L'avenir numérique

Quelle voie, quel choix ?

Christine Okret

Les développements réalisés dans le domaine du numérique entraînent une remise en question globale de l’organisation de la chaîne de diffusion du savoir et nécessitent une appréhension intellectuelle différente pour parvenir à faire les choix qui détermineront les conditions futures de conservation du patrimoine culturel mondial.

Les projets de deux bibliothèques nationales

« L’avenir numérique », tel était le titre du colloque organisé le 26 novembre 1998 par le British Council. Les professionnels des bibliothèques y étaient rassemblés pour faire le point sur les bouleversements induits, les expériences réalisées, et plus généralement, sur l’état de la réflexion conduite au Royaume-Uni et en France.

La présentation des projets de mise à disposition de collections patrimoniales de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et de la British Library ont mis en lumière trois grands thèmes d’étude : l’évolution du contexte éditorial, l’indispensable renouvellement de l’approche des missions des bibliothèques, et la prise en compte d’un travail pédagogique accru pour rendre accessibles les avancées technologiques à des utilisateurs parfois réticents.

Les données essentielles du projet Gallica, de la BnF, exposées par Jean-Pierre Angrémy, ont d’emblée illustré les contraintes qui ont conditionné quelques réorientations des choix originels. Ainsi, la question de l’acquittement des droits d’auteurs, largement débroussaillée par l’accord-cadre passé avec le Syndicat national de l’édition (SNE), n’est pas entièrement résolue – notamment pour les auteurs d’appareils critiques de textes classiques –, et freine la mise en ligne de nombreuses œuvres. Sur le plan de la philosophie générale du projet, l’ambition encyclopédique laisse paraître ses limites, tant elle nécessite de vastes ressources.

Aussi Gallica vise-t-il désormais à mettre en valeur les domaines d’excellence documentaire de la BnF, par la mise en ligne de textes portant sur des sujets précis et très demandés, transversaux du point de vue du support, et présentés en grande partie en mode image avec quelques incursions dans le mode texte (tables des matières, légendes d’images) afin de permettre des recherches. Les thèmes retenus sont les voyages en France et à Paris, les voyages en Afrique, les utopies, les mémoires de sociétés savantes.

Brian Lang, de la British Library, a confirmé les difficultés éprouvées par les bibliothèques pour obtenir l’autorisation d’exploiter les œuvres sur un mode numérique. Il a insisté sur l’importance d’une réflexion internationale concernant les choix de mise à disposition de documents électroniques et leur préservation.

En effet, le contexte éditorial dans lequel se place l’activité des bibliothèques a subi d’importants bouleversements. Installée en 1995 pour promouvoir une coopération étroite entre bibliothèques et monde de l’édition britanniques, la Library and Information Commission (LIC) prévoit, dans un rapport récent, une évolution sur cinq ans caractérisée par l’existence sous forme électronique de 40 % des articles du domaine STM (Sciences, Techniques, Médecine), et un corpus de documents numérisés constitué à 95 % de références bibliographiques. Le Department of Trade and Industry (DTI) prévoit pour le Royaume-Uni une augmentation continue du nombre d’éditeurs, d’une part actifs dans le domaine électronique (60,7 % d’entre eux n’avaient pas d’activité dans ce domaine il y a deux ans ; 35 % en 1998), et d’autre part produisant majoritairement sous forme électronique (16,5 % il y a deux ans ; 22,9 % en 1998).

Un accès universel à l’information

Côté français, Jean-Pierre Sakoun, de Bibliopolis, a tracé quelques pistes porteuses pour le développement de l’édition numérique, qui n’en est encore qu’à ses débuts (la simple dématérialisation des données) avant d’aborder un stade de maturité lors duquel la production sera directement numérique. A la différence de l’édition sur support papier, l’édition électronique ne peut se contenter de reproduire purement et simplement des textes, elle doit viser à une organisation des contenus par l’usage des liens hypertexte et de la numérisation en mode image. D’autre part, la chaîne numérique permet la réalisation de petits tirages, qui se justifient dans le cas d’éditions savantes.

Sur un plan global et sur le long terme, l’approche britannique consiste à faire réfléchir ensemble, au sein de la LIC, éditeurs et bibliothécaires sur des thèmes précis en intégrant les bibliothèques dans une vision économique du circuit de diffusion de l’information. La mise en valeur de collections patrimoniales ne se place pas dans une démarche élitiste, mais s’inscrit dans la recherche d’un accès universel à l’information, aux côtés d’un développement de services tels que l’éducation permanente pour les citoyens (People’s Network).

L’accès aux documents électroniques scientifiques pose cependant un problème juridique spécifique immédiat, en raison de la combativité des éditeurs et des auteurs qui tendent à vouloir préserver la maîtrise de leur production et acceptent de plus en plus difficilement les dérogations à l’application pleine et entière de leurs droits, même en faveur des bibliothèques.

La BnF a balisé ce terrain en passant un accord-cadre avec le SNE, qui assure une rémunération globale et forfaitaire répartie entre les ayants droit par un organisme de gestion collective, le Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC). Les licences restent néanmoins le mode d’accord avec les producteurs de ressources électroniques le plus utilisé, mais leur contenu fait l’objet d’âpres négociations. A cet égard, et en accompagnement des solutions nationales (par exemple, NESLI-National Electronic Site Licence Initiative, au Royaume-Uni), une réflexion au niveau européen apparaît indispensable. Sous l’égide de la Communauté européenne, le projet ECUP + (European Copyright User Platform) a parmi ses objectifs l’élaboration d’une licence « type », dont les clauses refléteraient un équilibre entre les intérêts des producteurs, auteurs et des bibliothèques 1.

