Section des jeunes et section des adultes

Faut-il décloisonner ?

Hélène Jacobsen

À partir de l'exemple du réseau de bibliothèques de Marne-la-Vallée Val-Maubuée, ce texte analyse le fonctionnement d'une bibliothèque dans laquelle les sections des jeunes et des adultes ne sont pas séparées, mais au contraire installées dans un espace unique, décloisonné. Y sont abordés les répercussions sur la fréquentation et l'usage du lieu enfant et adulte, et les avantages ou difficultés rencontrés par le personnel. En conclusion, cet article montre le bilan très positif de ce mode de fonctionnement qui n'est plus exclusivement réservé aux petites ou moyennes bibliothèques.

Taking the example of the library network of Marne-la-Vallée Val-Maubuée, this article analyzes the function of a library in which the sections for children and adults are not separated, but rather installed in a single room, decompartmentalized. It tackles the problems of the repercussions from this on the frequentation and use of the place child and adult and also the advantages or difficulties encountered by the personnel. In conclusion, this article reveals a very positive outlook for this mode of functioning which is no longer reserved only for small and medium libraries.

Ausgehend vom Beispiel des Bibliotheksnetzes Marne-la-Vallée Val-Maubuée, untersucht dieser Text die Arbeitsweise einer Bibliothek, in der die Abteilungen für Jugendliche und Erwachsene nicht getrennt sind, sondern im Gegenteil in einem einzigen gemeinsamen Raum untergebracht sind. Die Auswirkungen auf den Verkehr und die Raumnutzung sowohl durch die Jugendlichen als auch durch die Erwachsenen werden ebenso angesprochen wie die Vor- und Nachteile, die sich für das Personal ergeben. Zusammenfassend zeigt dieser Artikel die sehr positive Bilanz dieser Arbeitsweise, die nicht mehr allein kleinen und mittleren Bibliotheken vorbehalten ist.

Au moment où se programment et se construisent tant de bibliothèques (convictions et dates symboliques – le passage à l’an 2000, par exemple, – se renforçant mutuellement) et où hommes politiques et citoyens se penchent avec perplexité sur le comportement de la jeunesse, il est important pour les bibliothécaires de réfléchir à l’organisation des espaces offerts au public, ou, plus précisément, aux publics.

Tout le monde perçoit que la répartition de l’offre documentaire reflète la conception que l’on a du rôle de la bibliothèque et qu’elle a des répercussions sur la pratique du public.

Un de ces aspects concerne l’organisation de la fréquentation du public enfant et du public adulte.

Faut-il les séparer ? Faut-il les mêler ? En jargon professionnel, faut-il cloisonner ou décloisonner les sections des adultes et les sections des enfants ?

L’exemple de Marne-la-Vallée

Le réseau de lecture publique de Marne-la-Vallée Val-Maubuée, a opté, dès 1987, pour une organisation décloisonnée de l’espace dans sa bibliothèque de la Ferme du Buisson (1 100 m2 ouverts au public). La rénovation en 1998 de la bibliothèque de l’Arche Guédon (surface identique) a permis d’adopter le même modèle de fonctionnement, et la bibliothèque du Ru de Nesles (1 400 m2) a ouvert en 1999, toujours avec ce même principe de décloisonnement des sections des adultes et des jeunes. Autant dire que c’est un choix délibéré qui a été à l’origine réfléchi, puis éprouvé, et qui a convaincu les bibliothécaires et les élus du bien-fondé de son adoption généralisée pour le réseau actuel.

Matériellement, il n’y a pas de cloisons entre les différentes sections. Ce sont les rayonnages dans leur répartition qui délimitent les zones différentes :

– la fiction pour les tout-petits (bacs à albums) ;

– la fiction pour les enfants (romans, contes, bandes dessinées) ;

– la fiction pour les adultes (romans, romans policiers, science-fiction…) ;

– les documentaires présentés selon la classification Dewey, classés par indice, sont côte à côte sur les étagères, les documentaires destinés aux enfants portant simplement une étiquette de cote en couleur ;

– la musique ;

– les revues et journaux ;

– les ouvrages de référence pour la documentation et le travail sur place.

