L'action culturelle en bibliothèque
A la suite des principaux musées, les très grandes bibliothèques françaises et quelques-unes de dimensions moindres se sont dotées de services d'action culturelle ou d'animation, dont le dynamisme n'est pas étranger au succès qu'elles remportent, tandis que, dans bien des établissements plus modestes, les initiatives se multiplient. De plus en plus nombreux à s'engager sur un terrain parfois mouvant, les bibliothécaires à l'origine de ces expositions, conférences, colloques et autres concerts disposent désormais du manuel qui faisait encore défaut sur le sujet.
Conçu par Viviane Cabannes et Martine Poulain, ce volume attendu offre une approche à la fois historique, théorique et pratique cette dernière n'étant pas la moins intéressante d'un domaine aux contours certes indéfinis, mais dont les implications sur la vie des établissements autant que les enjeux symboliques ne doivent pas être sous-estimés. Dans une stimulante préface, Jacques Perret montre en effet que l'action culturelle permet aux bibliothécaires « d'explorer et d'expérimenter de nouveaux modes d'intervention, de nouveaux rapports entre les publics et les ressources de la bibliothèque qui peuvent éventuellement donner naissance à de nouveaux services ».
Parfois expérimentales, voire tâtonnantes, les activités d'animation méritent de trouver leur cohérence dans le cadre conceptuel et structurel d'une véritable « politique culturelle », en faveur de laquelle plaide Bernard Huchet au seuil de la première partie de l'ouvrage. Sa réflexion se nourrit des leçons de l'histoire de l'animation en bibliothèque, dont l'évolution est esquissée et le foisonnement ordonné en une utile typologie. Le chef du service animation de la Bibliothèque publique d'information (BPI) met l'accent sur la nécessité d'une réflexion portant sur « la nature de l'animation », mais aussi sur ses « limites probables » ; de même ne peut-on faire l'économie d'un « constant souci d'exigence », en refusant la médiocrité.
Exposer la vie de l'esprit
Le défi pourra sembler difficile à relever, particulièrement dans le cas des expositions de livres et de documents graphiques ; manifestations dont la « nature paradoxale », que Valéry avait déjà mise en évidence, inspire à Roland Schaer de belles réflexions : il ne s'agit pas d'autre chose, en somme, que « d'exposer la vie de l'esprit », sans la figer ni la fragmenter. Dans l'acte d'exposer, la bibliothèque s'apparente au musée, qui a lui-même longtemps constitué « avant tout un lieu d'étude, [...] où le monde [était] donné à lire ». Joëlle Le Marec souligne pour sa part que les deux types d'institutions, musée et bibliothèque, peuvent également être mis en parallèle du point de vue des relations qu'elles entretiennent avec leurs usagers, placés désormais « au centre de leur réforme » et des « efforts d'innovation » qu'elles ont su manifester dans un passé récent.
Pour les bibliothèques comme pour les musées, il importe de « permettre l'accès au savoir collectif de la totalité des citoyens, sans distinction de classe, ni de rang ». Dans ce processus, intervient la médiation, une notion qu'Anne Kupiec définit comme l'instauration d'un « lien entre l'institution et des publics qui fréquentent peu ou pas du tout la bibliothèque ». Quant aux personnels qui sont appelés à jeter des ponts entre deux mondes éloignés, ils apparaissent, selon le mot d'Évelyne Lehalle, comme des « équilibristes », avançant sur la corde raide, entre « les décideurs, commissaires, conservateurs, administrateurs et les publics ». A l'attention des usagers, précisément, les « médiateurs » proposent une panoplie de plus en plus large de moyens et d'activités, dont il ne faut cependant pas se cacher les insuffisances.
La dimension humaniste de la bibliothèque
La seconde partie - « Territoires et trajectoires »- s'ouvre sur « un état des lieux » dressé par Bernard Huchet, principalement à partir d'une enquête réalisée en 1994 par la bpi auprès des bibliothèques municipales (BM) et des bibliothèques départementales de prêt (BDP). On y relève entre autres une « diversification des activités » et l'absence presque totale « d'un personnel spécifiquement affecté à l'animation ».
Au fil d'une contribution très dense, Marie-Pierre Dion étudie la situation dans les BM, analyse ses enjeux et pointe ses difficultés : budget spécifique « insignifiant par rapport au budget des bibliothèques », surtout dans les grandes villes, absence de reconnaissance véritable « de la diffusion culturelle dans le domaine du patrimoine écrit ». Bien que la voie reste étroite, « le difficile pari de l'animation est aujourd'hui de faire connaître et reconnaître la dimension humaniste de la bibliothèque ». Dans les BDP, l'enjeu de l'action culturelle n'est pas moins grand, en dépit de l'habituelle modestie des opérations montées. Loin de constituer un « gadget » ou encore une improblable « cerise sur le gâteau documentaire », elle permet, note Jean-Michel Paris, de « vitaliser le réseau départemental de la lecture » et constitue « le ciment qui [en] assure la cohésion », à la fois humaine et bibliothéconomique.
