Art contemporain
Politique d'acquisition
Jeanne Lambert
C'est parce que l'art contemporain n'est pas une discipline comme les autres que l'on ne peut s'en tenir aux modalités traditionnelles de développement des bibliothèques. C'est parce qu'il s'agit d'accompagner, voire de nourrir l'activité créatrice, et non de faciliter la compilation de textes ou de sources, que l'on doit penser une politique d'acquisition et de traitement des documents adaptée et pertinente. Les réflexions présentes dans cet article s'appuient sur l'expérience de la médiathèque de l'École nationale supérieure des beaux-arts durant ces quinze dernières années.
It is because contemporary art isn't a discipline like others that we cannot adopt the traditional modalities of library development. It is to accompany, to nourish the creative activity, and not to facilitate the compilation of texts or of sources, that we must think of ways of treating documents and acquisition policies that are adaptable and pertinent. In this article, reflections are applied to the experience of the médiathèque of the École nationale supérieure des beaux-arts.
Gerade weil zeitgenössische Kunst keine Disziplin wie andere ist, kann man nicht länger an traditionnellen Modalitäten zur Entwicklung der Bibliotheken festhalten. Da es darum geht das kreative Schaffen zu begleiten oder sogar zu nähren, und nicht etwa das Zusammentragen von Texten oder Quellen zu fördern, muß man eine angemessene und treffende Erwerbungs- und Erschliessungsstrategie erdenken. Die folgenden Überlegungen stützen sich auf die Erfahrungen der Mediothek der énsb-a während der letzten 15 Jahre.
Comment, dans une bibliothèque spécialisée s’adressant à des étudiants qui se préparent à être artistes, développer un fonds – évidemment multimédia – qui documente l’art contemporain et son contexte, et fournisse à la fois des ouvertures et des références ?
Participer à la production de sens
Même si beaucoup d’artistes ont pris leurs distances avec l’impératif des avant-gardes – produire du nouveau – il n’en demeure pas moins que, pour eux, tout travail de recherche (hormis les contraintes des unités de valeur pour les étudiants) est lié à leur travail personnel, c’est-à-dire à l’affirmation d’une singularité à partir de synthèses inédites d’informations de toute nature. Ils mettent en relation, plus qu’ils n’accumulent des quantités de données.
Pour élaborer une pensée, un art, ils utilisent souvent une démarche qui s’apparente à la construction autour d’un noyau auquel s’agrègent peu à peu de nouveaux éléments. L’élaboration discursive classique d’un sujet est moins fréquente. A chaque fois, il s’agit d’articuler une question contemporaine avec des éléments du passé, des références à d’autres civilisations, de passer de l’association libre à des liaisons nouvelles, comme dans un travail de mémoire qui remanie et condense des éléments multiples.
Depuis longtemps, ils pratiquent l’hybridation des techniques et des supports – collage, accumulation, incrustation, citation, montage, mixed media. Avec la complexité des technologies « nouvelles » ils retrouvent beaucoup de ces modes de construction. L’information qui leur est utile peut être articulée autour de plusieurs axes : actualité de l’art en train de se faire, contexte culturel, mais aussi politique et social, discours critique, références de l’histoire de l’art et des civilisations non occidentales.
Quel rôle pour les bibliothèques ?
Comment capter la nouveauté, puisque justement son surgissement échappe aux critères connus ? Comment faire place à l’activité de mémoire, transmettre les liens qui relient à des générations, à des œuvres du passé, quand le réflexe spontané de la tabula rasa garantit l’ouverture d’un espace où de jeunes individualités peuvent s’exprimer ? Comment reconnaître la volonté de certains artistes d’intervenir à tous les niveaux de la mise en circulation et de la médiatisation de l’art, soit qu’ils s’en réapproprient différentes phases – l’écriture par exemple –, soit qu’ils en perturbent les données ? Ce sont des questions actuelles qu’il faut entendre.
Si l’histoire de l’art s’est constituée comme discipline, avec un objet, des méthodes, une histoire qui lui sont propres, il n’en va pas de même de l’art contemporain, toujours en train de se faire.
