L'accès à l'information

À quel prix ?

Céline Castets

Dans notre société de consommation, tout a un prix, et si les bibliothèques répugnent à se situer dans une logique marchande, la journée d’étude intitulée « L’accès à l’information : à quel prix ? », organisée le 4 décembre 1998 par l’interassociation ABCD, a été propice à une réflexion sur la prise en compte de coûts indéniables, liés à l’accès, tant matériel qu’intellectuel, à l’information.

L’enjeu de cette journée était de débattre sur la recherche d’un équilibre acceptable par tous entre le droit d’information du public et le droit des auteurs, problématique certes pas vraiment nouvelle, mais compliquée par le développement de la société de l’information et en particulier par Internet, espace dans lequel les coûts matériels sont dérisoires et les informations foisonnantes. Dans ce monde virtuel, les droits d’auteur semblent donc être la cause essentielle du coût de l’information.

Le prêt

Bernard Edelman, avocat, avait choisi de limiter son intervention à la directive communautaire du 19 novembre 1992 sur le prêt et la location. Cette directive, bien que n’ayant pas été transposée en droit français, s’impose aux justiciables, et en particulier aux bibliothèques.

Concernant le contenu même de la directive, après une première partie pédagogique, une deuxième explicite le lien concurrentiel existant entre le prêt et la location, justifiant une réglementation unique de ces deux activités. Il est évident que les bibliothèques se situent dans une logique non économique et qu’elles ne pratiquent que le prêt et non la location.

Outre ces considérations générales, deux articles de la directive concernent précisément les bibliothèques. L’article 1 donne une définition du prêt et de la location, la différence majeure se situant dans la réalisation ou non de bénéfices, ce qui évidemment ne risque pas d’être le cas des bibliothèques !

L’article 5 pose le principe d’une dérogation en faveur des bibliothèques publiques : les États peuvent déroger à l’article 1 et au principe d’autorisation et de paiement des droits d’auteur, si ceux-ci disposent d’une rémunération suffisante. Il serait en effet impossible d’imposer aux bibliothèques de rechercher tous les ayants droit d’une œuvre, afin de leur demander une autorisation !

Par conséquent, le principe d’un paiement, c’est-à-dire d’une licence légale, est posé, le montant devant être fixé par décret. Bernard Edelman constatait qu’aucun décret n’a été pris à ce sujet, et étant favorable à cette solution de licence légale, il souhaite que l’État prenne les mesures requises.

En outre, la directive précise que les États disposent d’une possibilité d’exemption. Mais encore une fois, aucune mesure réglementaire en ce sens n’a été prise à ce jour.

Pour sa part, Guylaine Bigot a exposé le point de vue des lecteurs et précisé que ces derniers sont, certes respectueux du droit des auteurs, mais récalcitrants à l’idée de payer l’accès à l’information, opposés à une dynamique du tout payant et soucieux de sauvegarder un accès à la culture pour tous.

Les bibliothèques et la société de l’information

Barbara Schleihagen, directrice de EBLIDA (European Bureau of Library and Documentation Association), a choisi d’évoquer le Traité de l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) sur le droit d’auteur du 20 décembre 1996 et surtout la dernière proposition de directive de l’Union européenne (UE) du 10 décembre 1997, qui fait suite au livret vert sur les droits d’auteur dans la société de l’information, publié en juillet 1995.

La proposition de directive poursuit deux objectifs : la mise en place du Traité de l’OMPI de 1996 et l’harmonisation des législations des États membres de l’UE afin d’assurer un cadre législatif correct pour le marché européen unique. Ce projet, conformément au Traité de l’OMPI, prévoit que les auteurs disposent du droit d’autoriser et d’interdire les reproductions de leurs œuvres. Ce droit permet toutefois des exceptions, dont la seule obligatoire concerne certains actes techniques, sans signification économique propre, comme par exemple l’affichage à l’écran. Les exceptions facultatives concernent le droit de copie privée, la reprographie et les reproductions réalisées notamment par les bibliothèques publiques, lesquelles correspondent à l’exception anglo-saxonne du fair use.

De même, le droit de communiquer au public tolère aussi des exceptions spécifiques notamment dans le cadre d’utilisations non commerciales et pour les usages à des fins d’enseignement et de recherche.

EBLIDA montre d’importantes réserves à l’égard d’un certain nombre de ces propositions. Les bibliothèques sont tout à fait conscientes de la nécessité de protéger le droit de la propriété intellectuelle, mais EBLIDA a le souci de maintenir l’équilibre entre ce droit et l’intérêt du public, lequel devrait être sauvegardé grâce à la mise en place d’exceptions en faveur des bibliothèques.

