Des emplois-jeunes au(x) métier(s) de bibliothécaire

Jean-Pierre Brèthes

Le 15 mars 1999, une centaine de participants étaient présents à la journée d’étude, organisée par l’ABF (Association des bibliothécaires français), journée qui a permis de faire le point sur les emplois-jeunes en bibliothèque.

En ouverture, Philippe Debrion, président de la section Bibliothèques publiques de l’ABF, a estimé qu’on devait raisonner sur la notion de professionnalisation, dans un métier qui pose problème depuis la mise en place des statuts de 1991. Quelles compétences, quelles qualifications, quelles définitions des emplois, quelles formations, quels prérequis ? Au moment où la profession se complexifie et où on lui demande de mieux gérer, d’améliorer le fonctionnement, de produire des services, la situation actuelle donne l’impression de la présence d’un système à deux vitesses, les personnels titulaires et les précaires marchant difficilement dans la même direction.

L’arrivée des emplois-jeunes, souvent sans formation, très hétérogènes dans leurs recrutements et leurs fonctions, pose la question de leur intégration dans les établissements, des formations à mettre en place et de leur avenir.

Problématique générale

Raphaël Flama, chargé de mission au cabinet de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, a rappelé le dispositif emplois-jeunes et sa logique. C’est une démarche nouvelle, car il ne s’agit plus d’une aide à la personne, mais d’une volonté d’agir pour développer l’emploi, en permettant aux associations et aux collectivités territoriales de répondre à des besoins émergents et nouveaux ou à des besoins non satisfaits. L’ambition était de mettre en œuvre des programmes d’initiative locale dans les bassins d’emplois, par appel à projets sur un cahier des charges. On est donc dans une logique de projets et non pas de « guichet ». En s’appuyant sur des besoins repérés, il faut donc faire un diagnostic, afin de ne pas concurrencer des activités déjà existantes, ni se substituer à des emplois existants non pourvus. La qualité du service est prévue par la professionnalisation, et une pérennisation doit être affichée, la durée permettant au service de se structurer.

Ce programme, qui doit servir de levier dans des secteurs porteurs d’emplois, peut permettre de recomposer des emplois existants qui doivent s’adapter aux évolutions. Les jeunes recrutés peuvent participer eux-mêmes à la définition des fonctions ainsi mises en place. Il y a une démarche bi-active milieu professionnel/apport des jeunes. Sur les 78 000 embauches déjà réalisées (collectivités territoriales, établissements publics, associations), 10 % l’ont été dans le domaine de la culture. 28 % sont du niveau CAP/BEP, 38 % du niveau baccalauréat et 33 % d’un niveau supérieur.

Sylvie Weil, directrice de la Mission locale de Saint-Quentin-en-Yvelines, a rappelé ce que sont les missions locales, et notamment le travail d’approche individualisée et de suivi des jeunes de seize ans à moins de vingt-six ans, qu’elles accomplissent. La mission locale travaille en relation avec le porteur de projets pour le définir, pour évaluer le niveau de formation demandée.

Dominique Gérardin, conservateur de bibliothèque, a apporté ensuite le point de vue volontairement polémique d’un syndicat (FSU-Fédération syndicale unitaire) sur les emplois-jeunes, et notamment sur la question : les emplois-jeunes seront-ils efficaces dans la lutte contre le chômage ? L’état des lieux qu’il dresse est sans appel : on a affaire à un sous-salariat. Recrutement sans transparence, pas de progression de salaire, pas de promotion, aucune représentativité, aucune garantie de déroulement de carrière, aucune indépendance vis-à-vis de l’employeur. Il y a là une remise en cause des liens, classiques dans la fonction publique, entre niveaux de qualification (diplômes), de recrutement (concours) et de rémunération (grille des salaires), lourde de conséquence aussi bien pour les fonctionnaires que pour les emplois-jeunes. Si ces métiers « nouveaux » ne devaient en principe pas remplacer des métiers existants, on s’aperçoit que, dans la plupart des cas, il s’agit d’embaucher à bon compte en comblant des postes de titulaires non pourvus ou non créés. La généralisation des emplois-jeunes est génératrice de conflits dans les établissements, notamment parce qu’on fait accomplir des missions permanentes de service public par des précaires.

