Liber à Paris
Dominique Morelon
C’est à Paris, du 30 juin au 4 juillet 1998, dans les locaux de la Bibliothèque nationale de France (BnF), qu’avait lieu la conférence générale de Liber (Ligue des bibliothèques européennes de recherche) 1. L’architecture quelque peu futuriste du site de Tolbiac, jointe au prestige séculaire de l’institution qu’elle abrite, fournissaient un cadre idéal à l’interrogation sur le temps proposée par cette rencontre au titre-question : « Stratégies à court terme, stratégies à long terme : conflit ou harmonie ? ».
Les quatre divisions qui assurent au sein de Liber le travail de recherche et de réflexion professionnelles – Développement des collections, Accès, Conservation et Gestion – avaient invité, pour explorer tous les aspects de cette question, des intervenants d’origines géographiques diverses, puisqu’ils venaient de toute l’Europe, mais aussi des États-Unis. Du Nord au Sud de notre continent, de part et d’autre de l’Atlantique, tant en matière de politique documentaire que d’accès et même de conservation, la numérisation est au centre des préoccupations.
Toutefois, d’autres sujets importants furent abordés, comme, en matière de conservation, la gestion des risques ou la conception des bâtiments. Des expériences de planification, d’évaluation, de coopération, riches d’enseignement furent également rapportées. Elles seront évoquées dans une deuxième partie, après avoir donné un aperçu des interventions qui concernaient la numérisation et les documents numérisés.
La préconférence du 30 juin présenta deux expériences américaines – celle de la Digital Library Federation et le projet jstor de numérisation des revues –, un exemple français – le programme de la BnF –, et un projet européen – DIEPER (Digital Electronic Periodicals).
Expériences américaines
Le premier exposé mérite qu’on s’y attarde, car il constituait une introduction magistrale à toutes les questions que cette fantastique innovation pose aux bibliothèques (et aux bibliothécaires) : Donald J. Walters, de l’université de Yale, directeur de la Fédération des bibliothèques numériques des États-Unis, présenta la réflexion menée par cette association, qui propose aux bibliothèques et archives de développer des moyens partagés pour fédérer les collections de documents numériques qu’elles conservent. Elle entend leur apporter conseil et assistance en matière d’organisation, de sélection, de gestion des droits, de recherche documentaire et de conservation. Elle propose des structures pour aider les directeurs à définir une politique générale, les conservateurs à concevoir, gérer et mener à bien des projets en collaboration et l’ensemble du personnel à acquérir à la fois l’expérience technique et la vue d’ensemble de ce nouveau secteur de travail. Elle ne cherche cependant pas à créer elle-même une bibliothèque numérique, ni même à gérer un ensemble de services techniques destinés à ces bibliothèques.
La définition qu’elle donne des bibliothèques numériques est la suivante : des organismes qui procurent les ressources (y compris le personnel spécialisé) pour sélectionner les collections de documents numériques, les structurer, y donner intellectuellement accès, les communiquer, en préserver l’intégrité et en assurer la pérennité, de façon à les mettre à la disposition d’une communauté ou d’un ensemble de communautés.
La gestion des bibliothèques numériques ne doit pas nécessairement être calquée sur celle des bibliothèques conventionnelles. Les fonctions sont similaires, mais de nature différente : les systèmes de stockage et de diffusion des données sont informatisés et mis en réseau, ce qui implique un personnel compétent dans ces techniques. Par ailleurs, tant en matière d’édition que de conditions d’utilisation de ces documents, nous sommes en phase d’expérimentation organisationnelle. En ce qui concerne la conservation de ces documents, il faut bien comprendre que la conservation de l’objet ne suffit pas : pour assurer la pérennité de son contenu, il faut une volonté au niveau de l’organisation, des moyens financiers et des droits garantis par la loi.
Le but de la bibliothèque numérique est de fournir à ses usagers de façon efficace et économique un ensemble riche et cohérent de services concernant l’information. Pour ce faire, la sélection une fois opérée, chaque service doit s’appuyer sur des méthodes : méthodes de stockage, de catalogage (métadata) et de constitution de packages pour le service des collections, méthodes de conservation, et, pour le service chargé de l’accès, méthodes de diffusion et de communication.
