Bibliothécaires et documentalistes

Convergences et divergences

Chantal Sibille

Anne Giraudel

Le 22 mars, au Salon du livre, une table ronde était organisée par Livres Hebdo sur le thème : « Bibliothécaires et documentalistes, convergences et divergences ».

Des publics différents

Claudine Belayche, présidente de l’Association des bibliothécaires français, brossa, en ouverture, un bref historique de l’évolution de ces métiers, en distinguant deux époques : jusqu’aux années 70, le bibliothécaire était considéré comme un gestionnaire de stock et le documentaliste comme un médiateur du contenu ; puis la description des contenus, qui est venue compléter en bibliothèque la description des sources par l’analyse matière, ainsi que le dépouillement des périodiques (préconisé dès 1906 par Eugène Morel), ont marqué le début de la convergence professionnelle. L’évolution des bibliothèques a tendu vers une offre de plus en plus proche de l’actualité éditoriale, mais, plus que les supports, l’important reste le fonds, puisque, selon Claudine Belayche, la mission des bibliothèques consiste à mettre à disposition d’une masse d’usagers le maximum d’informations. Pour nuancer ce propos, on peut avancer que cela ne concerne cependant qu’un certain type de bibliothèque, car il ne faut pas oublier que beaucoup d’autres doivent trier l’information, du choix des acquisitions à la mise en valeur des contenus.

Si les méthodes fondamentales de recherche d’information et de mise à disposition sont les mêmes pour bibliothécaires et documentalistes, Claudine Belayche regrette toutefois que les bibliothécaires soient poussés à remettre aux lecteurs des dossiers « tout faits » sur des sujets d’actualité et à trop profiler l’information, car, ce qui, pour elle, différencie surtout documentalistes et bibliothécaires, réside en leurs publics. Le centre documentaire touche un public spécialisé, pointu, homogène, alors que la bibliothèque touche des publics plus larges, variés et de niveaux distincts, auxquels doit s’adapter la documentation.

La veille informationnelle

De son côté, Jean-Philippe Accart, du centre d’information et de documentation de l’ANACT (Association nationale pour l’amélioration des conditions de travail) et maître d’œuvre du livre Le Métier de documentaliste 1, a centré son intervention sur le service particulier de la veille documentaire et sur son importance stratégique. Ce service peut être rendu par un centre de documentation, mais il repose de plus en plus sur une cellule de veille : il s’agit au quotidien d’observer un sujet, d’en détacher systématiquement les informations et les renseignements et de les exploiter avec un réseau d’experts.

La veille se fonde sur plusieurs types d’informations qu’il est important de récolter. L’information commerciale se recueille chez les concurrents ; l’information concurrentielle cherche à savoir ce qui se fait ailleurs (prix, brevets, etc.) pour caractériser les forces et faiblesses du concurrent ; l’information technologique s’intéresse aux recherches et développements en cours, aux innovations, autant dans la recherche appliquée que dans la recherche fondamentale, ce qui nécessite maintenant pratiquement l’instantanéité ; et l’information environnementale, parfois négligée, se rapporte à tout ce qui constitue le contexte d’un sujet, comme par exemple la situation politique d’un pays.

Cette récolte se constitue par différents biais. L’on peut distinguer le carnet d’adresses, qui s’appuie sur un réseau d’échanges relationnels et sur des renseignements oraux, et le service documentaire, qui s’appuie sur des techniques de recherche d’informations écrites.

Le plus difficile reste toujours de recueillir les données orales et verbales, qui rendent nécessaire un expert en veille. Celui-ci doit parfaitement connaître son entreprise pour orchestrer toute la veille et lui faire rendre les services qu’on attend d’elle.

En effet, depuis l’amont où est décidé le thème sur lequel l’entreprise veut travailler jusqu’à la mise en relation de ce qui se passe à l’extérieur et l’organisation de la récolte, du stockage et de la diffusion des informations et des renseignements, la veille joue un rôle stratégique dans l’entreprise. Comme le montre l’exemple de l’ANACT, le service de veille est en général très proche de la direction, et il participe avec elle à la programmation des années futures.