Dès l’accès à la bibliothèque, le public, qu’il soit enfant ou adulte, perçoit le lieu comme lui étant destiné dans son ensemble : la répartition des espaces se fait en fonction des pratiques – emprunt de livres ou de disques, lecture dilettante, lecture d’information, lecture studieuse – et non en fonction des âges, des catégories de public.

Cette organisation est renforcée par une fonction prêt et retour centralisée, qui met sur un pied d’égalité tous les publics, tous les documents. Pas de hiérarchie, mais une attention égale quels que soient l’âge et le type de document emprunté.

Ainsi, en échange de cette considération égale, le public, et en particulier le public des enfants, est tenu de respecter les autres utilisateurs du lieu. Il s’agit d’un lieu public à l’intention de tous, qui ne lui est pas réservé. Son comportement doit être compatible avec l’usage du lieu par des adultes. Il n’a aucune prérogative particulière, aucun territoire où il bénéficierait d’une sorte d’impunité en fonction de son âge.

Publics et collections

Les plus jeunes des enfants sont souvent contents de pouvoir feuilleter, choisir et lire éventuellement seuls ce qui les intéresse sans que les adultes, parents, grands frères soient perdus de vue.

Et réciproquement, les adultes sont parfois rassurés d’avoir leur progéniture à portée de vue. Ainsi une indépendance relative est ménagée.

A contrario, la recherche documentaire qui peut être faite conjointement par les adultes et les enfants est souvent très valorisante et cet accès commun enrichissant : passer de Claude Ponti ou Grégoire Solotareff à Hervé Di Rosa ou Mark Rothko qu’on feuillette sur les genoux de son père ou de sa mère dans le rayon livres d’art – qui n’est pas réservé aux adultes – est plus stimulant et excitant que négatif.

Enfin, un certain nombre d’adultes est heureux de repérer sur les rayonnages et d’emprunter des livres destinés a priori aux enfants, notamment dans les domaines scientifiques et techniques.

On remarque très vite une appropriation familiale du lieu qui renforce la notion d’accompagnement des adultes indispensable pour l’apprentissage de la lecture.

La juxtaposition des livres dans tous les domaines de la connaissance est l’un des aspects positifs, et non des moindres, de ce décloisonnement. Certaines collections réputées pour enfants conviennent tout à fait à des adultes non spécialistes (les ouvrages de la collection Découverte de chez Gallimard, ou les Essentiels de chez Milan…, par exemple) et l’on mesure l’intérêt de ces possibilités quand on connaît l’abondance et la qualité de l’édition jeunesse : à l’inverse, des livres dits pour adultes, en particulier les livres d’art, de géographie, de sciences…, sont tout à fait accessibles et parfois nécessaires à des enfants ou des collégiens.

Quelle est la bibliothèque qui peut se permettre de doublonner systématiquement ses collections et de les présenter à la fois dans une section pour adultes et dans une section pour jeunes ? Et d’ailleurs, même si c’était le cas, quelles collections faire figurer en double exemplaire ? Lesquelles exclure ? Quelles seraient les limites de ces choix ?

Organisation interne

En amont de cette conception décloisonnée de la bibliothèque, il est un point invisible pour le public, mais fondamental pour la bonne marche de la bibliothèque : l’organisation du travail des bibliothécaires. Soyons clairs ! Cette suppression des sections des jeunes et des sections des adultes signifie-t-elle la disparition des spécificités, des compétences respectives ? Évidemment non. Il s’agit simplement d’organiser le travail en fonction de cette situation.

En ce qui concerne les acquisitions, les bibliothécaires pour la jeunesse continuent de choisir, d’acheter les livres de fiction (albums, romans, bandes dessinées) qui leur paraissent convenir à un public s’échelonnant en général entre 0 et 14 ans. Les bibliothécaires pour adultes font de même pour la littérature, les bandes dessinées. Il en va ainsi également pour les discothécaires.

Pour les documentaires – qui, je le rappelle, sont présentés sur les rayonnages sans distinction d’âge des lecteurs –, le travail de sélection, de critiques et d’acquisitions peut se faire en commun et en fonction de l’existant dans son ensemble.

