, en effet, considèrent qu’elles occupent à cet égard une place de plus en plus périphérique. Loin de dépendre des lieux traditionnels de fourniture de l’information telles que les bibliothèques, le développement d’Internet et celui, concomitant, de l’attitude qui conduit à en limiter l’accès les contournent de plus en plus. Le miracle financier du phénomène Internet tient largement à la possibilité de « l’offre en direct » : les producteurs s’adressent désormais directement aux consommateurs, aussi bien, certes, pour leur proposer des sujets violents ou pornographiques, que des nouvelles d’actualité, des loisirs, des services commerciaux divers, qui vont de la mode à la vente de voitures en passant par les livres, la musique, la vidéo et les « textes » publiés, autant de propositions qui, toutes, « suppriment les intermédiaires ». De quel effet peut être une restriction de l’accès à Internet dans ces conditions, si les bibliothèques ne sont de fait, dans le champ de l’information, qu’un « intermédiaire » en situation d’être « supplanté » ?
Pour un « intermédiaire » commercial en voie de disparition, il serait de fort mauvaise politique de vouloir, dans ce contexte, imposer des restrictions, et qui plus est sur l’outil le plus précieux du parc, puisque, à l’instar de ce que l’on observe en France aujourd’hui, dans bien des bibliothèques américaines la demande des utilisateurs porte plus sur les terminaux Internet que sur les livres. Le détaillant qui s’y risquerait se mettrait vite dans une situation plus que précaire encore en faisant fuir ses clients. Les bibliothèques sont-elles des intermédiaires, au même titre que les commerces de détail ? Est-il globalement raisonnable, sur le plan social – compte tenu du risque global encouru – que ces institutions sacrifient le plus récent et le plus apprécié de leurs services d’information ?
Le débat aux États-Unis : une question d’équilibre
Le problème général de la restriction de l’accès à Internet aux États-Unis tient à la contradiction qu’appelle immanquablement le terme « censure » dans ce pays. Comme tout autre absolu moral, il engage aussitôt les Américains à penser à son contraire : l’évocation de la censure amènera généralement à parler de la « liberté d’expression », et vice versa, de telle sorte que des partisans des deux bords s’affrontent toujours dans les discussions qui ont lieu dans le pays sur l’un ou l’autre de ces concepts. C’est volontiers sur ce mode qu’on essaiera, aux États-Unis, de « compenser les intérêts » ou de « réduire les contradictions ». Presque toujours, qui plus est, il n’y a que deux camps en présence : bicamérisme, système bipartite, débats où s’affrontent le pour et le contre… Le discours politique se déploie autour des notions « droite-gauche », « Nord-Sud » ou « Est-Ouest », « Noirs et Blancs » – au point qu’un commentateur 1 a pu parler à ce propos de la « tyrannie » que ces « distiques complémentaires » exercent sur la politique américaine.
Parallèlement, et la chose ne manque pas d’ironie, tout discours ou attitude qui s’écarte de la norme sociale – qui, en fait, diverge un tant soit peu du comportement « moyen » ou socialement perçu comme tel – va immédiatement, dans cette société homogène et très uniforme, en inciter quelques-uns à penser qu’il faut y mettre un terme. Le degré d’écart par rapport à la norme, qui est toléré, montré du doigt ou tout simplement ignoré dans une rue de Marseille et a fortiori de Madras, provoque aux États-Unis l’indignation, non seulement dans les banlieues résidentielles cossues, mais aussi dans maintes grandes villes, et des clameurs s’élèvent pour exiger qu’il soit corrigé et censuré.
Un certain nombre d’autres pays, dont la France, connaissent l’intolérance, mais peu se sont voués comme les États-Unis à fabriquer du même à partir du divers et au moyen de la seule pression sociale. La situation globale aux États-Unis est donc à la fois extrême et quasi unique – mélange contradictoire d’uniformité sociale et d’arguments politiques antagonistes, bipolaires.
Les abus constatés sur Internet ont un effet éminemment prévisible : ces excès d’ordre politique, sexuel et autre amènent de l’eau au moulin des partisans de la « censure » ou de la « liberté d’expression » – deux catégories préconçues, autour desquelles s’articule le débat politique bipolaire spécifique à ce pays. Selon le camp que l’on défend, on rangera donc dans une case ou dans l’autre les « sites porno », les « recettes de fabrication des bombes », les « armes », la « criminalité des jeunes », la « protection de l’enfance » – bref, l’ensemble des questions complexes et souvent imbriquées de la controverse. Le débat se poursuivra sur les mêmes bases.
Un mélange typiquement américain
L’extrémisme proprement américain qui, du début à la fin, marque cette façon d’aborder les problèmes et de les traiter risque de plonger les étrangers dans la perplexité la plus totale. Les pays vivant sous le régime du multipartisme, ceux où les traditions ont plus d’autorité que le droit, ceux même où « la loi » l’emporte sur les « décisions de justice » – les pays qui, en lieu et place de l’homogénéité étudiée du paysage américain, se targuent de posséder « deux cent quarante-six variétés de fromages » 2, les États-Unis ne pouvant en aligner que deux ou trois –, ou encore les pays dont la Constitution n’a pas deux siècles d’existence, ou qui ne disposent pas d’une Constitution écrite, tous ceux-là ont souvent le plus grand mal à comprendre l’approche américaine.
Les démocraties parlementaires, habituées aux politiques de coalition et où les minorités n’ont guère qu’un pouvoir d’expression, sont peu préparées à considérer les questions politiques selon cette approche bipolaire. La manière dont la liberté d’expression est abordée aux États-Unis a des allures bien mystérieuses pour les systèmes politiques où le Parlement est « souverain » et la loi « sacrée », où le système judiciaire est inquisitoire et non pas accusatoire, où le fait de légiférer à partir des décisions de justice est autant sinon plus inconnu que l’activisme juridique.
C’est donc en regard de ce curieux mélange typiquement américain de tolérance et d’intolérance, en regard aussi de la tradition merveilleusement floue et imprécise qui prône l’équilibre des contraires en matière de droit et de politique, que les arguments actuellement avancés aux États-Unis pour limiter l’accès à Internet doivent être examinés, tant par les étrangers, bien sûr, que par des observateurs américains souvent tentés de penser que leur situation est universelle, généralisable et facile à imposer – en France ou ailleurs.
Les réglementations d’usage dans les bibliothèques américaines
Voilà soudain que surgit une tragédie, tel le récent « massacre » de lycéens par deux de leurs condisciples à Littleton, dans le Colorado. Ces deux gosses armés jusqu’aux dents assassinent un de leurs professeurs et plusieurs de leurs camarades, blessent d’autres personnes et se tuent. Ils manquent de peu de faire exploser leur lycée ainsi que d’autres bâtiments au cours d’une action dont on peut soutenir qu’elle leur a été inspirée par les rébellions juvéniles, la vie rangée des banlieues riches et la violence gratuite que le cinéma et Internet illustrent à profusion. Littleton n’est jamais qu’une des pires et des plus récentes tragédies de cet ordre : avant Littleton et depuis, il y a eu des fusillades similaires dans des lycées.