Un regard sur l’évolution des deux métiers

Pierre Le Loarer, du centre de documentation de l’Institut d’études politiques de Grenoble, a présenté l’idée selon laquelle l’évolution des métiers dans les structures documentaires ne peut être que globale.

Il s’est appuyé sur un schéma représentant trois axes, qui traversent nos professions : le management, l’approche des contenus et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Le style de management reflète la manière de communiquer, qui peut aller du fonctionnement traditionnel hiérarchique au réseau maillé ; l’approche des contenus relève des niveaux d’analyse mis en œuvre, qui peuvent aller de la description simple à la gestion des connaissances. La gestion des stocks s’étant considérablement améliorée avec l’informatisation des structures, il existe un continuum entre ces degrés d’approfondissement, par exemple entre un catalogage fin et la constitution de dossiers. Enfin, les NTIC, du mél aux systèmes de gestion intégrés de bibliothèque et à l’implantation d’intranet et d’extranet n’ont pas seulement permis d’informatiser de la documentation papier, elles ont aussi inventé de nouveaux produits documentaires.

Pierre Le Loarer propose aux structures documentaires de se positionner sur ces trois axes, c’est-à-dire de se situer sur des échelles, qui, reliées entre elles, forment un tout. Lorsque l’on procède de cette manière pour un certain nombre d’établissements, on obtient des modèles qui peuvent servir de référent.

Pierre Le Loarer récuse l’idée que toutes les combinaisons entre ces axes soient possibles, comme par exemple la cohabitation de NTIC poussées avec un fonctionnement traditionnel : l’évolution est forcément globale. De la gestion des contenus découle un certain nombre de choses, qui ont des incidences sur les autres axes, c’est pourquoi il faut peut-être partir de là pour soulever les problèmes. Nos professions sont amenées à gérer de la complexité ; complexité positive, bien différente des schémas réducteurs d’antan, et les modèles d’aujourd’hui nous permettent de participer aux résolutions de cette complexité. L’évolution des intitulés qui peut exister entre le « salon du livre » et la « biennale du savoir » qui se tiendra prochainement à Lyon reflète l’évolution de nos métiers, même si l’usager, ou plutôt les publics restent au centre des préoccupations.

Au cœur des enjeux de l’entreprise

Florence Wilhelm, présidente de l’ADBS (Association des professionnels de l'information et de la documentation), est intervenue, ensuite, sur la place du documentaliste au cœur des enjeux de l’entreprise.

Bibliothécaires et documentalistes exercent une seule et même profession aux facettes multiples. Leurs tâches quotidiennes les rapprochent et leur lieu de travail les distingue. Encore 60 % d’entre eux sont dans le secteur public, mais ils sont de plus en plus nombreux à travailler dans le secteur privé.

En tant qu’acteur de l’entreprise, le documentaliste se doit d’être au courant de sa stratégie et de ses enjeux. En fonction de ces éléments, il doit mener une veille informationnelle afin de diffuser la bonne information, à la bonne personne, au bon moment. Ainsi, s’implique-t-il dans le processus de décision de l’entreprise.

Pour atteindre cet objectif, il ne peut pas se contenter d’attendre les utilisateurs, il lui faut faire la démarche d’aller vers eux. Il est également nécessaire qu’il se forme en permanence aux nouvelles technologies. Par exemple, avec la mise en place des intranets, des documents ayant un contenu documentaire de plus en plus important sont accessibles à l’ensemble des personnels. Grâce à ce support, le documentaliste est libéré de la tâche de mise à disposition de l’information et peut se consacrer à des demandes de plus en plus pointues. Il faut toutefois savoir que la réponse ne peut pas toujours venir du seul fonds documentaire. Il est désormais indispensable de s’appuyer sur un réseau constitué de tous les acteurs du secteur de l’information, plus particulièrement les bibliothèques universitaires. Ces passerelles entre bibliothèques et centres de documentation sont indispensables.