Depuis la déconstruction radicale du sujet par Picasso, toutes les avant-gardes se sont ingéniées à faire exploser les limites de l’art, en multipliant les supports, les genres, les lieux. Et s’il est vrai que, selon la célèbre formule du groupe Fluxus, « l’art, c’est la vie », tout est art si l’on en décide ainsi, du graffiti à la performance, du son à l’installation vidéo : plus d’arts majeurs ou mineurs, de genres bien définis. La signature et le lieu d’exposition, qui pour Duchamp signalaient l’œuvre, sont pris également dans ce vaste mouvement de déconstruction.
Quant aux méthodes de l’histoire de l’art – attribution et inventaire, biographie des artistes, pour les plus traditionnelles, interprétation, élaboration d’une histoire ou d’une anthropologie – elles paraissent souvent bien inadaptées pour appréhender la « contemporanéité ».
A l’image de ce monde évolutif, mouvant, où chacun doit continuellement réexaminer les repères qu’il se construit, il faut penser les bibliothèques comme des works in progress, qui sélectionnent des informations, les mettent en forme, proposent des liens historiques ou stylistiques, construisent des significations, expliquent leurs choix. Plus encore, elles anticipent sur des enjeux non encore manifestes. C’est cette fonction anticipatrice qui, de plus en plus, apparaît comme une des ressources décisives des bibliothèques pour l’avenir.
La médiathèque de l’Ensba
Avec pour responsable une enseignante, Mathilde Ferrer, qui organise les conférences et séminaires depuis plus de vingt ans, l’équipe de la médiathèque de l’Ensba (École nationale supérieure des beaux-arts) a, dès sa création, affirmé des choix, des priorités, une lecture de l’histoire des années 1960-1970. Plus encore, elle a manifesté une volonté d’intelligibilité du temps présent, tout en sachant que celle-ci échappe toujours en partie à ceux qui le vivent 1.
– Ainsi s’est-on soucié d’étayer les références de l’art contemporain par un travail collectif avec des critiques sur les groupes, mouvements et tendances de l’art contemporain depuis 1945, surtout depuis les années 60 2.
– Ainsi avons-nous été vigilantes quant à la place des femmes dans l’art et aux problématiques féministes, dont l’importance demeure, même si le discours des femmes est devenu moins confidentiel, et si l’attention portée à leur art s’est développée. Du féminisme historique en France aux manifestations des artistes féministes américaines (Judy Chicago, Mary Kelly, les Guerilla Girls…) et au champ des Feminist Studies, il est important de rendre compte de tous les aspects de cette conscience radicale de ce que l’être humain est deux et non pas un. Il en va de la capacité des jeunes artistes femmes à se constituer une mémoire, des repères pour leur activité 3.
– L’intérêt marqué pour les frontières mouvantes du public et du privé, très caractéristique des mouvements féministes, s’est étendu à l’ensemble de la vie sociale. Un de ses prolongements récents a été la place prise par la question de l’intime, si présente dans la vidéo depuis ses débuts. Elle traverse toute la photographie contemporaine 4. On ne saurait passer sous silence que, pour beaucoup de jeunes artistes, le problème n’est pas de transformer le monde, ni de le représenter, mais simplement de l’habiter.
– Enfin le corps, si présent dans les représentations depuis le body art, a été au centre de nombreux débats sur le genre (au sens de gender), sur l’idée de nature face à l’évolution des sciences, notamment la génétique. Depuis, nous avons constaté une prolifération d’essais et d’expositions sur ce sujet.
– On peut considérer que la question de l’identité traverse les problématiques développées autour des minorités culturelles et du multi- culturalisme. Comment garantir les droits individuels et collectifs, quand, d’une part, le principe d’universalité aboutit souvent à la négation de toute différence et provoque le rejet de fait d’une partie de la population, et quand, d’autre part, la constitution de groupes minoritaires selon les langues ou les cultures risque d’atomiser la société sans garantir la liberté individuelle ni la démocratie ? C’est l’un des enjeux du débat sur la nouvelle citoyenneté en Europe.