Les observateurs américains n’ont pas la naïveté de penser qu’un événement aussi grave qu’une fusillade dans un établissement scolaire relève d’une seule cause, voire d’un petit nombre de causes, ni qu’il s’agit là d’un problème auquel répondraient une solution, ou un ensemble de solutions.
Seulement tout le monde, aux États-Unis, a déjà fort à faire, et ce ne sont pas les sujets de préoccupation qui manquent. Se conduire en citoyen dans une société complexe, élever ses enfants et travailler – ce qui, dans les familles américaines, est de plus en plus souvent le cas des deux parents –, participer au débat politique, voter : les questions, innombrables, obligent à prendre en compte maints paramètres.
Dans la société américaine, il incombe aux moyens d’information d’entretenir l’intérêt autour des problèmes qui figurent au premier plan des préoccupations populaires. Pour y parvenir, ils simplifient et dramatisent. La tragédie de Littleton a « fait la une » pendant dix jours. Reléguée en page trois, ou plus loin encore, au bout de deux semaines, elle a été remplacée par l’actualité sur le Kosovo, sur la Russie, la prochaine élection du président des États-Unis et autres sujets qui, tous, méritaient au moins autant d’attention que Littleton.
Ainsi, pour simplement conserver son actualité à une question ou pour l’exhumer, on exploite volontiers le sensationnel. Une affaire aussi compliquée qu’une fusillade dans un lycée est inévitablement ramenée à une querelle politique bipolaire soit, en l’occurrence, à un affrontement simpliste entre « censure » et « liberté d’expression ».
Des institutions comme le gouvernement, les municipalités, les universités, les bibliothèques tentent, désespérément parfois, d’agir de manière significative pour contrer ce processus échevelé et déséquilibré, et pour lutter contre les conséquences véritablement funestes des actions à main armée dans les écoles tout en conservant une vue à long terme du contexte dans lequel se produit ce genre de catastrophe.
Les bibliothécaires américains ont été aussi outrés que les journalistes et les politiciens de leur pays par ce qui s’est passé à Littleton et par quelques autres événements récents – l’explosion d’une bombe dans l’Oklahoma, l’augmentation constante du nombre des sans-logis dans les villes américaines, la toxicomanie chez les jeunes… Les « réglementations sur l’utilisation d’Internet » adoptées par les bibliothèques sont une façon de réagir à cet état de choses. Parce que ce qui s’est produit à Littleton ou ailleurs les inquiète autant que n’importe quelle autre catégorie socioprofessionnelle, et qu’avec d’autres, ils considèrent qu’Internet joue un rôle dans ces tragédies, les bibliothécaires américains ont dressé à propos du réseau moult listes de « conseils », d’« interdits », d’« avertissements et de « limites des responsabilités ».
Débat sur l’accès à Internet
La perception qu’ils ont d’Internet, cependant, est parfois étriquée : sous prétexte qu’il a été question d’Internet aux informations, la commission de la bibliothèque, déjà préoccupée par la pornographie et l’extrémisme politique présents dans la salle de lecture via les nouveaux terminaux d’ordinateur, va trouver que cette fois « la coupe est pleine », et décider en conséquence l’achat de logiciels filtres, ou interdire l’usage des terminaux aux enfants, ou, à tout le moins, édicter un règlement détaillé fixant les conditions de leur utilisation.
Il est plus rare que les bibliothécaires fassent directement appel à des professionnels extérieurs : juristes, médecins, psychiatres, scientifiques, et autres personnes qui consacrent leur vie à débrouiller les liens, réels ou supposés, entre les phénomènes survenus sur le plan social. Pour l’heure, au demeurant, ces professionnels ne sont pas d’accord entre eux. « Des psychiatres se penchent sur ce qui peut conduire des enfants perturbés à tirer en aveugle », déclare ainsi mon quotidien du matin 3, avant d’ajouter : « De manière générale, il n’y a pas de réponse claire […] Nous savons très mal prévoir la violence […] En réalité, on ignore ce que peut être la souffrance de ces enfants […] » – rien là de suffisamment consistant pour nourrir des certitudes. À l’instar de la plupart d’entre nous, ces professionnels ne sont que depuis peu de temps au courant de la faveur dont jouit Internet auprès du grand public. Le phénomène est très nouveau pour tout le monde – y compris pour ceux dont c’est le métier de travailler dessus –, ce qui explique qu’on ne dispose pas encore d’études concluantes.
Aussi longtemps qu’elles feront défaut, le débat sur la restriction de l’accès à Internet risque fort de rester l’otage de l’ignorance, car il y aura toujours des tas de gens qui, individuellement ou collectivement, sauront mettre l’émotion soulevée par ce genre de fait divers tragique au service de projets personnels tenus secrets – que ce soit pour une cause, tordue ou religieuse, pour amasser un petit capital financier ou politique, voire pour l’euphorie que procure le fait de se retrouver aux premières loges. Parce qu’une fois décidée elle se prolongera longtemps, la restriction de l’accès à Internet ne doit pas être simplement élaborée en réponse aux menaces de ce type ; en règle générale, ceux qui les profèrent sauront quoi qu’il en soit se saisir de tous les sujets alarmistes.
Des réponses ponctuelles et hâtives
Que faire, alors ? Le monde, hélas, n’est pas parfait, et entre-temps des gosses s’entretuent à coups de fusil dans les écoles. D’où, pour le meilleur et pour le pire, des « réglementations de l’utilisation d’Internet », qui, dans une proportion non négligeable et toujours plus importante, peuvent être consultées en ligne 4. Il s’agit pour l’essentiel de réponses – trop souvent ponctuelles, hâtives et par trop prévisibles – aux peurs que suscitent la violence et l’inconnu, conçues par des gens animés d’excellentes intentions et sincèrement persuadés qu’il existe un lien direct entre la violence déployée par écrit ou en images sur un terminal d’ordinateur et les comportements effectivement violents. Peut-être que ce lien existe, en effet. Peut-être aussi que le fait de regarder de la violence virtuelle sur écran sert en fait d’« exutoire » à ceux qui, autrement, se laisseraient aller pour de vrai à commettre des actes pareils. Il est tout simplement impossible de le savoir. Internet est encore un objet trop nouveau et trop peu étudié pour que les chercheurs puissent affirmer si, et dans quelle mesure, la violence qu’il véhicule est différente, pour le meilleur ou pour le pire, de celle qui s’expose, par exemple, dans les livres imprimés. Les romans de Mary Shelley et du marquis de Sade sont violents, tout comme le sont les gravures de Goya ou, au plus haut point, les Saintes Écritures et tout ouvrage d’histoire un tant soit peu objectif. Alors que les « réglementations de l’utilisation d’Internet » sont maintenant une réalité, peu de bibliothèques disposent d’une « réglementation » comparable en ce qui concerne le livre : pour autant que cela ne paraît pas nécessaire, cela ne l’est peut-être pas non plus à propos d’Internet, et pour les mêmes raisons.
