Netfuture

Technology and Human Responsibility

par Yves Desrichard
Ed. Stephen L. Talbott. Document électronique. [S. l.] : Bridge Communications, [ca 1995-].

Si vous considérez que les « internautes » ont une tendance trop marquée à considérer le monde comme un système numérisé facilement réductible en équations ; si vous sentez que, jamais un cédérom sur la faune sauvage ne viendra remplacer une bonne balade en forêt ; si l'idée d'un enseignement entièrement à distance vous accable, et que vous percevez le contact avec un enseignant comme irremplaçable ; si vous estimez que la qualité d'une université ne se mesure pas à la puissance de son réseau informatique... alors, paradoxalement, Netfuture est fait pour vous.

Une newsletter

Paradoxalement, car Netfuture est une newsletter, diffusée par abonnement (gratuitement) sur Internet 1, a été fondée vers 1995 par Stephen L. Talbott, par ailleurs « éditeur » chez O'Reilly and Associates, qui publie des ouvrages consacrés à l'informatique. Stephen L. Talbott n'est donc ni un candide » ni un traître », même si, dans le camp des technicistes à tout crin, il pourrait être considéré comme tel. Auteur d'un livre encore non traduit en français, The Future Does not Compute : Transcending the Machines in our Midst, il s'interroge (c'est le sous-titre de sa newsletter) sur la responsabilité humaine dans le développement des technologies, informatiques certes, mais aussi bien dans d'autres domaines, notamment celui des biotechnologies.

« Publiée » à un rythme environ hebdomadaire, Netfuture se présente comme une série de petits éditoriaux critiques consacrés au développement des technologies. Y alternent des comptes rendus souvent ineffables des tenants les plus obtus d'un développement technologique forcément bon pour l'humanité, et des considérations philosophiques parfois naïves au meilleur sens du mot, c'est-à-dire raisonnables ou précautionneuses, introduisant cet élément fondamental qui semble avoir disparu, aujourd'hui, du paysage technologique : le doute.

Stephen L. Talbott et les nombreux contributeurs de sa « lettre » ne sont pas des opposants déclarés au développement des techniques. Ils s'efforcent simplement de préserver un esprit d'analyse, et l'on se rend compte de ce que la démarche peut, aujourd'hui, avoir de « scandaleux », alors même que l'information diffusée est totalement biaisée, entre les déclarations de médias aux ordres des grands constructeurs informatiques et les peurs de ceux bibliothécaires et documentalistes maintenant au premier rang d'entre eux qui craignent de se voir dépossédés de leur compétence, de leur métier, de leur raison d'être.

Pour ces derniers, la lecture de Netfuture est des plus roboratives. On y montre que la médiation humaine n'a rien à voir avec la médiation informatique, et que si la seconde vient à terme supplanter la première (ce qui n'est pas exclu), c'est que, et la recherche, et les besoins documentaires se seront dégradés, comme ces logiciels de traduction automatique qui obligent les auteurs à appauvrir volontairement leur vocabulaire et leur usage de la syntaxe et de la grammaire, pour se faire « comprendre de la machine ».

Les responsables d'enseignement y découvriront que, même aux États-Unis, on commence à se dresser contre les excès d'informatisation de certaines universités, ou de certaines bibliothèques, surtout quand de gigantesques opérations de numérisation, louables dans leur principe, sont pilotées, voire imposées, par de grands constructeurs ou prestataires dans des buts qu'eux seuls s'accordent à considérer comme désintéressés.

Contre la pensée unique

Est-il si étonnant, dès lors, que Netfuture s'attaque aussi, de temps à autre, à la « pensée unique » ? Pas vraiment, si l'on considère que cette utopie économique qui consiste à réduire en données comptables les relations des hommes et des sociétés entre eux, et des hommes avec la nature, est largement favorisée par le mouvement de modélisation du monde, qui ramène le temps qu'il fait à une carte animée sur un écran de télévision, considère sur le même plan, d'un strict point de vue financier, le commerce de la banane et celui de la cocaïne, et dispose désormais d'outils ayant « aboli le temps et l'espace » pour gérer les échanges mondiaux.

Mais, comme le dit l'un des contributeurs, « maintenant que tout notre temps est « sauvé », il n'en reste plus pour expérimenter ». Aussi bien, entre une invite à fabriquer des bâtons en bois instrument d'une complexité incroyable et d'une efficacité jamais égalée et une autre à nourrir les oiseaux pour observer leur comportement, Netfuture offre l'occasion d'étonnants et érudits vagabondages où, de fait, la question de savoir si « Windows 98 » sera supérieur au précédent paraît relativement secondaire, et où la guerre des « navigateurs » n'est perçue qu'à travers de lointains échos.

A ceux qui font de la possession de la dernière version de leur logiciel préféré plus qu'une raison de vivre, il faut déconseiller la lecture de Netfuture, qui leur sera au mieux pénible, au pire fastidieuse, assurés qu'ils sont d'être dans le « bon camp ».

Aux autres, s'il en reste, Netfuture pourrait bien apporter quelques précieuses minutes hebdomadaires de ressourcement dans un quotidien largement dominé par la contrainte technologique, fin et moyen, devenue si complexe qu'elle ne permet plus un « autre regard » et, surtout, d'autres solutions. A charge ensuite, par-delà les déclarations d'intention, de favoriser dans la pratique professionnelle cette réalité « alternative » dont Stephen L. Talbott s'est fait l'un des plus ardents défenseurs.