De nouvelles données techniques

Les tâches bibliothéconomiques traditionnelles intègrent également, et de façon croissante, les nouvelles données techniques. La réalisation optimale de ces tâches suscite des interrogations. En effet, la chaîne de traitement des documents se double désormais d’un circuit parallèle pour les documents électroniques, qui comprend les étapes suivantes : découverte de ressources (= sélection), déchargement (= acquisition), stockage local (= développement des collections), gestion des connaissances et de leur accès (= classification), stockage à long terme (leur conservation). La pratique fait apparaître un certain nombre d’incertitudes sur l’efficacité des solutions pragmatiques adoptées pour aborder ces différentes phases. Au-delà des questions récurrentes et réitérées lors de cette journée – comment sélectionner, comment stocker, quel accès choisir, comment et quoi conserver ? –, deux thèmes peuvent être rapidement évoqués.

Ainsi François Reiner, de la Fondation nationale des sciences politiques, a souligné la prégnance de modes traditionnels d’appréhension du métier de bibliothécaire, et la difficulté de se dégager de ces schémas pour proposer des concepts qui tiennent compte de la spécificité des ressources électroniques. Par exemple, une réflexion sur la conservation de ces documents invite à se pencher sur la notion dynamique de flux continu d’informations, en raison des accès multiples possibles dans l’espace et le temps, et non plus à se focaliser sur les conditions de stockage sur un support statique à la durée de vie indéterminée. Cependant, selon Charles Oppenheim, de la Loughborough University, les pistes envisageables dans le champ de la conservation de documents électroniques peuvent plus profitablement être explorées au niveau international, avec la mise en place de dépôts de matériel numérisé.

Controverses juridiques

Par ailleurs, l’accès aux documents électroniques suscite encore bien des controverses liées aux conditions juridiques de consultation. En France, la question du droit de copie reste extrêmement délicate, et l’opposition entre les éditeurs et les bibliothécaires vive. Serge Eyrolles, du SNE, a insisté sur la nécessité de considérer la spécificité de la diffusion d’une œuvre sur le réseau, acte qui ne distingue pas la copie pour l’utilisateur de l’exploitation. Aussi plaide-t-il pour une définition étroite du droit de reproduction dans le domaine numérique, il n’énumère pas moins de quatre actes de reproduction possibles entre la numérisation et la retransmission éventuelle de l’œuvre (mise sur le serveur, déchargement sur le poste de l’utilisateur, affichage à l’écran, reproduction sur disquette).

Selon Serge Eyrolles, la simple mise à disposition de l’œuvre (c’est-à-dire, pour le SNE, la mise sur le serveur) est acceptable, mais toute consultation ou transmission doit faire l’objet d’un paiement. Cette position est très largement contestée par les professionnels des bibliothèques qui argumentent en faveur d’une libre utilisation pour usage privé, et évoquent les nouvelles pratiques d’édition (auto-édition) et de consultation (« nomades ») générées par l’apparition des réseaux pour s’inscrire en faux contre les principes du SNE. La résolution de ces questions offrirait un cadre balisé pour le développement de la documentation électronique dans les bibliothèques. Cependant, les lecteurs font parfois preuve d’une certaine hésitation devant ces nouvelles formes de diffusion du savoir. Aussi est-il indispensable de sensibiliser les lecteurs à leur usage en favorisant l’acquisition de documents électroniques.

Cela suppose une formation initiale adéquate des personnels de bibliothèque à ce type de ressources, et surtout une formation continue justifiée par le caractère mouvant des techniques et des offres documentaires. Cette expertise doit être mise au service d’un effort pédagogique accru en direction des lecteurs pour être à même de cerner leurs attentes et de les aider dans leurs recherches. La médiation prend toute son importance avec les documents électroniques. Toutefois, une réflexion sur les accès au numérique ne doit pas faire oublier l’attachement encore très fort des lecteurs au papier. Même en l’absence de rapports précis sur ce point, l’usage des ressources électroniques dans les bibliothèques est estimé faible.

Pratiques traditionnelles et avancées techniques

Plus généralement, et parallèlement, la pénétration des technologies numériques dans la vie quotidienne est lente. Les efforts consacrés à la démocratisation de l’accès au numérique, soit par le truchement des bibliothèques et centres de ressources (programme de la LIC au Royaume-Uni), soit par la multiplication des sites officiels ayant vocation à apporter une meilleure interactivité dans les rapports entre citoyen et administration (La Documentation française, Admifrance...) visent ainsi à réduire un décalage entre le mouvement long des pratiques traditionnelles et le rythme court des avancées techniques. Les bibliothèques, par leur positionnement dans la cité, ont un rôle crucial à jouer. Mais il reste beaucoup à faire.

Il ressort de ce colloque qu’à une réflexion sur l’avenir du numérique dans nos sociétés correspondent des possibilités d’actions situées à des degrés de coopération différents. Si le développement du numérique suit dans chaque pays des chemins et un rythme spécifiques liés aux habitudes culturelles, la résolution de certaines questions exige un effort de coopération international. Ainsi, sur le plan européen, les règles communautaires peuvent apporter un cadre juridique solide et la réalisation de projets transversaux inscrits dans le dynamisme culturel des pays concernés. De même, c’est par une concertation à un niveau international que doivent s’élaborer les principes de gestion de la préservation d’une mémoire mondiale numérique.