Des programmes de formation
Les bibliothécaires américains qui souhaitent participer à la maîtrise de la violence sociale ne s’en sont pas tenus à rédiger ces règles sur l’utilisation d’Internet et à les appliquer – de façon au demeurant inégale et sans pouvoir juger de leur efficacité. On trouve aussi, aux États-Unis, des bibliothèques qui ont tout simplement décidé de n’offrir à leur public aucun accès à Internet.
Celles qui ne vont pas jusque-là proposent généralement une formation des utilisateurs et des bibliothécaires à l’emploi d’Internet ; ce réseau représente en effet l’un des moyens de communication les plus porteurs de la formation qu’on puisse trouver aux États-Unis : plus que le livre, plus, assurément, que la télévision, la radio, le téléphone ou le cinéma et la vidéo, l’information en ligne a donné lieu à de vastes programmes de formation, professionnelle ou non, et on ne compte plus les séminaires, les conférences et les cours sur l’« exploitation d’Internet » apparus dans le sillage du réseau. À l’heure actuelle, en grande partie grâce au bon rapport coût-efficacité de la technologie Internet, les bibliothèques « militantes » – qui rassemblent, il faut le noter, aussi bien des petites bibliothèques « provinciales » que les riches bibliothèques d’institutions prospères – font bien plus encore.
Aux États-Unis, en effet, les bibliothèques participent très activement à la mise au point de programmes novateurs pour l’utilisation des moyens de communication numériques. Ces programmes sont sans doute plus efficaces que les limitations de l’accès à Internet pour contrer les tendances violentes à l’œuvre dans la société américaine, en ce sens qu’ils éduquent, occupent et, de manière générale, satisfont celles et ceux qui, à défaut, participeraient probablement à l’aggravation de ces problèmes.
Les bibliothèques universitaires américaines jouent un rôle pionnier dans l’enseignement à distance, la re- cherche participative, et autres approches utilisant les outils et les techniques du réseau en large bande d’« Internet II » 5. Les associations professionnelles de bibliothécaires participent en outre activement à l’élaboration d’une politique au niveau national. Si, pour partie, cet effort vise expressément à prévenir la violence, garantir la liberté d’expression et répondre aux questions diverses que pose l’existence même d’Internet, il doit aussi permettre de développer l’enseignement, l’accès public à moindre coût et les usages non commerciaux du réseau – autant d’objectifs dont il faut espérer qu’ils contribueront à instaurer une société dans l’ensemble moins portée sur la violence.
Au milieu de cette activité effrénée des bibliothèques américaines autour d’Internet, toutefois, les « réglementations de l’utilisation d’Internet », trop souvent inspirées par la peur de la violence (une des nombreuses peurs à l’origine de ce genre de règlements) continuent d’apparaître comme un produit sinon dangereux, du moins contestable, de l’arsenal informatique des bibliothèques. Le travail du législateur sur le plan national, le développement de l’enseignement à distance et des techniques de recherche associée sont des activités louables, mais qui restent très générales et recouvrent les contenus les plus divers. Les « réglementations de l’utilisation d’Internet » s’adressent en revanche directement aux utilisateurs et leur indiquent ce qu’il leur est ou non loisible de faire avec ce nouvel outil documentaire : elles produisent, précisément, l’« effet effrayant » tant redouté dans la loi américaine relative à la liberté d’expression 6. Il n’y a là rien de général, et assurément rien qui soit « dépourvu de valeur »...
Remise en question
Quand, en tant que fournisseur d’informations, une bibliothèque décide au moyen de la « réglementation de l’utilisation d’Internet » dont elle s’est dotée de ne plus fournir tel ou tel type d’informations – à caractère violent ou pornographique, sacré, religieux, extrémiste, bref contestable pour une raison ou pour une autre, ou simplement impopulaire –, sa décision remet directement en question la mission fondamentale de la grande majorité des bibliothèques, qui est d’assurer l’égal accès de tous à l’information.
Dans la mesure où l’efficacité de la restriction de l’accès à Internet reste indécidable et où, à l’ère du numérique, les bibliothèques elles-mêmes sont des institutions en péril, les bibliothécaires pourraient aussi bien avoir envie de laisser à d’autres le soin de décider de la restriction de l’accès à Internet. La question, en effet, est confuse, et dangereuse. Si sur les points discutables, l’activisme est parfois une marque de bravoure, il peut aussi bien exprimer simplement le narcissisme, ou la peur. Compte tenu des risques et des incertitudes, vouloir limiter l’accès à Internet alors que le réseau en est encore à ses tout débuts est sans doute prématuré ou pire – à tout le moins discutable.
Il est toutefois un aspect particulier de cette restriction qui, apparemment, n’est pas remis en question par le plus grand nombre, à savoir l’effet pernicieux de la violence « en ligne » sur les enfants. Les bibliothèques américaines ont adopté et soutiennent en la matière une position de plus en plus contestable. En ce qui concerne les adultes, une majorité d’Américains perçoit semble-t-il clairement les dangers de la censure à l’œuvre dans la limitation de l’accès à Internet. L’American Library Association (ALA) s’en tient toutefois fermement à sa politique de « libre accès des mineurs aux bibliothèques » et déclare, par exemple : « Il faudrait que les bibliothécaires et les directeurs [de bibliothèque] soutiennent que les parents – et eux seuls – ont le droit et la responsabilité de limiter l’accès de leurs enfants – et d’eux seuls – aux ressources de la bibliothèque » 7.
Cette politique est aujourd’hui la cible d’attaques en règle : selon ses détracteurs, malgré toutes les incertitudes sur les effets que la violence « en ligne » pourrait avoir sur les adultes, il convient de ne prendre aucun risque avec les enfants – à tout le moins de suivre la voie la plus conservatrice – et d’agir au bénéfice du doute, en cessant de les exposer à ce danger potentiel aussi longtemps que les fusillades dans les écoles se poursuivront. Des journalistes de la presse nationale – dont quelques irresponsables mais aussi des personnages respectés – et des politiciens, dont un des principaux candidats à la présidentielle 8, réclament à présent que l’ALA revienne sur ses conceptions libertaires relatives aux droits civiques des enfants, et, afin de protéger ces derniers et de protéger les autres contre eux, exigent des sanctions et des mesures restrictives à l’encontre d’Internet.
Reste à savoir si le traditionnel affrontement bipolaire entre la « censure » et la « liberté d’expression » va cette fois permettre un tel infléchissement de la situation. Bien que, s’agissant des adultes, il paraisse assez probable que les partisans de la liberté d’expression auront cette fois encore le dessus, des voix nombreuses et de plus en plus fortes s’élèvent aux États-Unis pour demander une modification des règles applicables aux enfants 9.
