La conservation du patrimoine écrit
Un défi permanent
Philippe Hoch
A deux pas de la cathédrale, une statue érigée en 1836 en souvenir de l’exil alsacien de Gutenberg rappelle, si besoin en était, que Strasbourg compte parmi les cités où, de très bonne heure, la culture écrite fut à l’honneur, tant sous sa forme manuscrite qu’imprimée 1. Avant le bombardement de 1870, qui provoqua l’incendie de la bibliothèque de la ville et de celle du séminaire protestant, les collections réunies au Temple-Neuf étaient exceptionnelles : au total, quelque 300 000 volumes, 1 600 manuscrits, 5 000 incunables... Anéanties, ces richesses ont, en partie, été remplacées par celles qu’abrite depuis la fin du siècle dernier la Bibliothèque nationale et universitaire (BNUS), dont la réputation s’étend depuis longtemps bien au-delà des frontières.
La cité strasbourgeoise était dès lors toute désignée pour accueillir une journée d’étude nationale consacrée aux problèmes de conservation du patrimoine écrit, un défi permanent lancé aux bibliothèques et aux services d’archives. Organisée dans les locaux de la bibliothèque municipale par Françoise Barré et Anne-Françoise Bonnardel, respectivement au nom du groupe Alsace et de la section Études et recherche de l’Association des bibliothécaires français (ABF), la rencontre permit d’aborder les principes et politiques de conservation, d’examiner leur application à des supports différents et dans des contextes bibliothéconomiques ou administratifs divers, sans omettre l’étude de réalisations concrètes dans le domaine de la restauration.
S’agissant d’une discipline à la fois récente et soumise à une évolution rapide, il n’était pas inutile d’entreprendre, comme le fit Georges Fréchet, de cerner la notion même de conservation et d’énoncer les règles qui président à sa mise en œuvre dans le champ spécifique du patrimoine écrit et graphique. Les différents professionnels concernés (bibliothécaires, restaurateurs, chercheurs) se trouvent confrontés à la diversité des fonds, à celle des documents qui les composent et, partant, à l’hétérogénéité des matériaux constitutifs de ces pièces (papier, parchemin, encre, cuir...). De cette variété découle la multiplicité des agents de détérioration susceptibles d’endommager, voire d’anéantir des collections précaires si rien n’est entrepris pour combattre les fléaux qui les menacent.
Mieux vaut prévenir...
Georges Fréchet énuméra quelques-uns des nombreux « ennemis » que les bibliothécaires doivent combattre, avant d’insister sur la nécessité d’adopter des mesures de conservation préventive et de respecter les normes établies, fussent-elles évolutives. De même, l’entretien régulier des collections permet parfois d’éviter de lourds et coûteux traitements curatifs. Dans cette optique, limiter la communication des pièces précieuses ou fragiles et tenir à la disposition des usagers des documents de substitution apparaît comme hautement souhaitable, sans tomber, à l’inverse, dans l’excès d’une « muséification complète des œuvres originales ».
Pourtant, la restauration ne peut pas toujours être évitée. Ainsi, dans une seconde communication, Georges Fréchet présenta l’exemple d’une reliure en maroquin habillant un volume du Journal des sçavans de la fin du XVIIe siècle et commenta, images à l’appui, les travaux effectués, en conformité avec les principes majeurs qui président à toute intervention matérielle sur des documents anciens, au premier chef la visibilité et la réversibilité. Onéreuses et faisant appel à un personnel spécialisé d’une haute qualification technique, de telles opérations doivent être réservées à des pièces de très grande valeur, sélectionnées avec rigueur.
Les transferts de support, quant à eux, sont susceptibles de concerner des collections moins prestigieuses et beaucoup plus fournies, comme le nota Gérard Littler dans sa communication sur les périodiques alsatiques de la BNUS. Longtemps négligés, desservis par l’absence de connotation patrimoniale dont pâtit encore la presse, ils n’étaient guère connus qu’à travers un inventaire établi en 1936.
Il fallut attendre le début des années 80 pour qu’on s’intéressât à ces journaux et revues, lesquels firent alors l’objet d’une importante exposition, puis d’une première campagne de sauvegarde, achevée en 1982. Celle-ci permit de microfilmer près de 600 titres (soit quelque six millions de pages), dans le cadre d’un partenariat établi entre la BNUS et différentes institutions et entreprises allemandes. Une seconde campagne de reproduction se déroula à partir de 1988, confiée cette fois à des prestataires de services français. Une décennie plus tard, débuta la numérisation des microfilms, un chantier qui reste ouvert, pour longtemps encore sans doute.
Dilemme
La production de documents de substitution, tout comme la restauration, doivent prendre place dans le contexte plus vaste, cohérent et organisé, d’une véritable politique de conservation dont la mise en œuvre peut seule permettre aux établissements de ne pas négliger la mission de « mémoire du monde » qui est traditionnellement la leur. Mais la prise en compte globale des exigences de sauvegarde, encore trop rare, devrait passer plus souvent par l’élaboration d’un plan de conservation, dispositif particulièrement adapté aux besoins des structures de moyenne importance. Le signataire de ces lignes, après avoir évoqué le dilemme devant lequel se trouvent les conservateurs, tiraillés entre les impératifs de la préservation du patrimoine et ceux, non moins grands, de sa valorisation, voire d’une « médiatisation » non dépourvue d’effets pernicieux, présenta les méthodes d’évaluation des collections, ainsi que les principaux éléments constitutifs d’un plan raisonné de traitement des fonds (but, moyens, calendrier, budget...).
