Regards franco-québécois sur les métiers des bibliothèques

Bertrand Calenge

Les particularités françaises des métiers des bibliothèques – quasi-omniprésence de la fonction publique, complexité des statuts, image professionnelle marquée par des origines historiquement contrastées entre historiens des textes et militants sociaux – empêchent parfois de prendre le recul nécessaire pour examiner les évolutions d'une profession en pleine mutation. Aussi, l'initiative de l'École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (ENSSIB) était la bienvenue : profiter du Salon du livre de Paris, où le Québec était l'invité d'honneur, pour confronter et croiser des regards français et québécois sur le métier commun. L'idée était heureuse, car le 22 mars 1999, la salle était comble, comptant d'ailleurs plusieurs bibliothécaires québécois en ses rangs.

La table ronde, animée par François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l'ENSSIB, s'est articulée autour de deux logiques : l'échange de points de vue sur le métier de bibliothécaire et la comparaison des deux pays dans leurs façons d'aborder les nouvelles technologies et la formation.

Une médiation experte

Philippe Sauvageau, de la bibliothèque nationale du Québec, et Jean-François Jacques, de la bibliothèque municipale d'Issy-les-Moulineaux, ont présenté chacun ce qui leur semblait particulièrement important dans le métier de bibliothécaire aujourd'hui. Jean-François Jacques s'interroge sur l'évolution du lieu bibliothèque comme signe de l'évolution de la profession, pour faire un quadruple constat. La médiathèque évoque de plus en plus la médiation plutôt que la multiplication des supports, et son affirmation comme lieu social donne au métier une connotation forte de médiation sociale.

Mais cette médiation n'est pas neutre : le repérage des besoins sociaux, économiques, culturels, amène les bibliothécaires à s'intéresser à certains publics ciblés, donc en même temps à étudier leurs usages et à pratiquer une forme de pédagogie à leur égard.

Cette démarche sociale rend le bibliothécaire de plus en plus dépendant d'une collaboration avec d'autres métiers : de même que la médiathèque n'est pas le seul lieu de rencontre sociale et d'appréhension du savoir, le bibliothécaire ne peut concevoir son activité sans un partenariat étroit avec d'autres acteurs.

Ce faisant enfin, le rapport du bibliothécaire à l'information qu'il gère évolue : si demeurent ses missions de collecte, de signalement et de conservation des documents, le professionnel sait que le public recherche des contenus validés, et qu'il compte sur le bibliothécaire pour repérer, valider et mettre en forme l'information.

Philippe Sauvageau note une évolution majeure de l'environnement du métier, dans « l'émergence puis l'omniprésence de l'information électronique », sans que d'ailleurs le livre soit nécessairement menacé. Cette évolution met en lumière le rôle essentiel du bibliothécaire – maîtriser l'accès pertinent à la bonne information – comme l'avait souligné Jean-François Jacques pour le regard français.

S'il est certain que les bibliothécaires ne sont pas les seuls professionnels de l'information, ils sont bien placés pour faire valoir l'avantage culturel que représente leur pratique historique, et donc l'avantage économique d'une rapidité de service aux usagers. Dans ce contexte, l'évolution de la profession est rapide. Philippe Sauvageau reprend les conclusions d'un groupe de travail constitué à l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information (EBSI) de Montréal en 1995, selon lesquelles le métier change dans plusieurs directions : intérêt majeur pour les contenus, modernisation des tâches de gestion, intégration des nouvelles technologies, enrichissement de l'information, importance de la formation et du soutien aux usagers, intervention d'une coopération inéluctable entre bibliothèques pour raisons économiques, enfin diminution du nombre des emplois stables permanents au profit de contrats sur projets.

Service ou patrimoine

On note donc bien des apparentements entre les regards québécois et français sur les métiers. Qu'en est-il de la façon d'appréhender et de traiter ces nouvelles technologies de l'information, dont l'importance est soulignée partout ? Christian Ducharme, Québécois installé en France d'abord comme responsable des dossiers informatiques de la bibliothèque municipale de Lyon, et aujourd'hui maître de conférences associé à l'ENSSIB, a tenté une comparaison entre les approches des deux pays.

Tout en soulignant qu'il y a plus de points communs que de distances, il remarque trois différences d'approche : si le Québec construit depuis longtemps des réseaux homogènes entre bibliothèques de même type (par exemple, le catalogage de l'ensemble des centres régionaux de services aux bibliothèques publiques – équivalents aux bibliothèques départementales de prêt – est assuré par un seul d'entre eux), la France trouve son originalité dans l'existence de réseaux locaux regroupant différents types d'établissements, sur une ville par exemple ; cette « territorialisation » est peu présente au Québec.

Deuxième différence, le Québec utilise les technologies informatiques d'abord pour renforcer le service au lecteur, alors que la France fonctionne selon une logique patrimoniale qui ajoute une « bibliothèque numérique » à ses autres supports conservés. Cela apparaît particulièrement, et c'est la troisième différence, avec l'utilisation d'Internet ; par exemple, la page d'accueil de la bibliothèque municipale (BM) de Montréal s'ouvre sur une rose des vents qui balaye une longue gamme de services aux usagers, et la page d'accueil de la BM de Lyon (les deux villes sont jumelées) propose en son centre une enluminure. Référence vs patrimoine, les représentations légitimantes dans chaque pays sont présentes jusque dans les technologies les plus modernes.

Ces représentations ne sont pas absentes des programmes de formation. Réjean Savard, professeur à l'EBSI et bon connaisseur de la France, brosse le tableau comparatif des formations initiales des conservateurs à l'ENSSIB et des futurs bibliothécaires professionnels à l'EBSI. Cette dernière école est plus ancienne que l'ENSSIB (ex-ENSB), car sa première promotion est sortie en 1938. Agréée par l'American Library Association (visa indispensable pour produire des professionnels susceptibles d'être recrutés en Amérique du Nord), sa maîtrise en sciences de l'information forme des bibliothécaires en deux ans après la licence. Comme dans de nombreux autres pays, elle concerne également bibliothécaires, archivistes et documentalistes. Deux orientations sont possibles en 2e année : recherche ou professionnelle. Pour cette dernière, quatre options sont offertes : archivistique, gestion de l'information électronique, gestion stratégique de l'information, et bibliothéconomie. Si l'on prend les programmes incluant cette dernière option, on remarque aujourd'hui une forte similitude entre leurs libellés et ceux de la formation des conservateurs à l'ENSSIB. Ce rapprochement n'interdit pas des remarques toutefois : une présence plus forte des questions patrimoniales et de conservation à l'ENSSIB, et une insistance plus grande à l'EBSI sur les nouvelles technologies, les nouveaux marchés et les analyses théoriques sur les sciences de l'information.

Et Réjean Savard de conclure par quelques questions qui, sans aucun doute, concernent autant les Français que les Québécois : le monde du livre ne devient-il pas trop absent des formations initiales ? Les formations aux technologies, devenues envahissantes, ne font-elles pas négliger d'autres aspects également importants ? Les écoles professionnelles ne devraient-elles pas se préoccuper davantage des valeurs fondamentales de la profession ? N'assiste-t-on pas à un éclatement des métiers de gestion de l'information selon deux systèmes de valeurs, valeurs sociales contre valeurs commerciales ? Souhaitons que ces questions, dont l'intérêt fondamental n'échappera à personne, suscitent d'autres débats non seulement entre nos pays cousins, mais également dans l'Europe qui reste à construire.