Les mesures de restriction aux États-Unis
Par bien des aspects – au demeurant trop nombreux – le problème de la limitation de l’accès à Internet relève du droit américain.
Le droit
Des concepts juridiques, des articles de loi, des décisions de justice rattachés à des secteurs aussi divers que la « propriété intellectuelle », la « vie privée », la « diffamation », l’« avantage commercial déloyal » ont partie liée avec les problèmes de la censure et de la liberté d’expression, et viennent s’ajouter à l’extrême complexité d’un droit « constitutionnel » sans équivalent ailleurs.
Pêle-mêle et parfois tous ensemble, ces éléments alimentent en partie les controverses ou les procès occasionnés aux États-Unis par la limitation de l’accès à Internet. De plus, chacun d’entre eux peut être avancé par une multitude de juridictions différentes (applicables au niveau d’une région, d’un État ou du pays tout entier) et souvent contradictoires, conformément à l’esprit du système fédéral américain, source de bien des perplexités et lui aussi sans équivalent ailleurs : une loi valable dans le Massachusetts peut contredire les termes d’une loi valable en Géorgie, et sur plusieurs points l’une et l’autre peuvent être invalidées par les textes de loi applicables sur le plan national.
Unique, le système juridique des États-Unis est l’un des plus complexes au monde. « La loi, c’est ce qu’arrête le juge » 10, observait un commentateur de la pratique américaine, dans un propos dépourvu de cynisme ou d’ironie, contrairement à ce que pourraient croire des étrangers. Comme la plupart des autres pays, les États-Unis disposent bien sûr de textes de loi dont plusieurs répondent spécifiquement aux problèmes de censure et de protection de l’enfance posés par la limitation de l’accès à Internet, à ceci près qu’ici, pour faire vraiment loi, le texte doit avoir été interprété par un juge. Il est donc assez illusoire de consulter les codes législatifs américains dans l’espoir d’y trouver des lumières sur le « droit » tel qu’il se pratique : loin d’être une évidence, le sens de la loi doit être dégagé par le juge, et il arrive que des magistrats pourtant raisonnables ne s’entendent pas sur l’interprétation à en donner. Pire encore, les questions sociales inédites, telle la limitation de l’accès à Internet, n’ont pas encore suscité d’affaires auxquelles les juges auraient réfléchi avant de rendre leurs décisions et de proposer leurs interprétations. Tant qu’un juge ne s’est pas prononcé, personne ne sait trop sur quoi s’appuyer. Dans les faits, le réseau Internet compte derrière lui moins d’années que certains procès menés aux États-Unis contre des géants de l’informatique comme Microsoft, IBM ou ATT. Il est donc trop tôt pour se prononcer – ou plutôt il y a encore trop peu de décisions de justice sur la limitation de l’accès à Internet pour qu’il soit possible de se prononcer.
Compte tenu de ce vide juridique réel, la démarche légaliste adoptée par plusieurs bibliothèques américaines est donc largement destinée à rester inefficace. Aussi noie-t-on le problème sous des mots à consonance juridique, comme si le langage allait suffire à le résoudre. La plupart des sites OPAC et W3 des bibliothèques affichent fièrement – ou croulent sous – des « Règlements sur l’accès à Internet » verbeux, interminables, et qui, en définitive, ne signifient pas grand-chose en regard de la loi. Il existe même un terme pour les désigner : « contrat d’adhésion », formule qui, aux oreilles des juristes américains, a des allures d’astuce de langage involontaire, maladroite et mal exprimée (littéralement, ce à quoi la victime est censée « devoir adhérer », conçue pour que les individus se sentent liés par un accord qui en réalité n’a pas force exécutoire.
Cette pratique a déjà une longue histoire juridique 11 derrière elle : elle concerne aussi bien la « clause standard » qui figure au dos du crédit-bail de la voiture, les paragraphes « en tout petits caractères » imprimés au bas du « contrat de vente », les « spécifications ci-jointes » qu’il n’est souvent pas nécessaire de signer, les « limitations de garantie » inscrites sur l’emballage et que l’on déchire sans les lire en ouvrant la boîte du logiciel neuf, ou auxquelles on acquiesce en cliquant sur « OK » lors de l’installation du logiciel dans l’ordinateur.
Les juges américains, qui n’ont guère d’indulgence pour ces dispositions, n’hésitent pas à les annuler à la première occasion. Un contrat qui n’est pas légal ne saurait l’être aux yeux de la loi américaine, et ni sa formulation ni ce qu’il tente d’imposer au signataire n’y changent rien. Les bibliothécaires qui éprouvent le besoin de formuler des « réglementations de l’utilisation d’Internet », par pusillanimité ou parce qu’ils sont authenti-quement effrayés par leurs respon- sabilités (deux motivations qui poussent à circonscrire précisément le champ des responsabilités), doivent savoir qu’« ils restent responsables dès lors qu’ils le sont », et que leur « réglementation » n’y changera rien.
Il ne suffit pas, pour écarter les subtilités et les complexités de la loi américaine, de rédiger un document apparemment compliqué et de le passer sous le nez d’un internaute qui, de toute façon, n’y comprendra goutte, même s’il se donne la peine de le lire. L’exemple le plus célèbre de « contrat d’adhésion », cité en cas d’école à tous les étudiants en droit des États-Unis, est celui du restaurateur qui proteste de sa bonne foi auprès du juge : « J’avais pourtant accroché dans le vestiaire un panneau déclinant toute responsabilité ! ». À quoi le juge rétorque, laconique : « Et alors ? ».
Le politique
Les arènes de la vie politique américaine n’ont actuellement rien à envier au droit pour ce qui est de la confusion qui règne à propos des conséquences et même de l’efficacité des limitations de l’accès à Internet. S’obliger à suivre le rythme d’Internet s’avère particulièrement frustrant pour des politiciens dont tout l’enjeu est de fixer des lignes de conduite destinées à durer deux ans, le temps d’une campagne électorale, mais conçues en fonction d’une technologie qui change de manière drastique tous les six mois.
Les bibliothécaires américains participent activement à la vie politique du pays. L’ALA, dont les locaux se trouvent à Chicago, dispose d’une antenne à Washington, DC, de façon à être présente lors des débats au Parlement. Elle intervient depuis longtemps sur la liberté d’expression et les questions liées de manière générale à la diffusion de l’information.
Sa longue campagne sur les « Livres à l’index », son travail législatif sur la propriété intellectuelle et l’égal accès de tous à l’information lui ont valu auprès des politiciens du pays une réputation d’organisation militante efficace. Les positions qu’elle a récemment prises contre la censure ont élargi son audience. Les commentateurs politiques rangent désormais sans hésiter les bibliothécaires d’un côté de la traditionnelle ligne de partage qui divise la société américaine, au moyen de formules choc du genre : « L’ALA s’engage sur la pornographie dans les bibliothèques », « La [bibliothèque] wesleyenne introduit le porno à l’école », ou « Les bibliothèques font entrer leur programme dans la loi » 12.
