La littérature de jeunesse dans tous ses écrits

anthologie de textes de référence, 1529-1970

par Jean-Pierre Brèthes

Jean-Paul Gourévitch

avec la collab. du Centre de recherche et d'information sur la littérature de jeunesse. Créteil : Centre régional de documentation pédagogique, 1998. 352 p. : ill. ; 21 cm. (Argos références). ISBN 2-86918-090X. 120 F

Il est assez surprenant que nous ayons dû attendre 1998 pour voir naître une anthologie retraçant le parcours de la littérature enfantine, devenue récemment littérature de jeunesse, vue à travers le regard de ses théoriciens, pères fondateurs, éditeurs, auteurs et autres pédagogues.

Est-ce le signe d'une reconnaissance définitive d'une telle littérature ? Il est vrai qu'on revient de loin, puisqu'il n'y a pas si longtemps encore, les auteurs pour la jeunesse ne figuraient pas le moins du monde dans les histoires de la littérature, ni dans les manuels scolaires des collèges et lycées, partageant de fait le même sort que la littérature de genre (conte, roman de cape et d'épée, roman policier, science-fiction, bande dessinée, roman sentimental, etc.) pourtant très lue par les jeunes : il y avait ainsi les livres lus (avec plaisir, souvent sous le manteau) et les livres prescrits, lus ou parcourus de force, et dont plus d'un a dégoûté des générations entières de la littérature. Les jeunes n'ont pas attendu Daniel Pennac pour sauter des passages entiers, pour ne pas aller au bout d'un livre, ou au contraire pour s'immerger dans ces lectures foisonnantes, vraies machines à lire, comme disait Narcejac, infiniment plus variées que ne l'imaginent ceux qui les regardent du haut du sacro-saint programme des auteurs consacrés.

Qu'est-ce qu'un écrivain pour la jeunesse ?

Bien entendu, pour arriver à une reconnaissance, il a fallu du temps. Et d'abord, définir ce qu'est un écrivain pour la jeunesse : le débat n'est toujours pas clos entre ceux qui « estiment qu'écrire pour la jeunesse est un métier spécifique » et ceux qui professent qu'il n'y a pas d'auteurs pour la jeunesse, mais des auteurs, bons ou mauvais 1. Seul le retour aux textes permet de faire les nécessaires réévaluations.

Jean-Paul Gourévitch a heureusement divisé la littérature de jeunesse et ses écrits fondateurs en onze périodes. Certes, comme toute périodisation, ceci peut paraître discutable. Disons donc que c'est une hypothèse de travail particulièrement féconde, qui correspond certes à une chronologie, mais aussi à des thématiques claires.

On peut dater la naissance de la littérature de jeunesse de 1529, avec l'Institution des enfants, d'Érasme. Des auteurs aussi savants qu'Estienne, Rabelais, Montaigne, Coménius ont réfléchi sur l'éducation des enfants. Des ouvrages d'apprentissage, des traités d'éducation, des recueils de conseils, des ouvrages didactiques, des pièces de théâtre, des contes, des fables, permettent peu à peu, au gré des auteurs, d'avoir une idée de la représentation de l'enfance et du sort qu'on lui réserve en matière de lecture. Mais il faut deux siècles pour que peu à peu, la notion de plaisir vienne contaminer le seul aspect pédagogique : Coménius propose le premier imagier, Jean-Baptiste de La Salle préconise la lecture en français et non plus en latin, le Magasin des enfants, créé par Madame de Beaumont en 1757, cible son public.

Une spécificité éditoriale

Ce fut le point de départ de la mise en route d'une littérature spécifique qui cherchera longtemps son chemin entre moralisation (XVIIIe siècle) et modélisation (début du XIXe), vulgarisation scientifique et vogue de l'image, naissance des journaux pour enfants et du marketing éditorial. Rousseau impose une certaine idée de l'enfant. On retaille dans les grandes oeuvres, notamment Robinson Crusoë et Les Voyages de Gulliver, on crée des abrégés de toute sorte.

Les bons pères essayent de séparer le bon grain de l'ivraie. On recherche la confiance des parents soucieux d'éducation. Mais on essaie de convaincre les auteurs : Hetzel se bat contre le préjugé qui veut que dans un livre pour enfants, « l'âge mûr ne puisse trouver son compte ». Et c'est l'explosion bien connue d'une « spécificité éditoriale », avec Hetzel 2 et Hachette, qui vont créer leur écurie d'auteurs, faire traduire les grandes oeuvres étrangères, développer des magazines pour les enfants. Ce fut l'âge d'or, qui se focalisa sur les héros enfantins (dont Sans famille est l'archétype), l'histoire (patriotique) et l'illustration, en même temps que la loi imposait une bibliothèque scolaire dans chaque école publique en 1862.

Le début du XXe siècle marque un déclin commencé d'ailleurs vers 1890 : manque de renouvellement des auteurs, baisse des titres nouveaux, fin de l'imagerie populaire d'Épinal... En compensation, le règne de l'amusement commence, avant que l'année 1914 marque une rupture et un nouveau départ. Pendant la grande guerre, l'idéologie nationaliste s'impose.

Le renouveau viendra après la guerre, de nouveaux écrivains s'imposent et les auteurs consacrés ne dédaignent pas d'écrire pour les enfants : André Maurois, Marcel Aymé, Max Jacob laisseront des oeuvres marquantes. De grands théoriciens apparaissent du côté de l'histoire des idées (Paul Hazard), de la pédagogie (Freinet) et de l'illustration (Paul Faucher). Pourtant le combat va être rude face à la « nouvelle culture » des illustrés et du cinéma, et dès 1940, on parle de démoralisation de la jeunesse. La littérature va se trouver dès lors sous la botte nazie et produira les pires ignominies 3.

L'après-guerre (1945-1965) ne voit longtemps que peu d'évolution. Jean-Paul Gourévitch situe le grand tournant vers 1965, avec la reconnaissance d'un graphisme libéré, qui fait enfin son profit des conquêtes picturales du siècle, l'apparition de lectures plurielles, la désacralisation des contes et l'évolution du lectorat, liée à la galaxie MacLuhan.

Les textes choisis pour l'anthologie sont très variés et occupent plus de la moitié du volume. Les nombreuses illustrations placées à la fin de chaque chapitre constituent une deuxième anthologie, non moins significative que celle des textes. Ce livre est nourrissant et ouvrira sans aucun doute des pistes aux chercheurs aussi bien qu'aux fureteurs incorrigibles que sont les bibliothécaires.

  1. (retour)↑  Il aura fallu presque un siècle à Jules Verne pour être enfin admis dans la république des lettres, lui qui se voulait tant écrivain ! Mais les auteurs de genre, en général, n'apparaissent que très peu dans les dictionnaires généraux de littérature, où pourtant bien des gloires usurpées continuent à parader (Paul Bourget parmi des centaines d'exemples : chacun y ajoutera le sien).
  2. (retour)↑  Lui-même remarquable théoricien (cf. p. 129-131, 133, 137-140) et non moins remarquable auteur/adaptateur d'oeuvres fortes sous le pseudonyme de P. J. Stahl.
  3. (retour)↑  Pas pires toutefois que celles publiées par les auteurs de la « grande littérature », tels Céline ou Brasillach !