Danseuse ?
S'agissant des bibliothèques universitaires (bu), Benoît Lecoq brosse un tableau plutôt sombre de la situation. Point de cerise, ici, mais un « accessoire décoratif, un fleuron purement ornemental », quand ce n'est pas, horresco referens, « la danseuse de quelque conservateur en mal d'occupations ». L'animation dans les bu pâtit non seulement d'une absence générale « d'intégration à la mission documentaire des établissements » ; elle ne souffre pas moins d'une certaine médiocrité, les bibliothécaires tendant à oublier que « rien ne nuit davantage à la culture que des égards maladroits pour elle ». En raison d'une tradition beaucoup plus ancienne, qui remonte aux débuts de L'Heure joyeuse, le bilan est plus satisfaisant lorsque l'on se tourne, avec Caroline Rives, vers les bibliothèques pour enfants. Depuis les années quatre-vingts, l'animation, bien enracinée, y connaît cependant une double évolution, sous la forme d'une professionnalisation plus forte et du recours croissant au partenariat établi avec des intervenants ou des institutions extérieurs à la bibliothèque.
La spécificité de la Bibliothèque nationale de France (BnF) comme de la bpi et la place de premier plan qu'occupent l'une et l'autre dans le paysage bibliothéconomique justifiaient qu'un chapitre complet fût réservé à chacun de ces deux établissements. Pour la bpi qui, dès 1975, se trouva dotée d'un service particulier disposant de personnel propre, l'animation constitua d'emblée « un enjeu majeur », comme le rappellent Bernard Huchet et Emmanuèle Payen. La bibliothèque du Centre Georges-Pompidou apparut très vite comme un véritable laboratoire duquel sortirent des genres d'activités souvent repris et imités en France et à l'étranger. A la BnF, le développement de l'action culturelle, dont Roland Schaer décline les nombreuses modalités, doit être compris à la lumière du « changement d'identité », de la « réinvention d'elle-même qu'accomplit la bibliothèque » et que symbolise l'architecture du site François-Mitterrand. Par tous les moyens disponibles ou à inventer, il s'agit désormais de multiplier « les passages entre culture savante et culture tout court ».
L'orientation de la troisième partie - « Mise en oeuvre » - se veut résolument pratique et entend fournir au bibliothécaire-animateur les clés dont il aura besoin. Emmanuèle Payen propose un remarquable vade-mecum, précis, complet et référencé, consacré à la préparation des expositions, tandis que Philippe Guillerme, dans la même perspective, s'intéresse à l'organisation des manifestations orales (conférences, débats, colloques...). Traitant de l'animation audiovisuelle, Dominique Margot livre ses réflexions sur la place de l'image... animée dans des établissements qui « ne craignent pas d'être à l'avant-garde des pratiques culturelles de leur public », tout en marquant la spécificité de leur action dans un domaine soumis à une forte concurrence, notamment de la part des clubs.
Prêt-à-porter médiatique
Quel que soit, en définitive, le genre des manifestations proposées, le partenariat s'impose de plus en plus fréquemment pour leur montage. La rencontre entre les bibliothécaires et les spécialistes d'autres domaines permet aux uns et aux autres, souligne Nadine Etcheto-Tharel, de « sortir des chemins balisés, en [...] produisant des réflexes critiques sur ce qui n'est le plus souvent que du prêt-à-porter culturel ou médiatique ».
Dans l'exploration des nouveaux terrains, justement, le bibliothécaire ne peut plus faire l'économie de la navigation sur le réseau des réseaux ; il est du reste lui-même appelé à devenir le « cartographe », selon l'expression de Jean-Didier Wagneur, d'un univers numérique encore dépourvu de « boussole absolue ». Pratiquement indissociable d'Internet, la numérisation des collections permet aux bibliothèques non seulement de « valoriser [leurs] ressources patrimoniales », mais surtout de renouer avec une antique tradition éditoriale, qui remonte au Musée alexandrin et au « scriptorium médiéval » : en définitive, « toute numérisation est une opération éditoriale au sens même où les humanistes, lors de la réédition des classiques de l'Antiquité, ont été confrontés à la nécessité de diffuser, via une technique nouvelle, l'imprimerie, un corpus qu'il fallait parallèlement rassembler et structurer ».