Donald J. Walters souligna quelques points importants :
– la sélection des documents doit se faire dans une perspective institutionnelle à partir d’une étude empirique des buts de l’institution. Les bibliothèques numériques devraient permettre d’organiser le savoir né sous forme numérique, d’y donner accès et de le conserver ; d’optimiser la gestion de la recherche en en favorisant la communication ; de fournir une base de documentation accessible et durable qui puisse améliorer la qualité et baisser le coût de l’enseignement ; d’élargir par un meilleur accès à l’information l’audience des institutions spécialisées vers de nouveaux publics ;
– la gestion de la propriété intellectuelle concerne les droits d’auteur ; les droits des bibliothèques qui détiennent et fournissent l’information, que celle-ci soit de l’information numérique produite sur place, des documents convertis en numérique à partir d’autres formats, ou des documents sous licence auxquels la bibliothèque désire donner accès. Les outils disponibles pour gérer l’accès à la propriété intellectuelle sont l’identification de l’usager qui permettra de définir ses droits et ses devoirs par rapport à l’utilisation du document et l’identification du document avec les conditions de son utilisation. Ces outils sont étudiés par la CNI (Coalition for Networked Information), le CIC (Consortium for Inter-institutional Cooperation) et le CRIA (Center for Research on Information Access) ;
– la recherche documentaire. Au lieu du désordre qui règne actuellement, il nous faut bâtir une cohérence à partir d’interfaces communes, et de thésaurus au vocabulaire intelligible par tous et basés sur des structures conceptuelles solides. Les métadata sont un élément essentiel de cet effort de cohérence, qu’elles soient descriptives pour permettre d’identifier les données, administratives pour en faciliter la gestion, ou structurelles pour aider à organiser leur fourniture ;
– la conservation. Le CCSDS (Consultative Committee for Space Data Systems), organisation pour le développement de standards internationaux, a développé un modèle de référence pour l’archivage de ces documents 2, archivage qui doit comprendre la création de copies, la migration du contenu sur de nouveaux supports, l’émulation, et aussi « l’archéologie », c’est-à-dire le souci de garder la trace des supports successifs ;
– les documents « nés numériques », parfois d’importantes bases de données appelées à une croissance exponentielle, par exemple des statistiques en sciences sociales, des données cliniques en biologie, des relevés d’observations en astronomie ou en sciences de la terre, représentent un savoir inaccessible sous d’autres formes et particulièrement utiles à l’enseignement supérieur. Si nous ne leur donnons pas l’attention qu’elles méritent, nous n’aurons plus qu’à devenir des cabinets de curiosités, affirma Donald J. Walters.
Les programmes en cours
Les choix effectués pour le programme numérique de la BnF, et les projets américain JSTOR et européen DIEPER de numérisation de revues cherchent à répondre aux besoins de la recherche (corpus thématiques à la BnF, grands périodiques savants pour dieper, revues du XIXe siècle d’accès difficile pour JSTOR). Les textes sont numérisés en mode image, mais tables et index sont numérisés en mode texte..., ce qui ouvre de nombreuses possibilités de recherche.
JSTOR, financé par la Andrew Meller Foundation, offre aux bibliothèques un service payant. La BnF se limite pour l’instant à offrir la consultation sur place, sauf pour la base Gallica disponible en ligne. dieper prévoit à terme une transmission en ligne et commencera par les catalogues, grâce à EROMM 3 qui prend désormais en compte les documents numérisés.
La BnF s’appuie sur son réseau de pôles associés. Quant à DIEPER, son but est de créer une infrastructure pour fédérer les bibliothèques universitaires européennes sur les projets de numérisation de périodiques.
Les bibliothèques face aux documents numériques
La deuxième journée montra les documents numériques vus de la bibliothèque. Étienne Hustache décrivit le projet « Abécédaire » qui, à l’Institut d’études politiques de Paris, répond de façon très pragmatique à une nécessité quotidienne : fournir rapidement à un grand nombre d’étudiants les documents dont ils ont tous besoin. Ce projet-pilote permettra en même temps d’acquérir de l’expérience pour mettre sur pied des projets ambitieux correspondant à la richesse de la bibliothèque en matière de documentation sur les périodiques spécialisés et sur la presse d’actualité.
Francine Masson, de la bibliothèque de l’École des mines de Paris, énuméra les problèmes nouveaux posés par les documents électroniques. Elle évoqua en particulier la conservation de l’information qu’ils contiennent pour laquelle la coopération entre bibliothèques est indispensable, puis l’évolution des pratiques des chercheurs, à laquelle les bibliothèques doivent absolument s’adapter en offrant de nouveaux services tout en n’abandonnant pas les services déjà existants. Vigdis Moe Skarstein, de la Bibliothèque nationale universitaire de Trondheim, plaida résolument pour la réorganisation des bibliothèques selon de nouvelles structures adaptées à ces nouvelles formes de documentation. « C’est », dit-elle, « la combinaison des collections, de l’accès électronique et des salles de consultation qui fondera le concept nouveau de bibliothèque ».
Licences et consortiums
Ann Okerson, de la bibliothèque de l’université de Yale, et Frederic J. Friend, de l’University College de Londres, apportèrent l’expérience des consortiums de bibliothèques qui s’organisent aux États-Unis et au Royaume-Uni pour négocier les licences d’utilisation des documents électroniques avec leurs fournisseurs, lesquels, eux aussi, sont en train de se regrouper. Ann Okerson insista sur l’attention à porter aux clauses des contrats et des licences, notamment sur les conditions d’utilisation, la définition des sites, le coût, la fiabilité.
Frederic Friend évoqua deux initiatives britanniques : le Conseil national d’autorisation des sites électroniques (National Electronic Site Licence Initiative, NESLI) et le Comité de coordination des systèmes d’information (Joint Information Systems Committee, JISC) qui ont obtenu des accords particulièrement positifs dans l’étude de protocoles modèles : de justes accords financiers entre éditeurs et bibliothèques et concernant les systèmes de prêts entre bibliothèques. Il parla également des attentes que soulève la création en mars 1998 de l’International Coalition of Library Consortia (ICOLC) pour instaurer un forum d’échanges d’information sur les meilleures méthodes de négociation des licences.