À l’issue de cet exposé de caractère général, il parut intéressant d’examiner un exemple particulier, et d’étudier les problèmes auxquels se heurte une institution quelque peu atypique, tant du point de vue de son statut que par la nature des pièces qu’elle renferme. Michèle Chirle présenta la bibliothèque des musées de Strasbourg, dont les fonds furent constitués à la fin du XIXe siècle, suite au bombardement de 1870. Logés dans le tout nouveau musée d’art contemporain, ils totalisent quelque 100 000 volumes, 600 titres de périodiques et plusieurs ensembles remarquables : citons seulement les livres illustrés, livres d’artistes ou livres-objets, sans parler d’une série de vidéos d’artistes. L’acidité des papiers, l’extrême diversité des formats (des réalisations les plus minuscules aux albums gigantesques), l’ample gamme de supports et matériaux et, enfin, la fréquente utilisation muséale des œuvres sont à l’origine des principales difficultés rencontrées.
Si les obstacles à surmonter ne sont pas essentiellement différents à la Bibliothèque nationale de France (BnF), le changement d’échelle produit, en tout cas, un effet de contraste saisissant. Nommé récemment à la tête des services de conservation de la BnF, Hubert Dupuy rappela que ce département, déployé sur cinq sites parisiens et de province, emploie quelque 300 agents (dans l’attente de 150 recrutements supplémentaires) et dispose d’un budget annuel de 50 millions de francs. La politique de conservation de la BnF se veut globale (l’exigence de préservation doit être prise en compte, de façon souple et modulée, dès l’arrivée des documents) et articulée autour de trois axes : conditionnement préventif, traitement curatif (restauration, traitements de masse : désacidification, désinfection, renforcement...), et enfin transferts de support. Les services de la conservation travaillent non seulement au profit des départements de la BnF, mais ils offrent également des prestations susceptibles d’intéresser d’autres établissements, qu’il s’agisse de la recherche ou de la veille technologique, de la formation et de l’information, sans oublier les traitements divers de collections endommagées.
Une formation à contre-courant
La dernière partie de la journée fut consacrée à une table ronde qui réunit Denis Pallier, doyen de l’inspection générale des bibliothèques (IGB), Dominique Arot, secrétaire général du Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), et enfin, Francis Gueth, directeur de la bibliothèque municipale classée de Colmar, détentrice d’un des plus beaux fonds précieux de l’Hexagone. Auteur de différentes études sur le sujet, le premier intervenant présenta le patrimoine des bibliothèques universitaires, envisagé sous l’angle de la conservation. Denis Pallier rappela les bases réglementaires, plutôt réduites, sur lesquelles repose la préservation de ces richesses, avant de dresser un « état des lieux » un rien désabusé (moins de 4 % des crédits d’acquisition sont affectés à la conservation) et de plaider en faveur d’une meilleure prise en compte de la fonction patrimoniale dans la gestion des structures documentaires de l’enseignement supérieur.
Pour sa part, Dominique Arot se fit l’écho de l’« inquiétude » que manifestent les membres du CSB au sujet de la formation des bibliothécaires, laquelle va de toute évidence « à contre-courant ». Dans le domaine du patrimoine, plus qu’ailleurs peut-être, la présence de spécialistes « pointus » s’impose avec force, tandis que les formations et concours se trouvent frappés d’un sceau généraliste. De même, une certaine vigilance est souhaitable lorsque l’on entreprend la numérisation des fonds patrimoniaux. Il importe en effet de procéder à l’évaluation des « produits » mis à la disposition des usagers sur les réseaux.
Enfin, Francis Gueth exprima le point de vue d’un bibliothécaire de province, éloigné des instances nationales émettrices de règlements, avis ou recommandations. Cette distance se traduit volontiers par un « sentiment très fort d’insularité », voire d’« abandon ». Les établissements, notamment municipaux, sont en effet confiés à des collectivités qui ne sont pas toujours en mesure d’assumer la charge d’un patrimoine à la fois riche et, d’une certaine façon, insaisissable. D’autant, souligne Francis Gueth, que sa définition évolue : il se trouve éclaté entre une approche médiatique aujourd’hui dominante, une vision étroitement comptable et, enfin, une conception bibliothéconomique réfléchie.
La tâche des professionnels n’est donc guère aisée, mais les raisons d’espérer ne manquent pourtant pas : il suffirait, en définitive, d’un effort mesuré, tant en termes de crédits que de personnel, pour produire des « effets considérables ». L’important n’est-il pas de susciter un « mouvement d’intérêt et de pression » et de « faire avancer les choses » ? Une leçon d’optimisme qui, contre toute attente, tint lieu d’heureuse conclusion des débats.