– Ainsi a-t-on regardé avec intérêt les diverses manières de lier les questions de la politique et de l’art, à travers des démarches collectives, ou singulières comme celles de Krzystof Wodyszcko quand il s’intéresse aux exclus de la ville et au nomadisme, de Dennis Adams quand il confronte les villes à leur mémoire, de Jochen Gerz quand il soulève la chape de plomb du silence qui a suivi la seconde guerre mondiale et l’holocauste, d’Alfredo Jaar quand il figure les boat people ou intervient comme témoin aveuglé après un séjour au Rwanda. Plus récemment, de nouveaux enjeux se sont imposés : la question de la citoyenneté a trouvé de nouveaux développements avec celle des « sans papiers », du chômage et de l’exclusion 5.
Enfin, on ne saurait ignorer les effets de la mondialisation, et ce qu’ils bouleversent dans la division internationale du travail, dans l’évolution des relations entre centre et périphérie. N’est-ce pas en effet l’une des problématiques constantes des grandes manifestations, telles que les biennales depuis qu’elles ont lieu à Cuba, Sao Paulo, Johannesburg, Sydney et Séoul, maintenant Istanbul, Dakar ou Kwangjiu, où la question du post-colonialisme est souvent posée ?
– Ainsi avons-nous été attentives à tout le champ de l’écologie, du paysage et du jardin, non pour ce qu’il véhicule de nostalgie de paradis perdus, mais comme donnée vitale des cultures urbaines, effort pertinent pour analyser la limite entre ville, banlieue, campagne, pour penser l’interstice, l’entre-deux.
En affirmant cette volonté d’ancrage dans l’actualité, l’ici et maintenant, en en prenant le risque, la médiathèque de l’Ensba a considérablement augmenté l’écho qu’elle avait dans l’École et même dans le milieu de l’art ; en créant des besoins nouveaux, elle s’est aussi assuré de multiples concours, de nouveaux échanges.
Quelques principes inhabituels
Certains peut-être s’étonneront de ces éclairages qui, loin des débats purement idéologiques, cherchent à identifier le contexte de l’art et esquissent une attitude, celle d’un état de veille dans le temps présent, alors que l’usage est plus à une pensée déductive reposant sur une division traditionnelle et territoriale de la discipline : on se partage la peinture, la sculpture, le cinéma, la photo, la vidéo, on acquiert les nouveautés et on complète les fonds.
Cette démarche peut être utile et complémentaire de la précédente, elle ne saurait être exclusive, sauf justement à risquer de manquer l’essentiel, comme ce fut le cas dans les années 60 pour le happening qui excédait tous les cadres.
Elle a en outre l’inconvénient de donner une représentation trop spatiale, très territorialisée du champ disciplinaire, ce qui rigidifie le partage des tâches, et provoque inévitablement des querelles de frontières.
Il sera ici surtout question de la politique d’acquisitions, telle qu’elle a été mise au point avec beaucoup de pragmatisme à partir de quelques idées simples. On l’aura compris, les principes d’objectivité et de neutralité si chers aux bibliothécaires et documentalistes sont ici particulièrement inopérants. Tout ne se vaut pas, sauf à présenter de l’insipide et sans saveur, tout n’est pas pertinent. Alors commence l’aventure du choix.
En art contemporain, il faut définitivement renoncer à l’idée qu’on peut avoir une vision d’ensemble à partir d’un nombre limité de sources 6. Ici, pas de bulletin bibliographique, pas de calendrier, pas de synthèse de nouvelles publications, pas de lieu d’information, qui soient sûrs et complets. D’emblée, il faut savoir qu’un temps considérable doit être consacré à accumuler et croiser les informations. Les fournisseurs, diffuseurs, libraires, galeristes sont très nombreux, et il faut encore ajouter de très fréquentes démarches au cas par cas pour obtenir le document recherché. Une des ressources écrites les plus importantes est constituée par les revues d’art, qui fourmillent d’informations si l’on se donne la peine d’en consulter un très large éventail. Il faut y ajouter les catalogues d’exposition, qui se sont beaucoup améliorés depuis les années 1975-1980.
Se fabriquer des repères
Il s’agit tout d’abord de se fabriquer des repères. Baliser le champ avec des noms en est la première étape : des noms d’artistes, les plus marquants par génération, par pays, ou par disciplines quand c’est possible. Trouver des pères, certes, et des mères, mais aussi des filiations, des liens variés entre les artistes. Il faut également repérer des noms de critiques et d’historiens de l’art, percevoir les différents courants, ne pas oublier les noms des commissaires d’expositions qui ont fait date, puisque certains conservateurs ont pris un pouvoir considérable dans l’orientation de l’art 7.
