Les passeurs d'images
Viviane Ezratty
Les passeurs d'images. Tel était le joli titre d’un débat proposé, le 22 mars 1999, lors de la journée professionnelle du Salon du livre. Pour faire découvrir au public des bibliothèques de Paris des ouvrages réputés « difficiles », trois expositions ont été consacrées aux illustrateurs Frédéric Clément, Alain Gauthier et JacekPrzybyszewski, ceci grâce à une collaboration entre Paris bibliothèques, les bibliothécaires pour la jeunesse de la ville de Paris, la galerie L'Art à la page, spécialisée dans l'illustration des livres pour enfants, et les éditions Ipomée-Albin Michel.
La table ronde, animée par Françoise Bouchet, une des deux directrices de la galerie L'Art à la page, réunissait les trois illustrateurs, Nicole Maymat, directrice d'Ipomée depuis 1977, et Ruth Stegassy, journaliste, qui anime l'émission Carrousel sur France Culture, le samedi après-midi. Depuis la salle, Françoise Kerisel, auteur chez Ipomée, ainsi que des bibliothécaires impliqués dans le projet, sont également intervenus.
Les questions ont porté essentiellement sur le travail d'un éditeur dont la production, toujours originale, réunit des auteurs et illustrateurs de sensibilités très différentes, et sur la nécessité ou non d'une médiation après la parution du livre. En effet, comment faire pour que des livres réputés « inclassables », qui ont séduit les professionnels du livre par leur qualité, rencontrent leurs lecteurs ?
A chacun son rôle
En ce qui concerne les textes, Nicole Maymat, dont les goûts ont toujours été éclectiques, défend ses coups de cœur, sans se préoccuper forcément de rendre la vie facile aux parents, souvent premiers lecteurs. Catalyseur, elle rassemble un auteur et un illustrateur, en veillant à ce que l'image n'enferme pas le lecteur. L'illustrateur « capture » alors le texte, le nourrit et en infléchit la lecture un peu comme un comédien peut le faire au théâtre.
Ainsi, Françoise Kerisel n'a tout d'abord pas reconnu son texte Nona des sables 1 dans l'utilisation par Jacek Przybyszewski d'une proposition de cartes postales. Mais ce choix a rendu le texte plus « vrai » et révélé dans toute sa force la violence de l'histoire.
Alain Gauthier, qui est également peintre, accorde beaucoup d'importance aux textes qu'il illustre. Même s'il ne les suit pas toujours « à la lettre », ceux-ci sont cependant générateurs d'images. Quand l'illustrateur est aussi auteur, comme Frédéric Clément, une alchimie particulière se crée, que le lecteur perçoit parfois mieux que son auteur. Une fois le sujet « mûri », le concept, le ton, le rythme, la maquette s'imposent très vite et le créateur rassemble mots et objets.
Comment engage-t-on un échange avec le lecteur ? Par la couleur, par le rythme, répondent Jacek Przybyszewski ou Frédéric Clément. Alain Gauthier part du principe que l'émotion qu'il éprouve a des chances de passer à travers l'illustration. De ce fait, il tient compte du destinataire, même si on lui reproche parfois de ne pas faire des livres pour enfants. Pour Nicole Maymat, chaque livre est une nouvelle aventure qu'elle souhaite partager avec ses lecteurs. Elle le construit en s'adressant davantage à des sensibilités diverses qu'en fonction de tranches d'âges définies.
Faire découvrir des œuvres originales
A le demande de Françoise Bouchet, Ruth Stegassy témoigne « sur le paradoxe qui consiste à faire découvrir et apprécier l'illustration pour la jeunesse à l'aide d'un moyen non visuel : la radio ». Pour son émission, elle a choisi de redonner une légitimité au créateur en privilégiant l'entretien. Elle-même ne se considère pas comme une spécialiste de l'image, d'autant qu'elle appartient encore à une génération du texte. Elle étudie les ouvrages qu'elle reçoit en cherchant à déchiffrer ce qu'a voulu l'illustrateur en jouant sur le rapport texte/image, et observe si le « couple » s'accorde ou non. Parfois, certains ouvrages vous « laissent en plan », quand l'illustration témoigne d'une recherche très poussée sans que l'on perçoive clairement où l'auteur a voulu ramener le lecteur.
La salle est intervenue pour évoquer les difficultés de lecture, voire un sentiment d'inculture que peuvent susciter certains ouvrages pour la jeunesse. D'où la nécessité de sensibiliser les jeunes, mais aussi les adultes à une « lecture » de l’image, et de partager avec eux ces coups de cœur.
Les expositions proposées autour de ces trois illustrateurs – introduction à un ouvrage accompagnée d'œuvres originales – circuleront pendant deux ans dans les bibliothèques de Paris 2, et seront certainement l'occasion de découvertes, de rencontres, d'échanges et, espérons-le, de partage entre générations et publics eux-mêmes souvent « inclassables ». Un travail similaire sera bientôt engagé autour de trois illustrateurs de cette même collection.