Il ne s’agit aucunement de dissolution des responsabilités, mais, au contraire, d’enjeux renouvelés. Défendre un livre dit pour enfants sur des sujets comme l’Islam ou Internet devant ses collègues des sections pour adultes, est assez stimulant, d’autant que, grâce aux arguments avancés, ce livre peut être préféré à un livre pour adultes de qualité médiocre. L’équilibre des fonds se fait ainsi en fonction de l’intérêt intrinsèque des documents et pas seulement de leur appartenance au domaine de l’édition jeunesse ou adulte.

Dans le champ des animations aussi, les répercussions peuvent être importantes par le biais d’un travail de conception en amont et en commun pour les thèmes qui le justifient. Cependant, rien n’empêche chaque secteur de travailler de son propre chef : une rencontre avec un illustrateur, un auteur, n’est pas forcément destiné à un public mixte.

Le service public

A cette organisation décloisonnée on oppose souvent la question des réceptions de groupes. En règle générale, cette activité doit avoir lieu au moment où la bibliothèque est fermée au public traditionnel. Ainsi, les groupes qui sont accueillis le sont dans la bibliothèque, et toute la bibliothèque leur est à ce moment-là réservée avec présentation des lieux, de livres, de disques, de revues.

Il peut aussi arriver que des groupes soient reçus quand la bibliothèque est ouverte au public. Il s’agit alors de moments calmes, pendant lesquels la fréquentation est moindre, de manière à ne pas créer de nuisance. Mais cette pratique est également celle des bibliothèques traditionnelles : il y est aussi intolérable qu’un public en gêne un autre, même lorsqu’il s’agit des mêmes tranches d’âge. Et cela vaut également pour les groupes d’adultes…

La réception du public pendant les heures d’ouverture habituelles se fait collectivement par le personnel de sections des jeunes et le personnel de sections des adultes.

Les renseignements d’ordre général, les inscriptions, se font indifféremment à l’intention des uns ou des autres. Quand un renseignement précis est souhaité, les personnes compétentes sont là pour répondre. Au-delà des bureaux de renseignement, on sait que le public sollicite volontiers les bibliothécaires occupés à ranger dans les rayons : ceux des sections jeunesse sont de préférence du côté des albums et ceux des sections adultes dans l’espace des romans policiers pour adultes ; ils sont donc à même de répondre à des questions spécifiques. Cette répartition des compétences est la même évidemment pour la musique ou pour l’espace de travail et d’étude sur place.

Bilan

Cet espace décloisonné de la bibliothèque favorise la perception d’ensemble du lieu, son unité ainsi que l’affirme Pierre Riboulet, architecte de la remarquable bibliothèque municipale à vocation régionale de Limoges, cité par Michel Melot : « La bibliothèque est l’endroit de l’unité… » 1. Il s’agit bien entendu, pour Pierre Riboulet, de l’unité du lecteur à un moment donné, mais elle peut être étendue au lecteur dans son histoire.

Dès son inscription à la bibliothèque, il est engagé à fréquenter l’ensemble du lieu en fonction de ses besoins, de ses envies. Le handicap souvent repéré du passage de la section des enfants à la section des adultes au moment de l’adolescence n’existe plus. Les bibliothécaires quant à eux n’ont plus à canaliser un usage hors norme : les grands adolescents « squattant » la section des enfants, ou les plus jeunes envahissant les secteurs des adultes.

En effet, quand les cloisons entre sections existent, les jeunes les franchissent soit par nécessité documentaire, soit par jeu, par provocation ou curiosité. Les bibliothécaires et le public sont alors confrontés à une cohabitation non voulue et d’autant plus mal vécue.

Dans le cas du décloisonnement, la coexistence des publics est la règle et l’idée négative du non-respect de cette règle n’existe pas. Reste cependant l’obligation de respecter et faire respecter la tranquillité de chacun. Sous le regard des adultes, les enfants sont tenus d’avoir un comportement compatible avec la fonction de la bibliothèque.

Les bibliothécaires dans leur ensemble canalisent les débordements qui peuvent toujours avoir lieu, et le public vient en appoint – quelquefois réellement, le plus souvent symboliquement –, par sa présence et son regard.