Il faut ensuite repérer des lieux : on connaît les grands musées au fait de l’art contemporain, en revanche trouver les centres d’art publics ou privés exige plus de minutie, surtout dans les pays très décentralisés. Les publications de certaines institutions sont bonnes à prendre ; pour d’autres, il faut choisir, notamment pour les galeries, qui sont cependant une source indispensable pour nombre de jeunes artistes dont la visibilité est très réduite pendant de nombreuses années.
Plus difficile encore est l’inventaire des lieux d’artistes, des expositions dans des lieux inattendus, ou des sites Internet, qui produisent à un moment donné des informations ou des œuvres peut-être décisives, mais totalement éphémères.
Il faut ensuite bien connaître et fréquenter les manifestations spécialisées, festivals, biennales, colloques, ceci est particulièrement incontournable pour la vidéo, mais aussi pour les arts électroniques, la performance, et même la photo.
Rien de tout cela ne dispense évidemment de se confronter personnellement aux œuvres. La visite d’expositions est le seul moyen de mesurer l’écart entre l’œuvre et sa reproduction. Ainsi peut-on élaborer des critères d’appréciation, les réajuster si nécessaire 8, remarquer des œuvres qui en reproduction paraissaient quelconques, ou distinguer des jeunes artistes peu ou mal diffusés.
Évaluer, choisir les documents, les informations
La production de documents relatifs à l’art contemporain a beaucoup augmenté et s’est considérablement améliorée. Il demeure cependant des livres bâclés, des rééditions sans mise à jour, de mauvaises synthèses, des livres qui en recopient d’autres, des ouvrages dont le public est mal ciblé.
A propos d’un même artiste, les catalogues sont souvent plus actualisés que les livres, qui sont intéressants s’ils développent le point de vue d’un auteur. Il n’est pas toujours facile de choisir les documents qui donnent la primauté à l’œuvre singulière, qui en restituent la complexité, la polysémie. Les catalogues thématiques sont inégaux. L’une des tentations auxquelles résistent mal les acquéreurs ayant reçu une formation littéraire, c’est le livre illustré, c’est-à-dire un texte littéraire accompagné de quelques images. Les livres d’artistes, s’ils ne sont pas signés de grands noms et donc le plus souvent très chers, sont d’un intérêt très inégal.
Même si cela ne passe pas pour un comportement professionnel, le meilleur moyen de juger d’un document est encore de le consulter, pour prendre le temps d’évaluer la qualité du texte, parfois superficiel ou trop descriptif, et surtout juger de la qualité de l’image : car bien des illustrations sont encore médiocres, soit sans grand rapport avec l’œuvre, soit d’un format qui les rend illisibles, notamment dans les catalogues raisonnés. Il suffit de comparer les différentes publications sur Blossfelt pour mesurer les différences de qualité dans les tirages des photos, y compris chez le même éditeur.
Enfin il y a lieu d’évaluer le projet éditorial. Ainsi celui d’un joli livre associant Mapplethorpe et Rimbaud, chez un très bon éditeur : en réalité, quelques photos associées à des vers de Rimbaud en anglais ne font pas un livre. Mieux vaut s’en tenir aux ouvrages qui documentent une œuvre, une exposition, et éviter la séduction de livres qui se veulent trop « créatifs ».
De tout cela, on tirera aisément la conclusion que la sélection de titres d’ouvrages uniquement d’après des notices descriptives d’éditeurs et de diffuseurs est périlleuse, et ne peut être exclusive. La confrontation très fréquente, dans les librairies, les galeries, avec les ouvrages autant qu’avec les œuvres, s’impose comme l’une des bases du travail d’acquisition.
Si l’on en vient aux documents audiovisuels, la difficulté augmente encore puisqu’il est rarement possible d’en juger directement par soi-même, et que la critique est peu développée, tant pour la vidéo que pour les cédéroms. Les revues spécialisées, les festivals fournissent des indications sur une partie de cette production. La pertinence ne peut venir que d’une fréquentation régulière des lieux de diffusion, associée comme toujours à des échanges avec des artistes.
