Les villes et leurs bibliothèques

légitimer et décider, 1945-1985

par Bertrand Calenge

Anne-Marie Bertrand

av.-propos de Pascal Ory. Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 1999. 324 p. ; 24 cm. (Bibliothèques). ISBN 2-7654-0745-2. ISSN 0184-0886. 250 F

En étudiant l'histoire des bibliothèques municipales dans une période récente, Anne-Marie Bertrand a voulu inscrire son travail dans le cadre d'une histoire politique autant que dans celui d'une histoire culturelle. L'enjeu de sa thèse de doctorat, dont cet ouvrage est tiré, consiste à élucider les moteurs de l'élaboration d'une décision municipale, la construction de la bibliothèque.

En s'efforçant de se dégager de l'histoire des bibliothèques vue à travers le récit parfois mythique des bibliothécaires, Anne-Marie Bertrand met au jour les multiples tensions qui ont fondé l'émergence des politiques municipales, en même temps qu'elle révèle les significations multiples de la bibliothèque dans la cité.

Des histoires croisées

Tout en s'appuyant sur des sources nombreuses (dont les rapports d'inspection), et aussi sur des entretiens avec plusieurs acteurs, ce travail échappe aux deux écueils qui le guettaient : l'accumulation des données et le relativisme. En effet, Anne-Marie Bertrand sait trouver des points de repère stables en se référant de façon privilégiée à un échantillon d'une soixantaine de villes, et elle traque la cohérence du sens derrière la contingence des situations locales.

Servi par un plan simple et clair, regroupé en trois parties (« Les établissements », « Les acteurs », « La construction de la décision municipale »), l'ouvrage, bien que d'une écriture dense, se prête à une lecture cursive autant qu'à la découverte enrichissante. Cette dernière va bien au-delà du strict sujet défini par l'auteur. Par exemple, le rôle de l'État est analysé dans ses mouvements contradictoires, et ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de montrer à quel point « la politique de la pierre », conduite par la Direction chargée des bibliothèques, a souvent été menée contre la pensée politique des ministres eux-mêmes.

De même, le lecteur trouvera ici une synthèse remarquable sur les phénomènes générationnels qui ont animé la pensée et les pratiques des bibliothécaires entre 1945 et 1985, mettant à mal l'illusion d'une unité de la profession quant aux modèles des bibliothèques à promouvoir, entre « sectoristes » et « municipalistes » notamment.

Le jeu complexe des acteurs

La période couverte par cet ouvrage ne va pas sans heurts ni ruptures : choc des mesures issues du rapport élaboré entre 1966 et 1967 1, rupture entre un modèle de service des années 60 et un modèle d'organisation des années 80, etc.

Mais ces péripéties trouvent leur unité dans l'objet même de la bibliothèque, fruit d'intérêts croisés et par là même plastiquement accessible aux évolutions politiques. La décision municipale de construire une bibliothèque s'inscrit dans un temps long, du temps de la « prise en compte » à celui de la « prise en charge », et est le fruit d'un jeu entre acteurs, qui se complexifie au fil de la période étudiée : au début se concertent des municipalités hésitantes et des inspecteurs généraux missionnaires, avant que les rejoignent les bibliothécaires eux-mêmes (dont le nombre s'accroît) et les experts des services de l'État.

Des alliances se nouent et se dénouent entre les uns et les autres, avant d'arriver ou de ne pas arriver à un consensus sur les moyens. Dans ces interactions, l'auteur signale bien les limites des explications causalistes : si la conviction personnelle du maire est centrale, la couleur politique de la municipalité n'explique pas la décision ; de même, la situation de ville centre ou de ville de banlieue n'apporte pas d'explication définitive ; ou encore l'histoire des villes ne fournit pas non plus d'éléments de causalité absolue.

L'auteur conclut à une importance majeure des situations locales, dont la variété trouve une unité dans l'alchimie que constitue la prise de décisions, et surtout dans l'objet d'investissements multiples que représente la bibliothèque. Projet non conflictuel, qui autorise des objectifs culturels, urbains, sociaux, politiques, la bibliothèque se présente localement comme un objet de consensus, légitimé au niveau national par la négociation avec l'État, au niveau technique par l'investissement des bibliothécaires, dans un jeu de négociations dont chacun sort gagnant.

Un avenir d'interrogations

Cette alchimie subtile, qui a produit tant de réalisations, a pratiquement disparu avec la décentralisation. Non que cette dernière ait changé grand chose quant à l'autonomie des communes vis-à-vis de leur bibliothèque, mais parce que la décentralisation a fait disparaître les fonctions légitimantes et incitatrices de l'État : l'auteur pointe la « disparition » de l'inspection générale et de la Direction du livre dans ce jeu de rôles. Ne restera-t-il face-à-face que les politiques et les bibliothécaires, avec les risques que comporte un dialogue limité à ces deux acteurs ?

Après la lecture de cet ouvrage passionnant, on peut également s'interroger sur notre image de la bibliothèque. La prééminence des constructions signale bien que « la politique de la lecture, c'est la politique de la pierre » durant les quarante années étudiées. Cette conception a permis de soutenir des projets culturels variés, de développer l'équipement de la France en bibliothèque.

Mais, en même temps, cela n'a-t-il pas exagéré l'importance du lieu, et en quelque sorte rendu les bibliothécaires prisonniers de leurs murs ? Si le projet de construction a été l'occasion de fédérer des intérêts multiples, la bibliothèque une fois achevée ne peut-elle pas être pas un frein aux partenariats ouverts, un territoire dédié mais aussi exclusif ? Nul doute que les nouveaux territoires des réseaux informatiques, comme ceux de l'action sociale et culturelle, obligeront à donner une nouvelle dimension sinon au lieu bibliothèque, du moins au concept de bibliothèque. Cette histoire, celle de l'avenir, reste à construire et sera servie par le remarquable travail d'Anne-Marie Bertrand.

  1. (retour)↑  La lecture publique en France, Paris, La Documentation française, 1968 (Notes et études documentaires ; 3459).