D’un point de vue architectural, cet espace unique et décloisonné présente aussi des avantages sur deux points au moins :

– du point de vue de la surface dévolue aux enfants : en effet, si ceux-ci représentent souvent 40 % des inscrits, quelle est la section des jeunes qui occupe 40 % de la surface de la bibliothèque ?

– du point de vue de la flexibilité de l’organisation, la population change, vieillit, et la répartition des espaces peut être modulée facilement : il suffit de déplacer des rayonnages et la signalétique au profit de tel ou tel domaine, et non d’abattre des murs.

La tentation du décloisonnement

Cette pratique du décloisonnement est effective au Danemark qui appelle ces bibliothèques très justement des « bibliothèques familiales », présentes dans des villes de l’ordre de 50 000 habitants. Le décloisonnement était jusqu’à présent accepté, en France, pour de petites ou moyennes bibliothèques, comme une concession en raison de la taille des lieux.

Or Montpellier, dont la bibliothèque municipale à vocation régionale est en cours de construction et sera inaugurée à l’automne 2000, vient d’adopter ce mode de fonctionnement. Ainsi, à partir d’un hall accueillant le prêt centralisé, on accède aux différents plateaux thématiques. Ceux-ci comportent un espace de rencontre, les sections adultes et enfants n’y sont plus distinctes et une bibliothèque mixte expérimentale permet de faire cohabiter sur les mêmes rayonnages les documents pour les adultes et pour les enfants. L’ensemble du bâtiment représente 15 000 m2, dont 6 639 m2 ouverts au public.

C’est bien une question de conviction et non de contrainte qui a prévalu, conviction liée à la volonté de faire de la bibliothèque à la fois un outil d’apprentissage et de pratique de la citoyenneté.

Il faut revenir et insister sur cette notion de conviction : elle est une condition nécessaire à la réussite de ce fonctionnement. La majorité du personnel doit en adopter raisonnablement le principe, ne pas envisager avec inquiétude les confrontations des publics – elles existent de toute façon – et ne pas imaginer être dépossédé d’un territoire ; ce dernier est au contraire agrandi à l’ensemble du bâtiment bibliothèque et à tous les usagers. Les bibliothécaires pour adultes craignent d’être envahis par les jeunes et de ne pouvoir les maîtriser : il faut qu’ils sachent qu’il leur est toujours possible de s’appuyer sur les usagers adultes pour maintenir la règle ; même sans intervention directe, leur présence est une sorte de régulateur. Les bibliothécaires pour enfants sont inquiets de voir leurs compétences amoindries : ils auront à l’opposé la tâche passionnante de guider, convaincre les enfants et les adultes qui les accompagnent.

Pour autant il ne faut pas négliger de prendre un certain nombre de dispositions matérielles et techniques qui conditionnent la réussite de cette organisation. Comme pour toute programmation, il est indispensable de prendre en compte le contexte sociologique dans lequel est située la bibliothèque. L’étude des caractéristiques de la population qui est appelée à fréquenter le lieu est décisive.

Il est aussi utile de bien réfléchir à l’organisation des circulations et à l’agencement des espaces afin d’éviter des rapprochements malheureux : par exemple, les rayons des bandes dessinées pour les enfants et de celles pour les adultes peuvent être éloignés les uns des autres ; autre exemple, les bandes dessinées pour enfants ne sont pas placées à proximité des albums, de manière à éviter que les pré-adolescents et adolescents « piétinent » les tout-petits !

Il faut étudier judicieusement la hauteur des rayonnages bien sûr, mais aussi des bacs à disques, des présentoirs à revues et de la banque de prêt, etc.

Tout se passe comme si de l’Heure Joyeuse à Clamart en passant par Argenteuil ou Montreuil pour aboutir à Marne-la-Vallée et demain à Montpellier, les bibliothèques pour la jeunesse, devenues sections jeunesse, allaient finir par se fondre totalement dans les bibliothèques et supprimer ainsi les cloisons étanches entre deux publics.

Février 1999

  1. (retour)↑  Cf. Anne-Marie Bertrand ; Anne Kupiec, Ouvrages et volumes : architecture et bibliothèques, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1996, p. 94.