Après ce discours musclé, le débat qui a suivi a permis de donner quelques coups de projecteur :

– en matière de formation, les emplois-jeunes sont de droit privé et ne peuvent bénéficier de formation au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) que dans le cas d’accords spécifiques propres à chaque région. En revanche, le CNFPT serait bienvenu de former les tuteurs ;

– y aura-t-il un contrôle réel pour vérifier que ces emplois ne sont pas de substitution ? Les bibliothécaires d’hôpitaux (qui n’ont pas de statut) sont ainsi très inquiets du risque de voir débarquer des emplois-jeunes ;

– le salaire prévu par la loi n’est qu’un plancher : rien n’interdit à l’employeur de le dépasser en tenant compte du niveau de qualification et du type de responsabilités. Dans les faits, 60 % des emplois-jeunes sont rémunérés au-dessus du SMIC ;

– les emplois-jeunes peuvent apporter une nouvelle dynamique dans une profession vieillissante, et notamment sur la transversalité ;

– n’y a-t-il pas une contradiction entre les besoins nouveaux, qui s’inscrivent dans un processus dynamique de réflexion et de tâtonnements (comment y répondre ?) et les besoins non satisfaits, qui correspondent à un souci de combler les manques en récupérant la manne de l’État ?

– les emplois-jeunes restent une occasion pour des jeunes de s’intégrer dans le monde du travail, de tester un environnement professionnel, d’obtenir une reconnaissance de soi.

Les emplois-jeunes en bibliothèque

Laurence Boitard, chargée du groupe de pilotage des emplois-jeunes à la Direction du livre et de la lecture, indique que 896 recrutements avaient été recensés dans les bibliothèques au 31 janvier 1999, mais qu’ils sont en réalité probablement plus de 1 100, une majorité pour le livre et la lecture, une assez forte proportion pour les nouvelles technologies et quelques-uns pour le patrimoine écrit.

La formation la plus adaptée est celle du BEATEP (brevet d’État d’animateur et de technicien d’éducation populaire), spécialité Médiateurs du livre (diplôme Jeunesse et Sport de niveau IV), qui fonctionne sur des circulaires conjointes ministère de la Culture et de la Communication/ministère de la Jeunesse et des Sports de 1996 et 1998 et sur un référentiel de compétences défini également en commun.

Des formations d’adaptation à l’emploi peuvent aussi exister, comme en Bretagne. Ailleurs, des emplois-jeunes préparent le diplôme ABF. La professionnalisation en bibliothèque peut être prise en compte dans les plates-formes régionales de professionnalisation (en Bourgogne). Laurence Tarin, de Médiaquitaine (Université de Bordeaux), constate qu’il y a effectivement, selon elle, des « nouveaux » métiers (les médiateurs du livre au sens du ministère de la Culture, les spécialistes en NTIC, nouvelles technologies de l’information et de la communication) et des emplois correspondant à des besoins non satisfaits (le travail en direction de publics spécifiques, l’animation en milieu rural, les aides-éducateurs dans les bibliothèques centres documentaires des écoles). Médiaquitaine a mis en place à Bordeaux un BEATEP Activités sociales et vie locale, spécialisé Livre et lecture, qui propose six cents heures sur deux ans, formation en alternance avec tutorat et un stage de deux mois à temps plein.

Par ailleurs, Médiaquitaine propose à des emplois-jeunes une formation initiale de base (cent douze heures), une formation longue sur les NTIC non réservée aux emplois-jeunes (deux cents à deux cent cinquante heures), un diplôme universitaire de littérature de jeunesse non réservé aux emplois-jeunes (cent soixante heures, baccalauréat indispensable) et une préparation aux concours des bibliothèques.

Nouveaux métiers et métier(s) de bibliothécaire

Sur le thème majeur des nouveaux métiers, sont intervenus trois directeurs de bibliothèques et un conseiller pour le livre et la lecture.

Bernard Lafont a mené le projet de la médiathèque de Roanne dans un contexte socio-économique difficile : à l’ouverture, il y avait trop peu de personnel. Il fut donc gros demandeur d’emplois-jeunes, mais dans le cadre d’un projet de service : aller plus avant vers les publics de la périphérie et des quartiers. Six profils ont donc été définis : un agent d’actualité (chargé de diffuser l’information), un agent multimédia, un agent de développement du patrimoine écrit, un agent de promotion de la littérature enfantine en direction de la petite enfance, un traducteur de mémoire destiné à exploiter le fonds syndical, riche de la mémoire ouvrière du Roannais, et un promoteur du lire/écrire, occupé sur la question de l’illettrisme en liaison avec l’Éducation nationale et les associations, tous recrutés à bac + 3 ou 4. L’objectif souhaité de ces profils d’emplois est de faire évoluer les métiers, afin de faire reconnaître statutairement ces nouvelles fonctions.