Les réunions des divisions Collections et Accès devaient porter également sur cette question des licences avec, en particulier la présentation de l’initiative Scholarly Publishing and Academic Resources Coalition (SPARC) 4 dont le but est de créer un marché plus compétitif pour les publications académiques. La division Accès présenta également le travail fait par le consortium UKB des bibliothèques universitaires néerlandaises et par de nombreuses bibliothèques universitaires allemandes pour élaborer des « principes d’autorisation » qui leur serviront désormais de lignes directrices dans leurs négociations avec les éditeurs 5.
Gérer les risques, gérer le temps
Peter Fox, de Cambridge, fit le point sur la valeur de la numérisation comme mode de conservation, indéniable dans la mesure où elle évite le recours au document original, mais insuffisante pour le moment du fait de la faible pérennité des techniques. Il conclut donc à l’intérêt de l’associer au microfilmage. Il posa également le problème de la conservation des documents numériques et signala l’action de l’European Commission on Preservation and Access (ecpa)6 qui a lancé un groupe de travail et le curl Exemplar for Digital Archives (cedars), coordonné par le Consortium for University and Research Library (CURL) : étude concrète sur ce sujet qui envisage non seulement la législation, mais aussi les rapports avec les éditeurs 6. Après que Michel Duchein eut fait naître une salubre inquiétude en énonçant tous les risques que peuvent présenter des bâtiments mal conçus pour la conservation, John MacIntyre, de la Bibliothèque nationale d’Écosse, affirma la nécessité d’adopter une stratégie de gestion des risques qui associe capacité de réaction et prévention systématique et planifiée.
Yola de Lusenet, de l’ECPA, réaffirma l’idée que la conservation implique l’institution dans son ensemble, et évoqua le travail fait en commun avec la division Conservation de Liber pour organiser des programmes de formation destinés aux responsables. Par ailleurs, elle engagea les participants à signaler leurs bibliothèques dans la carte générale de la conservation en Europe que prépare actuellement la commission 7.
A la réunion de la division Conservation, furent présentés les résultats de l’enquête sur la politique de conservation. Onze bibliothèques seulement l’ont mise par écrit. La division pense partir de leur travail pour rédiger un modèle général qu’elle diffusera. Elle se propose également de diffuser des principes généraux concernant la photocopie.
Planification
La planification stratégique, à court et à long termes, était au cœur des interventions faites sur la gestion de leurs établissements par Jacqueline Sanson, de la BnF, et Thomas Bryant, de la Bibliothèque du Congrès. Ce dernier insista sur la nécessité d’une évaluation régulière de la qualité des services rendus. Les bibliothèques universitaires britanniques ont également expérimenté l’intérêt de cette méthode qui leur a été recommandée par le rapport intitulé The Effective Library en 1993. John Tuck, des bibliothèques de l’université d’Oxford, témoigna de cette expérience qui s’est déroulée de façon assez pragmatique, puisque chaque bibliothèque pouvait choisir en fonction de ses besoins locaux parmi les trente-trois indicateurs de performance proposés.
Bas Savenije témoigna du soutien apporté par la bibliothèque de l’université d’Utrecht et d’autres bibliothèques européennes à la bibliothèque de l’université de Saint-Pétersbourg. Là encore, la planification stratégique était à la base du projet, puisque l’assistance apportée consistait à aider les administrateurs et l’ensemble du personnel à définir la mission et les objectifs essentiels de la bibliothèque, à analyser la situation de la bibliothèque et de son environnement en termes de forces et de faiblesses, de chances et de menaces, et élaborer un plan stratégique, puis à les assister dans les premières étapes de sa mise en œuvre. Notons qu’en matière de technologies modernes, il fut décidé de privilégier la fourniture d’informations sous forme électronique, en renonçant à imiter précipitamment les processus d’automatisation des services en vigueur dans les bibliothèques occidentales, trop coûteux en argent et en moyens humains.
La passionnante table ronde organisée par la division Gestion sur les qualifications et fonctions des directeurs de bibliothèques affirma également cette double exigence de vision à long terme et de réalisme quotidien.
Les textes des communications seront publiés prochainement dans Liber Quarterly, la revue de la Ligue, qui change d’éditeur pour être désormais publiée chez K. G. Saur, mais qui continuera à offrir quatre fois par an « des articles intéressants sur des sujets clés dans tous les champs de la bibliothéconomie et à fournir une vue générale sur les développements dans les bibliothèques européennes telles que les reflètent les multiples activités de Liber » 8.
Le prochain congrès aura lieu à Prague, du 6 au 10 juillet 1999. Une fois encore, il abordera des questions fondamentales pour le présent et l’avenir de nos institutions et de nos professions sur un sujet : « Changing missions, changing skills », qui devrait donner lieu à des échanges nombreux et enrichissants.