La politique électoraliste n’étant qu’une des méthodes – et certainement pas la plus efficace – susceptibles d’amener la société américaine contemporaine à changer, l’ALA et les autres associations professionnelles de bibliothécaires interviennent dans tous les secteurs de la vie politique. Reste que la tentation de limiter l’accès à Internet fait désormais partie des thèmes de campagne électorale. L’actuel vice-président des États-Unis, qui se présentera l’an prochain aux élections présidentielles, s’est donné beaucoup de mal pour que son nom soit associé à Internet. Même s’il lui faut maintenant se décarcasser presque autant pour dissocier son « image » des pires aspects du réseau 13 (un de ses principaux adversaires se prononce avec la dernière fermeté en faveur d’une censure d’Internet pour les enfants 14), la question de la limitation de l’accès constituera à coup sûr dès cette année un des grands thèmes de la campagne des présidentielles, surtout si la vague de fusillades dans les écoles se poursuit.
La réglementation
Aux États-Unis comme dans la plupart des sociétés complexes, la réglementation n’est cependant pas la traduction directe de la politique, de même que la politique a d’autres champs d’intervention que le droit. Les bibliothécaires américains s’emploient aujourd’hui activement à réglementer l’usage d’Internet au moyen de dispositions restrictives dans maints secteurs de décision extra-juridiques ou extra-politiques. En ce sens, chaque bibliothèque municipale via l’administration locale, chaque bibliothèque universitaire sur le campus où elle est établie ou via ses institutions de tutelle, et jusqu’aux bibliothèques d’entreprise participent de fait à formuler cette réglementation restrictive au travers des décisions quotidiennes qu’elles prennent, eu égard à l’acquisition et à la présentation de leurs sites Internet. Il peut arriver que ces réglementations nées dans l’enceinte des bibliothèques s’inversent – par exemple lorsqu’elles servent d’« affaire-test » destinée à faire jurisprudence contre un bloc politique, selon une pratique que le bureau national de l’ALA emploie de temps à autre contre ses détracteurs, ou lorsqu’elles sont citées devant un tribunal pour contester la manière dont le juge a interprété les arguments de l’avocat ou la loi dont se réclamait un politicien –, mais cela ne se produit que rarement. Le plus souvent, la réglementation locale s’impose, est appliquée, et dans les faits elle affecte, voire domine, le comportement de l’utilisateur, jusqu’à ce que suffisamment d’eau ait coulé sous les ponts, que les conditions et la technologie aient changé et qu’une nouvelle réglementation soit venue la supplanter.
Ainsi, quelles que soient leurs intentions et malgré leurs imperfections – malgré, aussi, la contradiction théorique dans laquelle elles peuvent éventuellement se trouver avec les idéaux politiques et les exigences légales en vigueur aux États-Unis –, les « réglementations de l’utilisation Internet » édictées par les bibliothèques influent sans doute largement sur le comportement des utilisateurs, au moins dans l’enceinte de la bibliothèque et plus nettement, en tout cas, que les occasionnelles pressions politiques ou le recours plus rare encore à la loi sur la censure et la liberté d’expression.
Comme toute pratique d’ordre administratif ou bureaucratique qui finit peu à peu par s’imposer, cet effet risque à la longue de devenir insidieux, irrésistible, difficile à identifier, indéracinable et d’une formidable efficacité. Pendant que les avocats attendent interminablement les décisions de justice, que les politiciens débattent à n’en plus finir en soupesant le pour et le contre et que l’enchaînement de leurs décisions règle vaille que vaille les grandes questions en jeu, les bibliothécaires qui se retrouvent en première ligne imposent ou non, selon les cas, des mesures limitant l’accès à Internet ; ce faisant ils modifient dans une certaine mesure le comportement des utilisateurs et leur compréhension de l’information, ce qui, par contrecoup, a sûrement un effet sur les bibliothèques elles-mêmes. Il serait préférable que ce processus soit conscient, explicite, bien étudié et bien documenté, démocratique de surcroît, mais quoi qu’il en soit il est en marche.
Ce que disent les bibliothèques américaines a-t-il encore une importance ?
Au fond, le problème qui se pose aux bibliothèques américaines n’est peut-être pas tant de décider si elles doivent ou non réglementer l’utilisation d’Internet, et, si oui, de quelle manière, que de savoir dans quelle mesure ces règles et les autres spécifications du même ordre ont une quelconque efficacité, aujourd’hui, hors des murs de la bibliothèque.
L’information numérique a jusqu’à présent été développée dans un état d’esprit très peu favorable aux bibliothèques. L’idée initiale d’Internet – celle des visionnaires qui prédisaient son existence des dizaines d’années avant qu’il devienne réalité, et de ceux qui ont contribué à son essor au cours des années 80 et 90 – était de « supprimer les intermédiaires » pour tout ce qui concerne la recherche, l’obtention et l’utilisation de l’information.
Tous les prophètes d’Internet ont cru fermement que l’utilisateur allait pouvoir directement communiquer avec l’information : telle était précisément la vertu du « Memex » de Vannevar Bush 15, de l’« Hypertexte » de Ted Nelson 16, et de la « Matrix » 17 de William Gibson : fournir à l’utilisateur un outil extrêmement puissant qu’il contrôlerait directement, sans plus devoir en passer par les élites politiques ou professionnelles – entre autres les bibliothécaires – qui avaient monopolisé l’information et le pouvoir qu’elle confère.
Cette vision des choses reste d’actualité dans les débats sur le futur d’Internet. Les partenaires commerciaux, en particulier, conçoivent maintenant les applications, les sites Web et autres outils en fonction du plus petit commun dénominateur : la moyenne du grand public des utilisateurs, qui doit pouvoir se servir facilement de la technologie, sans formation particulière, sans manuels ni guides (la fameuse « invisibilité » dont les chercheurs indiquent qu’elle joue un rôle essentiel dans le succès de la technique 18).
On assemble ainsi des bases de données gigantesques et des services d’information dont on prétend qu’ils sont accessibles au commun des utilisateurs. Les procédures de recherche complexes et les principes d’organisation sont présentés le plus simplement possible, avec une volonté de ne pas rebuter qui, trop souvent, masque en fait les procédures et les principes employés. L’idée – l’intérêt – est de se passer désormais des moyens classiques, autrement dit des intermédiaires qui servaient jusqu’alors de passerelles vers le savoir et l’information, mais en contrôlaient également l’accès au moyen de procédures souvent lentes, parfois difficiles et toujours chères : sont ici incriminés le secteur de l’édition traditionnelle, les organismes de presse, les compagnies de téléphone en situation de monopole, les bibliothèques et les bibliothécaires.