Aujourd’hui directeur de la BDP (bibliothèque départementale de prêt) du Tarn, Bernard Lafont ouvre un nouveau chantier : celui de la formation de base des emplois-jeunes recrutés à l’ouverture d’équipements en milieu rural, et seuls agents recrutés. La BDP deviendrait pour eux un centre de formation aux emplois-jeunes Métiers du livre (recrutement à bac + 2), à qualifier pendant un an avant d’être remis à la disposition des communes. La formation permanente et le contrôle de la BDP déboucheraient sur leur intégration.

A la bibliothèque municipale d’Arles, on était confronté à la réduction de moyens depuis 1995, alors que la ville maintenait la gratuité de tous les services. Jean-Loup Lerebours a donc profité des emplois-jeunes pour compléter le personnel qualifié dans une voie spécifique : les trois emplois-jeunes travaillent en direction des quartiers défavorisés, chacun dans un quartier, mais ils n’y accomplissent pas les tâches habituelles des bibliothécaires.

Le cas de La Rochelle est différent. Bruno Carbone pense que le métier de bibliothécaire est unique dans ses diversités, qu’il s’enrichit et se renouvelle constamment et qu’il n’y a donc pas dans notre domaine d’emploi nouveau ! Ce qui ne l'a pas empêché de recourir massivement aux emplois-jeunes, ne serait-ce que pour améliorer les services proposés.

Selon Philippe Lablanche, conseiller pour le livre et la lecture en Franche-Comté, l’essentiel est de savoir si le projet est pertinent, si le porteur est apte à encadrer, à proposer des formations, à pérenniser. La loi ouvre un champ très vaste de définition des activités et de dénomination des emplois. Si le niveau de recrutement est globalement plutôt assez élevé, le volet formation est très imprécis. Les collectivités ne s’engagent vraiment pas en volume d’emplois et on peut imaginer qu’il s’agit le plus souvent de substitution d'emplois dans le futur.

Témoignages d’emplois-jeunes en bibliothèque

Les deux jeunes en contrat emplois-jeunes relevaient, l’une du milieu rural, l’autre du milieu urbain. Leurs témoignages, spontanés, émouvants, ont vivement animé la fin de la journée.

Gaëlle Chauveau travaille dans un relais-livres en campagne, à une vingtaine de kilomètres de Poitiers. Titulaire d’une licence de sociologie et d’un DUT (diplôme universitaire de technologie) Métiers du livre de Bordeaux, elle a été recrutée par la communauté de communes où se situe le relais-livres en campagne : Latillé, Chalandray, Chiré-en-Montreuil et Ayron (cette dernière étant pour l’instant en retrait, dans l’attente de l’achèvement des travaux de sa bibliothèque). Gaëlle Chauveau doit constituer le réseau entre les bibliothèques de ces communes, établir un catalogue commun, gérer leurs budgets, animer, rechercher les partenariats, accueillir les publics particuliers (groupes scolaires, adolescents) et accompagner les bénévoles qui restent indispensables dans ces villages.

Elle se montre très satisfaite de cet emploi, où elle est correctement rémunérée (on a tenu compte de son diplôme professionnel) et qui lui permet d’avoir une première expérience professionnelle de qualité, avec des responsabilités. Elle n’a pas de tuteur direct, mais son expérience est suivie de très près par la bibliothèque départementale de la Vienne, particulièrement exemplaire dans le cadre de l’animation de son réseau.