Le risque de la « pensée unique » est bien réel surtout si l’acquéreur travaille seul. Peu à peu, ce sont ses goûts personnels qui prennent le dessus. C’est pourquoi les acquéreurs sont tenus de justifier régulièrement leurs choix, par exemple lors de la réunion hebdomadaire, et ne peuvent se contenter de vagues appréciations esthétiques. Impossible de se reposer sur la consécration de l’histoire.
Orientations pour les prochaines années
La mutation que Walter Benjamin prédisait pour l’art du fait de sa reproduction mécanisée 9 trouve une illustration frappante dans le développement du document numérique : le livre perd son aura.
Un accès différent au document
De nouveaux rapports texte-image s’instituent ; les conditions de « lecture », de réception, d’utilisation sont modifiées. Le nouveau document, ou plutôt l’hyperdocument, est composite et différemment socialisé.
Il ne cesse d’évoluer et circule très rapidement : il change de nature. Qu’en sera-t-il de l’auteur, du créateur 10 ?
Dans la bibliothèque virtuelle 11, chaque accès multiplie les possibilités de bifurcations : auront-elles la richesse de celles que propose Borges ? Le monde des bibliothèques, mais aussi celui de l’édition, est agité par toutes ces questions. Déjà les étudiants et enseignants constituent comme ils l’entendent des fichiers informatiques personnels qui leur sont accessibles d’où ils le souhaitent par Internet, et y transportent des œuvres personnelles, des documents numérisés, des extraits de sites.
Pour continuer à affirmer leur force de proposition, et manifester leur clairvoyance quant aux enjeux intellectuels, sociaux, démocratiques de ce nouvel espace géopolitique, les bibliothèques doivent multiplier les accès à des contenus, en proposer des architectures complexes, produire de nouveaux types de documents, électroniques notamment.
Pour un soutien actif et vivant à la pédagogie
L’organisation d’un service qui traite d’art contemporain ne peut qu’être très souple. Le cas de la médiathèque de l’Ensba, fort peu hiérarchique, est considéré comme atypique dans le milieu 12.
Il faut une volonté tenace pour relancer la communication et raviver la conscience de participer à des objectifs communs. La tâche est ici beaucoup plus ardue qu’elle ne paraît, et l’on connaît nombre de services à la dérive, où de véritables guerres de tranchées opposent les membres du personnel, aux dépens du public, où beaucoup agissent à leur guise comme des électrons libres, à moins que le découragement et la fatigue des tâches ingrates ne les réduisent au rôle de simples rouages passifs et démobilisés.
Bien rares sont les responsables qui ont le secret de maintenir vivant un groupe dans la durée. Et rares sont les groupes qui peuvent refaire alliance afin de poursuivre un projet, une fois passé l’enthousiasme des commencements.
Les bibliothèques ne peuvent se contenter d’être de simples instances de transit des informations. Pour se maintenir comme pôles vivants et de référence, elles devront participer activement aux questions qui préoccupent les créateurs, développer leurs capacités d’exposition des enjeux, proposer des synthèses. La difficulté, c’est, comme le dit Pierre Bourdieu du métier de sociologue, qu’ « il faut se situer constamment entre deux rôles, d’une part celui de rabat-joie » (c’est-à-dire critique), « d’autre part celui de complice de l’utopie ».
Au début du siècle, Aby Warburg, qui se préoccupait de « transformer l’expérience en document et inversement », avait organisé sa bibliothèque de façon déconcertante, car changeant au fil de ses recherches, selon la méthode choisie. Son voyage au Nouveau Mexique chez les Indiens Hopis lui permit, du fait de ce déplacement radical, d’élaborer sa vision de la survivance des images de l’Antiquité païenne dans la Renaissance florentine, de penser leur capacité d’« animation », grâce à la charge émotive et énergétique qu’elles cristallisent.
De façon singulièrement novatrice, il intègre comme méthode la stratégie du mouvement qu’il a pratiquée. Warburg, qui se définit comme « un sismographe de l’âme sur la ligne de partage entre les cultures » 13 poursuit un dessein anthropologique. Notre ambition est plus modeste. Elle est d’établir des liens qui, pour un temps, peuvent prendre sens, car selon la parole de René Char qu’aimait à citer Hannah Arendt, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
Juillet 1998