Des appréciations réalistes
Des appréciations réalistes de la « surcharge d’informations » et de l’« utilisateur moyen » devraient dégonfler ces mythes. La première n’a en soi rien de nouveau, et cela aurait dû suffire à mettre en garde : si simples que soient les procédures, le public à qui l’on propose des outils de recherche d’information toujours plus performants finit par ne plus savoir où donner de la tête, et il a besoin d’assistance. Les bibliothécaires, les documentalistes, les archivistes ont longtemps assumé cette tâche pour de nombreux supports d’information différents et faciles à utiliser, notamment les livres et les manuscrits, le cinéma et la vidéo.
L’appréciation réaliste de l’« utilisateur moyen » est toute nouvelle sur Internet : le réseau n’est accessible au grand public que depuis le début des années 90 (soit moins d’une dizaine d’années), et les applications commerciales ainsi que la quantité impressionnante d’informations et de gens désormais concernés sont plus récentes encore.
À la différence des chercheurs, des ingénieurs et autres scientifiques pour qui ces technologies furent d’abord mises au point, l’utilisateur moyen ne s’intéresse pas à la technique en soi : simplement désireux d’obtenir l’information voulue, il s’impatiente rapidement, a beaucoup d’autres priorités incompatibles avec cette occupation, et a donc besoin autant que tout autre utilisateur, de l’assistance documentaire traditionnellement assurée par les bibliothécaires.
Cependant, aussi longtemps que ces derniers n’auront pas pleinement compris ce besoin et ne seront pas prêts à y répondre, aux États-Unis comme ailleurs, ils ne seront pas en position de discipliner, organiser et moins encore limiter le traitement automatisé de l’information dont bien des gens, y compris de nombreux bibliothécaires eux-mêmes, considèrent encore qu’il a pris leur place. Compte tenu de cette situation, quelle importance peuvent bien avoir – aux yeux des utilisateurs d’Internet, des bibliothécaires découragés, des opportunistes concepteurs des applications commerciales ou des politiciens – les projets et les décisions adoptés par les bibliothèques ?
Si le terminal Internet de la bibliothèque ne permet pas de se connecter à tel ou tel site pornographique, violent ou autre, l’utilisateur pourra aussi bien le consulter chez lui. Et, dans l’hypothèse où l’ordinateur dont il dispose à la maison serait « équipé d’un filtrage inviolable » ou d’un autre système de protection, il passera par celui d’un ami, par le laboratoire informatique de son école, par un cybercafé, par le terminal de son bureau de poste, ou encore par l’écran d’un ami et par son téléphone mobile branché sur Internet – on y est déjà –, etc.
La résistance des bibliothécaires
Pire encore, au lieu d’être sinon les promoteurs, du moins les agents du changement, les bibliothécaires font de la résistance. Trop d’entre eux s’obstinent à éloigner les adolescents des terminaux Internet avec force affichettes leur signifiant qu’ils disposent d’un temps limité ou que le courrier électronique et les jeux sont interdits, au besoin en les reprenant personnellement et en recourant à la menace. Jamais une entreprise n’agirait de la sorte : dans le secteur marchand, quiconque s’y risquerait serait licencié, ou ferait faillite. Les adolescents d’aujourd’hui représentent les clients de demain – et l’avenir des bibliothèques.
Une entreprise ne réagit pas à une intensification de la demande en diminuant sa capacité par le biais de restrictions, mais en augmentant au contraire cette capacité, en investissant non pas moins mais plus de ressources dans le produit qui se vend le mieux – soit, dans le cas des bibliothèques, les terminaux Internet sur-utilisés par le public. Dans une approche commerciale, les « abus » dénoncés n’engageraient pas à limiter l’accès, mais à prendre en compte cette demande excédentaire de la clientèle pour la canaliser, d’une manière ou d’une autre, vers les services et les produits de l’entreprise.
Les enseignants eux-mêmes – ceux qui font bien leur métier – ne tentent pas de refréner l’enthousiasme que leurs élèves éprouvent pour Internet, mais l’utilisent plutôt à des fins formatrices : un bon professeur trouvera toujours le moyen de transformer la passion de ses élèves pour le « maquillage », le « foot », voire les « consoles vidéo » (quelle horreur !) en intérêt pour le « théâtre », la « politique » ou, pourquoi pas, la « physique ». C’est Johan Huizinga qui parlait de l’Homo ludens – le jeu est parfois le meilleur des apprentissages pour l’être humain 19.
En la matière, la réponse des bibliothèques pourrait fort bien être la même que celle qu’elles ont de tout temps apportée à la production imprimée. Elles n’ont jamais monopolisé la distribution du livre. Les lecteurs en quête des ouvrages salaces consignés dans les inaccessibles « Enfers » par les bibliothécaires ont toujours pu se les procurer en dehors de la bibliothèque – chez eux, chez des amis, à l’étal d’un libraire ou dans quelque lieu de perdition.
La censure est à double tranchant : ses interdits ont beaucoup fait pour la notoriété des livres qu’elle mettait autrefois à l’index. Par ailleurs, les bonnes bibliothèques ont su exploiter les avantages particuliers qu’elles offraient à leurs utilisateurs. Le savoir supérieur de leurs bibliothécaires relativement aux sources d’information écrite, aux outils de recherche documentaire et au comportement du lecteur, fut le levier qui leur permit de créer l’environnement le mieux adapté à l’utilisation du médium livre : non pas le seul environnement propice à la lecture et à la documentation, mais le meilleur.
La même chose pourrait encore se produire avec Internet : sans avoir ni la légitimité ni les moyens de monopoliser tout l’univers de l’information numérique, les bibliothèques ne peuvent dès à présent affirmer leur emprise que sur une fraction minuscule et en régression rapide de cet univers. Néanmoins, dans ce domaine autant que pour l’imprimé, la qualité est importante – ou finira par le devenir, dans un avenir que l’on espère proche. Si, et dans la mesure où, les bibliothèques et les bibliothécaires réussissent à offrir à leurs utilisateurs les environnements les mieux adaptés à l’utilisation de l’information numérique, il deviendra possible de mettre en avant d’autres objectifs professionnels, tels que le contrôle de la qualité, l’égal accès de tous à l’information, les améliorations structurelles, les progrès de la recherche documentaire.
Ainsi, jouer comme d’un levier de l’attrait des services d’information numérique de qualité supérieure que devraient offrir les bibliothèques, pourrait permettre de promouvoir les objectifs des bibliothécaires relativement à la censure et à la liberté d’expression – sans que l’on veuille préjuger ici de ce que sont ces objectifs.