Nathalie Samain a été recrutée à Saint-Priest, dans la banlieue est de Lyon, où elle était déjà médiateur du livre sur un contrat emploi-ville depuis novembre 1997. Titulaire du baccalauréat et du diplôme ABF, elle a commencé la formation BEATEP de Lyon (où elle a constaté que sur quatorze personnes en formation, il n’y a que sept emplois-jeunes). Elle estime qu’un tuteur (et un bon, qui sache indiquer aux jeunes ce qu’ils ont à faire, pourquoi ils le font et où ils vont !) est indispensable, certains médiateurs du livre ayant eu de gros problèmes d’intégration avec leurs collègues bibliothécaires. Elle travaille principalement hors les murs, auprès de publics en difficulté, en partenariat (les Restos du cœur, la piscine municipale, les communautés d’origines diverses), pratique l’aide scolaire, et va bientôt lancer une bibliothèque de rue... Si le contrat emploi-jeune ne la satisfait pas pleinement, elle estime que le métier lui plaît, qu’il est même devenu une vocation.

Le débat, sur l’ensemble des interventions de l’après-midi, a dégagé plusieurs idées ou questions :

– les emplois-jeunes font-ils réellement autre chose que des agents du patrimoine ?

– quand on a trop de diplômes, connaît-on encore les exclus, peut-on être médiateur auprès d’eux ?

– il reste des problèmes de mise en place de formations dans beaucoup de régions. Partir en formation est d’ailleurs difficile quand on est seul dans sa bibliothèque. Les emplois-jeunes s’autocensurent et ne réclament pas toujours les formations indispensables. Ces formations ne sont-elles pas autre chose que le bricolage de formations déjà existantes ? Il faudrait partir des profils d’emplois – mais ont-ils été définis ? Le CNFPT ne propose pas de formation au multimédia ;

– le recrutement traditionnel est plus démocratique et permet de grimper les échelons : on a vu des employés de bibliothèques finir conservateurs. Mais aujourd’hui les statuts différencient ceux qui ont des formations initiales (conservateurs, assistants qualifiés) des autres, pour qui les concours de recrutement restent généralistes et qui se forment principalement sur le tas ;

– un emploi-jeune, seul en bibliothèque, découvre le monde du travail à travers des bénévoles : n’est-ce pas un apprentissage bizarre ?

– en ce qui concerne les NTIC, les emplois-jeunes recrutés sont plus des passionnés d’informatique que de livres. Comment font-ils le lien ? Quelles formations ont-ils ?

Pistes de réflexion

Dans sa synthèse de fin de journée, Dominique Arot, du Conseil supérieur des bibliothèques, évoqua la qualité, la profondeur, la diversité des intervenants, mais jugea nécessaire l’organisation d’une deuxième journée, consacrée cette fois à l’aspect formation. Il a mis en évidence des orientations et des pistes de réflexion.

D’abord, les bibliothèques restent des lieux de formation et d’intégration, de savoirs organisés et de socialisation, et ce n’est pas une fonction passagère. La bibliothèque, fondement de la société de l’information aussi bien que creuset de la solidarité, restera très sollicitée, grâce à sa capacité d’innovation et de services rendus. L’évolution actuelle laisse place à plusieurs métiers ou savoir-faire. C’est aux professionnels d’aider les politiques à renouveler leurs visions et leurs discours sur les bibliothèques.

En ce qui concerne les emplois-jeunes, cinq éléments conditionnent leur réussite :

– un emploi-jeune doit être accueilli au sein d’une équipe et bénéficier d’un solide tutorat ;

– la bonne intégration ne peut se faire qu’à l’intérieur d’une bonne organisation du travail, avec organigramme clair, dans un partenariat associatif et institutionnel solide ;

– il faut consolider et mutualiser les outils et structures de formation, inscrire la validation des acquis à prendre en compte et la perspective d’une pérennisation dès le début du contrat ;

– l’évolution et la diversification des missions des bibliothèques doivent être l’occasion d’innovations, d’expériences, que les emplois-jeunes peuvent faire. Il faut admettre la culture de l’échec, en se rappelant que le besoin de médiation est aussi un besoin d’humanité ;

– il faut absolument prévoir des dispositifs d’évaluation, d’accompagnement, de suivi. La coopération en ce domaine doit être très importante.

Il est évident que la réflexion sur notre profession doit se poursuivre en même temps, car seule une profession lucide peut être intégratrice. Pour cela, il nous faut concilier l’exigence de professionnalisation et l’accueil.

Cette journée d’étude était particulièrement riche, trop peut-être. Elle a permis à des jeunes en contrat emplois-jeunes et à des responsables de bibliothèques de se rencontrer, au travers d’expériences et de réflexions de grande qualité. Les voies qui ont été explorées seront, n’en doutons pas, fécondes.