Les reproches essentiels faits à cette directive sont de ne pas laisser une place à d’autres exceptions, de ne pas permettre aux usages non commerciaux une utilisation libre de droit, de n’appliquer que strictement les sanctions en cas de contournement des systèmes techniques interdisant la copie et la gestion des droits, sans tenir compte de l’intention morale de l’auteur de l’atteinte. Il lui est enfin reproché de ne pas rappeler que le droit contractuel n’est pas supérieur au droit de la propriété intellectuelle, signifiant ainsi que le droit d’auteur est impératif, et n’autorisant pas les parties contractantes à y déroger. Par cette dernière critique, EBLIDA rejette le système de la licence légale, défendu par Bernard Edelman et Hubert Tilliet, du SNE (Syndicat national de l’édition).

EBLIDA fait donc les propositions suivantes : la revendication d’un niveau minimum d’harmonisation des exceptions de pratique loyale, la mise en œuvre obligatoire de l’exception pour l’usage et la copie de documents destinés à l’éducation, la formation, la recherche et les utilisations privées, une autorisation de contourner les mesures techniques dans le cas d’activités autorisées par la loi, et enfin une disposition précisant que les exceptions obligatoires ne pourront plus être ignorées dans les contrats ou accords de licence.

Pour faire connaître ses positions, EBLIDA exerce une activité intense de lobbying depuis 1992. Son action se fait en coordination avec d’autres associations d’usagers, avec lesquels a été lancé le programme EFPICC, qui vise à promouvoir une pratique européenne loyale en matière de droits d’auteur.

Hubert Tilliet s’est montré moins critique à l’égard de cette proposition de directive ; il considère que ce texte clarifie un certain nombre de définitions. Toutefois, il émet également des réserves sur les exceptions au droit d’auteur et pense, avec Bernard Edelman, que l’exception de copie privée est amenée à disparaître. Par ailleurs, tout comme Barbara Schleihagen, il regrette le caractère facultatif des exceptions, signe d’une fausse harmonisation. Hubert Tilliet est finalement favorable à la négociation entre les titulaires des droits et les utilisateurs, prenant l’exemple sur la convention conclue entre la BnF et le SNE, à propos des œuvres numérisées, consortium qui a mis en place un système de paiement forfaitaire. Cette solution contractuelle est également souhaitée par Bernard Edelman.

Concernant le « photocopillage », Jean Lissarague, représentant le CFC (Centre français d’exploitation du droit de copie), prône la solution contractuelle pour la gestion des photocopies et donne l’exemple du protocole d’accord signé avec les présidents des universités, des grandes écoles et des chambres de commerce et d’industrie. Il y voit l’exemple d’une gestion raisonnable du droit d’auteur.

Médiathèques, vidéothèques et droit d’auteur

MM. Antoine et Crépin représentaient la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). Ils ont rappelé que les bibliothèques qui mettent à la disposition des lecteurs des bornes d’écoute d’œuvres musicales doivent être en conformité avec la loi sur le droit d’auteur. Actuellement, peu de ces établissements la respectent, mais la SACEM précise que les bibliothèques bénéficient d’un paiement forfaitaire des droits et, qui plus est, « d’un montant faible ». Elle a également donné l’exemple d’une convention signée avec la BnF, prouvant ainsi la possibilité de trouver une solution raisonnable, l’intérêt commun étant de respecter la législation. Didier Antoine en a profité pour lancer un appel à la salle en faveur de la négociation.

Françoise Danset, à qui est revenue la difficile tâche de conclure cette journée d’étude, a très justement remarqué que la culture et la pensée sont de plus en plus subordonnées au commerce et au juridique, les bibliothèques conservant leur rôle d’intermédiaires et de protecteur du patrimoine collectif et du droit à la culture.

Il est normal que le débat sur le prix de l’information soit vif. Les bibliothèques souhaitent bien sûr que les auteurs soient payés, mais elles souhaitent aussi préserver leur mission de service public à l’égard de leurs lecteurs. Il est évident que le débat sur le coût n’est pas tranché et les solutions contractuelles, si elles paraissent attirantes, ne sont peut-être pas pleinement satisfaisantes, si on pense aux budgets des bibliothèques… Des questions restent donc ouvertes, mais comment aurait-il pu en être autrement dans une société de l’information en pleine gestation ?