A un moment, les documentalistes ont craint pour leur avenir professionnel. Mais, face à la masse d’information disponible et aux exigences accrues des utilisateurs, leur rôle de médiateur a été mis en lumière. La tâche consiste toujours à travailler sur le contenu de l’information, à l’identifier, à la valider, mais surtout à être extrêmement exigeant pour être le professionnel dont les utilisateurs ont besoin.

Une politique de transparence des coûts

L’intervention de Dominique Velten, directrice des ressources documentaires a abordé le service de presse de cette entreprise sous l’angle économique et managérial. À l’origine du service Documentation de Bayard Presse se trouve une bibliothèque de plus de 50 000 ouvrages appartenant à la congrégation des Augustins de l’Assomption, fondateur du groupe auquel appartient Bayard Presse.

La Documentation, créée en 1963, a d’abord répondu de façon quasi exclusive aux questions des journalistes du quotidien La Croix et s’est progressivement ouverte aux autres titres.

L’origine « bibliothèque » avait induit un certain comportement vis-à-vis des utilisateurs. Ceux-ci restaient des lecteurs, avec des habitudes d’usagers de bibliothèque publique : « gratuité à tous les étages ».

Cette représentation a changé suite à la volonté de la direction générale du groupe de pratiquer une politique de transparence des coûts à tous les échelons de l’entreprise. Les utilisateurs de la documentation sont devenus des clients. Pour ce faire, il a fallu dépasser ce que Dominique Velten nomme « la culture très culturelle de l’entreprise » et introduire l’économie dans le centre de documentation. Une démarche de comptabilité analytique a été mise en œuvre. Elle s’est traduite par la mise à plat du budget de ce service, afin d’établir la vérité sur les coûts : coût de personnel, coût des prestations, coût des outils utilisés. En fonction des besoins des journalistes qui sont désormais des clients, une tarification a été établie en fonction des demandes. Un nouveau mode de fonctionnement du centre de documentation a dû être imaginé, avec un planning de travail très strict (aujourd’hui 35 heures, avec ouverture le dimanche), la définition de missions, de moyens et de tâches identifiées.

Après sept ans d’exercice, une enquête a donné 95 % de satisfaction. Une demande accrue de prestations de la part des différents titres est constatée, ainsi qu’une sollicitation de la documentation sur des projets en cours.

Les nouvelles technologies

Christian Lupovici, du service commun de la documentation de l’université de Marne-la-Vallée, a, quant à lui, plaidé pour « Des métiers convergents grâce aux nouvelles technologies ».

Bibliothécaires et documentalistes exercent des métiers fondamentalement similaires, mais portent un regard différent sur l’objet documentaire et s’adressent à des publics différents.

Les bibliothécaires travaillent sur « l’objet livre », alors que les documentalistes exploitent l’information contenue dans les documents. Les uns et les autres travaillent donc sur des objets documentaires à un niveau différent. Les environnements techniques et normatifs sont également différents : les bibliothécaires utilisent le format MARC, les documentalistes manipulent des thésaurus, des listes de vedettes-matières.

Les NTIC, élément unificateur, engendrent une approche dématérialisée et globalisée de l’information. Dans ce contexte, l’important pour les deux professions est d’avoir la maîtrise du document primaire ainsi que celle du document secondaire. L’introduction des métadonnées, données sur les données, dans les documents mis en ligne sur les réseaux informatiques, permet d’unifier les pratiques professionnelles de description des documents et de leur contenu.

En conclusion, Christian Lupovici souligna que, grâce aux NTIC, le travail interviendra de plus en plus en amont. La convergence va se faire sur la structuration de l’information primaire et une restructuration de l’information secondaire.

  1. (retour)↑  Jean-Philippe Accart ; Marie-Pierre Réthy, Le Métier de documentaliste, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1999.