Avant tout, pourtant, il faut une clientèle : les bibliothèques doivent concevoir puis proposer ce service de qualité supérieure, et convaincre les utilisateurs du réseau de l’intéressante plus-value d’Internet qu’elles sont en mesure de leur offrir, sur place ou sur leurs sites Web, avant de pousser plus loin les débats sur la limitation ou le contrôle de l’accès des jeunes aux informations disponibles sur ces sites. S’y prendre dans l’autre sens équivaudrait à caresser les choses dans le mauvais sens du poil : les jeunes iront tout simplement chercher ailleurs ce qu’ils veulent trouver, comme ils le font déjà en masse avec Internet.
Collisions de valeurs
« Je défends ardemment la liberté de la presse […] Mais il ne faut pas confondre liberté et licence. Par liberté, j’entends l’indépendance par rapport à des contraintes extérieures ; par licence, le refus de toute contrainte interne » 20.
La contribution la plus importante que les bibliothèques ou tout autre intervenant pourraient apporter aux réflexions en cours sur la limitation de l’accès à Internet serait une clarification des termes du débat et de son déroulement.
Comme la plupart des autres participants à ce débat, les bibliothèques sont de fait aussi bien pour la censure (ne serait-ce que pour protéger les enfants, même si les bibliothécaires américains estiment par ailleurs qu’il s’agit là d’une responsabilité parentale qu’ils n’ont pas à assumer 21) que pour la liberté d’expression. De la même façon, ceux de leurs détracteurs qui trouvent qu’il serait grand temps de rétablir la censure n’osent guère se prononcer contre la liberté d’expression. Aussi est-il moins intéressant de soutenir l’un ou l’autre de ces deux pôles d’argumentation artificielle que de définir la conduite à tenir quand ces deux types d’idéaux entrent en conflit. D’autant que ce ne sont pas simplement les deux idéaux antagonistes de la censure et de la liberté d’expression qui s’affrontent ici, et que les diverses parties impliquées sont susceptibles de valoriser divers idéaux : dès lors, tout le problème est de réconcilier des idéaux multiples, non dénués de valeur mais opposés.
La technique américaine la plus utile en matière de « collisions de valeurs » est peut-être, une fois encore, à emprunter aux tribunaux de ce pays qui prennent rarement des décisions de principe et préfèrent ramener les controverses à la situation réelle particulière qui les a générées 22. À la différence des magistrats formés dans d’autres systèmes juridiques, les juges américains ont la réputation de ne se prononcer qu’à contrecœur sur les affaires n’ayant pas entraîné de conflit proprement dit entre deux des parties au moins, et de ne rendre très spécifiquement leur verdict que sur la seule opposition de ces deux parties. Le gros inconvénient de cette manière typiquement américaine de résoudre les conflits de valeurs tient à son incertitude. Il est difficile, et onéreux, de prévoir une décision de justice : généralement, personne ne s’y risque en dehors des avocats, et bien que ceux-ci n’émettent leurs pronostics qu’après avoir passé la législation au peigne fin (et avoir été grassement payés pour cela), il n’est pas impossible qu’au final le juge leur donne entièrement tort. Le malheureux client qui a réglé les honoraires importants de l’avocat préférerait que le système réserve moins de surprises.
Toutefois, l’approche américaine dispose d’un avantage qui l’emporte peut-être sur cet inconvénient : la souplesse et la malléabilité du droit américain (son hypocrisie, disent ses détracteurs), doté de surcroît d’une étonnante capacité à évoluer au fil du temps, à la différence de bien d’autres systèmes juridiques plus rigides. Il arrive, par exemple, qu’un jugement rendu en 1896 soit complètement annulé par un jugement prononcé en 1954, alors que tous deux en appellent aux mêmes grands principes fondamentaux énoncés par la Constitution de 1789. Le système américain s’étire, se plie et se replie, ploie mais rompt rarement (il n’a en réalité « cassé » qu’une seule fois, voici un siècle et demi, lors de la désastreuse guerre de Sécession), et les valeurs générales chères à ses citoyens se perpétuent et restent honorées au long des siècles.
L’adoption du système américain
Si pragmatique qu’elle soit, cependant, la méthode appliquée aux États-Unis pour résoudre les conflits de valeurs risque aussi d’être unique. C’est sur ce point, sûrement, qu’il s’avère le plus difficile de tirer les « leçons » de l’expérience américaine quant à la limitation de l’accès à Internet.
Peu de nations, de nos jours, condamnent les valeurs fondamentales défendues aux États-Unis. La liberté d’expression, par exemple, est également très prisée en France, ou en Russie, en Chine, en Iran et au Mozambique. Il en va de même des autres grands principes (l’égalité, la protection de la famille, l’éducation), dont se réclament ceux qui participent au débat sur la censure, et dans notre monde moderne, il se trouve même des tyrans et des dictateurs pour protester qu’ils partagent ces idéaux. Aucun pays n’a toutefois exactement le même mélange de population, de ressources naturelles, de puissance économique, politique et militaire, et d’histoire nationale que les États-Unis. A cet égard, ces derniers sont de fait plus uniques que bien d’autres.
Il n’en est pas moins urgent d’apprendre d’eux quelques leçons – leçons qui, au premier abord, semblent devoir porter sur les derniers miracles américains de l’Internet et de l’information numérique, mais dont on s’aperçoit progressivement, au fur et à mesure que leurs applications se développent et que l’usage s’en répand dans le grand public, qu’elles ont plus à voir avec l’organisation sociale et politique des États-Unis, leur culture et en particulier le sens qu’on y accorde à des valeurs telles que la censure et la liberté d’expression. Dans ces domaines, aucune analogie ne saurait combler le gouffre qui sépare des autres la culture unique entre toutes des États-Unis. D’importantes différences se font jour ici : les uns préconisent l’adoption de l’approche américaine, d’autres s’y refusent, mais personne n’est disposé à accepter un transfert aveugle de technologie des États-Unis vers une culture étrangère.
En France
La France fournit l’un des meilleurs arguments à la possibilité du transfert des technologies d’Internet. En dehors du monde anglophone – où c’est un avantage certain que de pouvoir lire les manuels d’instruction, au départ toujours rédigés en anglais –, les Français figurent dans le peloton de tête pour ce qui est de l’adoption des nouvelles techniques. La France partage avec les États-Unis une longue histoire et de nombreuses similarités culturelles, sociales et politiques.
