Le management de l'information et des connaissances dans l'entreprise de demain
Bertrand Calenge
Pour la sixième fois, l’Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS) organisait, le 19 novembre 1998, avec l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB), les rencontres dites Recherche-Profession, intitulées cette année « Le management de l’information et des connaissances dans l’entreprise de demain : dynamique des activités documentaires ».
Derrière la dénomination Recherche-Profession, s’établit le principe enrichissant d’un dialogue entre les avancées des chercheurs et les interrogations ou expériences des praticiens. Le thème de la journée aurait pu laisser croire que serait posée pour la énième fois la question du statut du service de documentation dans l’entreprise : la richesse des exposés est allée bien au-delà, passant subtilement d’une approche des circuits de l’information dans l’entreprise à l’appréciation d’un management entièrement immergé dans de très vastes problèmes de connaissances.
L’enjeu de la documentation dépasse de loin le traitement d’une information externe stockée, il s’agit aujourd’hui de capitaliser des connaissances et de les diffuser au sein de l’entreprise, jusqu’à transformer cette dernière en entreprise apprenante. Telle était la problématique, exposée avec clarté en début de journée par Pierre Le Loarer, de l’Institut d’études politiques de Grenoble.
De la documentation à l’information
La matinée a permis de poser les bases de cette problématique, avec le double regard d’une spécialiste de la documentation, Élisabeth Gayon, d’Elf-Aquitaine, et de deux chercheurs, Anne Mayère et Élisabeth Kolmayer, du Centre d’études et de recherche en sciences de l’information (CERSI). Il apparaît clairement que, dans un grand groupe situé au cœur de la concurrence internationale, tel Elf-Aquitaine, la fonction d’information mêle de façon parfois inextricable les données d’origine externe et l’information produite en interne, les outils technologiques (bureautique, Internet, agents intelligents) favorisant des synthèses adaptées à des populations de consommateurs d’information très typées. Parallèlement, les méthodes modernes de management (management interprétatif notamment) conduisent à favoriser la production de connaissances, non par la recherche de génies isolés, mais par la mobilisation collective, induisant un mode de direction basé sur la confiance : « Le fait de créer et de partager des connaissances constitue des activités immatérielles qui ne peuvent être ni supervisées ni imposées ». Dans cette perspective ambitieuse, la fonction de documentation semble être plus celle d’un « intermédiateur » que celle d’une fonction technique localisée, de même que la fonction de management vise alors à faciliter cette collectivisation des connaissances.
De l’information aux connaissances
Une fois ces prémisses posées, il n’est plus possible de limiter la réflexion documentaire à l’information objectivée. Qu’est-ce que la connaissance, et comment se construit-elle et se diffuse-t-elle ? Telle était la question autour de laquelle se sont organisées les interventions de l’après-midi. Christiane Volant, de l’Institut universitaire de technologie de Tours, et Laurent Cousin, de l’entreprise internationale de restauration Sodexho, présentaient avec le double regard de la théoricienne et du praticien une vision systémique de l’entreprise.
Dans cette approche, l’entreprise devient un système qui tire sa cohérence d’une finalité partagée collectivement, en interaction avec un environnement évolutif. Pour ce faire, elle doit développer des formes d’apprentissage collectif qui garantisse l’appropriation des finalités du système par chacun. Laurent Cousin démontra lumineusement la cohérence de cette approche, en s’interrogeant sur les multiples modalités de formation induites par la transmission des procédures techniques, mais aussi de la culture professionnelle (les savoir-faire), voire de « l’art culinaire » au sein d’équipes très petites et très délocalisées.
Ces modalités étaient décrites ensuite par Jean-Yves Prax, d’INSEP-COREDGE, qui présenta de façon très – trop ? – rapide diverses méthodes de transmission de connaissances (formation, compagnonnage, utilisation d’outils de communication, etc.) au sein d’une entreprise, incluant les connaissances individuelles et collectives, et leur caractère explicite ou tacite.
Savoirs donnés et connaissances partagées
En alternant les visions prospectives et la réalité concrète d’expériences réussies, les organisateurs ont su faire passer un souffle certain et offrir aux nombreux participants une véritable journée de formation. Indubitablement, de nouvelles valeurs sont en voie d’émergence. Si les terminologies sont encore mal fixées (un intervenant appelait savoir la « connaissance comprise par un sujet pensant », alors qu’un autre désignait la même notion par connaissance), si la vision systémique idéalise un peu l’implication des individus dans un projet collectif, les interventions et échanges de la journée ont mis en évidence des évolutions qui, semble-t-il, ne se limitent pas aux seules entreprises privées, mais peuvent trouver un terrain d’application dans tout organisme, et notamment dans les bibliothèques.
Il est intéressant de voir battues en brèche certaines certitudes marquées du sceau de l’évidence, et de découvrir des approches nouvelles : par exemple, une compétence individuelle contribue moins au succès d’une entreprise que la dimension collective des connaissances véhiculées ; la notion même de connaissance n’est pas une valeur économique, et ne peut émerger et circuler que dans un contexte de confiance, de réciprocité et de responsabilisation ; toutes les connaissances ne se prêtent pas à la formalisation, et certaines – les savoir-faire notamment – doivent même atteindre un certain degré d’implicite pour être jugées comme acquises collectivement...
Toutes ces approches tissent un lien étroit entre la gestion de l’information et le management en général. Dans ce contexte, les fonctions documentaires se complexifient et se banalisent à la fois, ouvrant la porte à de futurs métiers davantage tournés vers l’intermédiation entre les hommes porteurs de connaissances qu’à la relation classique entre des stocks d’information et des consommateurs de documentation.