Les différences n’en sont pas moins présentes, et elles s’expriment avec une vivacité particulière dans les arguments d’ordre culturel, social et politique avancés à propos d’un thème comme la limitation de l’accès à Internet. Les valeurs sont peut-être les mêmes (les Français tiennent en haute estime la liberté d’expression, la protection de l’enfance, etc.), mais leur combinaison, dans une situation réelle donnée, varie d’un pays à l’autre. Et lorsqu’il y a conflit de valeurs – entre ceux, par exemple, qui, dans un contexte donné, placent la liberté d’expression au-dessus des inquiétudes nourries par d’autres pour la protection de l’enfance –, les Français ne le règlent pas au moyen du système judiciaire accusatoire si spécifique aux États-Unis. De même, leurs avocats se fondent sur un système politique qui, par bien des aspects, s’écarte du système américain, notamment en ce qui concerne l’examen de la constitutionnalité des lois, le cadre constitutionnel, l’attitude vis-à-vis du pouvoir de l’État, la valeur prédicative des textes législatifs. Aussi les malentendus entre la France et les États-Unis peuvent-ils être au moins aussi importants que ceux déjà perceptibles outre-Atlantique au sein des partisans de la limitation de l’accès à Internet. Les deux camps vont affirmer à cor et à cris – mais en vain puisqu’ils n’arriveront à aucune conclusion – qu’ils sont pour la protection de l’enfance et la liberté d’expression. Il n’empêche que dans chacun des deux pays on arrivera par des voies indépendantes à une décision « fondée sur les faits ». Celle des Français sera peut-être fort différente, tout en restant cohérente avec leur position générale sur la liberté d’expression : simplement parce qu’il s’agit en l’occurrence de la position française sur la liberté d’expression, pas de la position américaine.
Ailleurs
Ailleurs qu’en France, les valeurs culturelles divergent et se laissent donc appréhender plus facilement. On sait, pour prendre un exemple célèbre, que la vénération des Thaïlandais pour la religion bouddhiste et leur famille royale l’emporte largement sur leur adhésion aux normes internationales relatives à la liberté d’expression. Non qu’ils ne lui accordent aucune valeur, simplement cette valeur est à leurs yeux moins importante que celle qu’ils reconnaissent au bouddhisme et à la famille royale. Quand il y a conflit entre la liberté d’expression d’un côté, la religion et la famille royale de l’autre – ainsi que cela s’est récemment produit lors de l’examen d’une loi destinée à limiter l’accès à Internet pour y interdire toute atteinte à ces deux dernières –, la décision, bien que « fondée sur les faits », a toutes les chances de différer de celle qui aurait été prise à Cupertino, en Californie, même si, par ailleurs, les Thaïlandais affirment haut et fort qu’ils sont pour la liberté d’expression.
Dans le débat sur la limitation de l’accès à Internet, la question sensible entre toutes des conflits de valeurs mérite d’être envisagée et résolue avec le plus grand soin, aux États-Unis bien sûr, mais aussi et tout particulièrement lors des tentatives d’exporter vers les autres pays les solutions américaines. Les valeurs devraient (doivent !) pouvoir s’opposer. Les individus doivent pouvoir tenir autant à la protection de l’enfance qu’à la liberté d’expression et aux autres valeurs susceptibles d’entrer en conflit dans une situation réelle donnée ; et il doit (ou devrait) être possible de résoudre ces conflits sans que l’un des participants au débat se voit forcé de déclarer qu’il est contre la protection de l’enfance, la libre parole ou toute autre valeur qui en fait lui tient à cœur.
De quelque façon qu’une société donnée s’y prenne pour régler la question du conflit des valeurs, l’important est qu’à l’arrivée les différents points de vue puissent coexister (la censure et la liberté d’expression, par exemple), sans qu’il y ait des perdants d’un côté et des gagnants de l’autre, faute de quoi les mesures adoptées à propos de la limitation de l’accès à Internet ne satisferont personne.
Limiter l’accès à Internet
Les Codes des usages Internet que les bibliothèques voudraient voir se généraliser aux États-Unis sont-ils donc susceptibles de refréner la violence des drames qui s’y déroulent, comme les fusillades organisées dans les écoles ? Ou ces règlements et, de manière générale, les restrictions apportées à l’usage d’Internet – dictées peut-être par une réaction excessive à ces drames qui « font » l’actualité – ne vont-ils pas plutôt supprimer des exutoires terriblement indispensables pour canaliser les tendances naturelles qui poussent tous les adolescents du monde à se montrer violents et anticonformistes ? Pire encore, ces limitations de l’accès à Internet ne risquent-elles pas de porter tort aux bibliothèques américaines, déjà pas au mieux de leur forme, et qui peut-être tiennent là leur chance la plus sérieuse – la dernière aussi, selon certains – d’« administrer » comme elles l’entendent tout un pan du monde de l’information numérique, et avec lui ses utilisateurs adolescents ? Ou, de pire en pire, ces limitations auront-elles un effet au-delà de leur cible avouée ? « Frappe chirurgicale » n’est plus un terme très à la mode (car ce qui apparaît si précis sur le tableau ou autour de la table du conseil est loin de l’être autant après, dans la nature), et il peut s’avérer difficile de limiter à la population des « jeunes » les mesures qui visent à les aider, même dans l’hypothèse favorable où elles les aident plus qu’elles ne les entravent. Limiter l’accès à Internet peut être une forme de censure par défaut : cette mesure risiblement tournée par ceux qu’elle vise – le public adolescent éduqué qui fréquente les bibliothèques –, risque de n’avoir d’autre effet que de priver les autres jeunes, et avec eux les pauvres, les gens âgés et les adultes qui ne parlent pas anglais, des moyens de se procurer en ligne maintes informations essentielles sur la santé, la sécurité, ou encore d’ordre général.
Il n’est pas si simple de se prononcer. Seuls les risques peuvent être tenus pour certains. On peut, ou non, accorder le bénéfice du doute à la nécessité de la censure pour les enfants – et ne pas l’accorder, ou bien oui, à la nécessité de la censure pour les adultes ; dans un cas comme dans l’autre, le doute subsiste, et la question continue de se poser. Quelles que soient, de plus, les décisions adoptées aux États-Unis, ni l’expérience ni la situation américaines n’inclinent à penser que ces problèmes et les solutions qui leur seront apportées pourront se traduire dans les faits à l’étranger. Les États-Unis sont un pays trop unique – et trop différent – pour servir de modèle aux nombreuses nations et aux nombreux peuples du monde qui le regardent, pour s’en inspirer ou le condamner, mais toujours en s’émerveillant de son incommensurable différence, le plus souvent avec un respect craintif.
Les questions qui se posent autour d’Internet sont de moins en moins techniques, de plus en plus culturelles, historiques, politiques et juridiques ; faute de similitude sur ces divers plans, les limitations américaines de l’accès à Internet, si elles étaient aveuglément copiées, imposeraient les valeurs américaines entre toutes particulières et dans presque tous les cas étrangères, ainsi que les procédures de résolution des conflits de valeur qui les suscitent et les enrobent.
Si la globalisation doit effectivement être le défi le plus intéressant, et la cause de migraine la plus profitable, du XXIe siècle, chaque fois que la vie se met à paraître trop rose, chaque fois surtout qu’Internet et l’information numérique apparaissent sous un jour trop excitant, ou trop semblable aux quatre coins du globe, il pourrait être utile de se rappeler que le vœu « Puisses-tu vivre une époque passionnante » est en réalité une ancienne formule de malédiction.
Juin 1999