Passion(s) et collections
Isabelle Masse
Chambéry accueillait, les 21 et 22 octobre 1998, le colloque « Passion(s) et collections », point d’orgue de la neuvième édition du Mois du patrimoine écrit 1. Étaient réunis bibliothécaires, historiens du livre, du cinéma, universitaires, archivistes, certains collectionneurs, d’autres pas. La collection comme instrument de connaissance fut le thème principal de la conférence inaugurale prononcée par Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste, président de la Commission interministérielle pour la conservation du patrimoine artistique national, et… collectionneur de tableaux.
Après avoir évoqué le Musée d’Alexandrie dans l’Antiquité, les cabinets de curiosités de la Renaissance, les collections royales de Louis XIV…, il remarqua, semble-t-il avec un certain regret, que l’élargissement permanent des collections à travers le temps a eu pour conséquence de séparer les différents domaines de connaissances. Aujourd’hui, la bibliothèque, par les contacts qu’elle crée entre disciplines de manière constructive, positive, peut être considérée comme l’outil unique d’unification des savoirs.
L’art de collectionner
Le thème de la première séance portait sur l’histoire de certains collectionneurs et de leurs collections. Le premier – et non des moindres – fut Jacques Doucet, raconté par François Chapon, directeur honoraire de la Bibliothèque littéraire éponyme. Né en 1853, grand couturier, à l’origine de grandes publications d’histoire de l’art – le Répertoire d’art et d’archéologie, les Reproductions de manuscrits à miniatures –, il avait constitué une bibliothèque d’art et de littérature dont il fit don à l’université de Paris 2. Il cherchera toujours à mettre ses collections à la disposition des chercheurs, à faire partager.
C’est dans un tout autre domaine que se situe la Bibliothèque internationale de gastronomie (bing), présentée par Marta Lenzi. Située en Suisse, près de Lugano, cette collection privée a été transformée en fondation en 1992, par son créateur, Orazio Bagnasco, ce qui a permis au public d’y accéder 3.
Dans le « cas » Libri, peut-on parler de collection ? Né à Florence en 1802, Guglielmo Libri s’installe en France vers 1830. Il s’intéresse beaucoup au livre ancien et aux bibliothèques – il deviendra inspecteur général – au point que, après ses visites, on a pu constater de nombreuses disparitions de livres et de manuscrits rares. « Collectionneur ou voleur ? Amour-passion pour les manuscrits ou brocanteur vénal et corrompu mu par le seul appât du gain ? ». C’est la seconde hypothèse que retient l’auteur de l’intervention, Marcel Thomas, inspecteur général honoraire des bibliothèques.
Quant au libraire, il est un des rouages essentiels de la collection, y compris après le décès de son propriétaire. Pour Thierry Bodin, libraire-expert d’ancien, le collectionneur et le libraire sont deux pôles qui s’attirent et se repoussent, mais qui ne peuvent exister l’un sans l’autre.
De la collection privée à la collection publique
Les collections privées entrent-elles encore dans les bibliothèques publiques ? Il semble qu’en France, la procédure de donation tombe en désuétude. Dominique Coq, de la Direction du livre et de la lecture, expliqua les raisons, à la fois sociologiques et administratives, de ce phénomène.
Après les saisies révolutionnaires, dons et legs de particuliers – favorisés par des bibliothécaires, notables érudits qui avaient le goût des collections d’œuvres d’art et de livres – formaient la grande majorité de l’accroissement des fonds de bibliothèques. Après la dernière guerre, le déclin, qui apparaît, puis s’accentue au fil des années, s’explique par la déconnexion croissante des liens entre libraires et bibliothécaires. La professionnalisation du métier a entraîné une meilleure gestion technique des bibliothèques, mais aussi une moindre sensibilité aux arcanes et aux mondanités de la bibliophilie, une moindre familiarité avec les collectionneurs et les possesseurs de bibliothèques privées.
En outre, les médecins, les avocats, etc., qui formaient le gros du bataillon des donateurs, se comptent de moins en moins parmi les bibliophiles. Ils sont remplacés par les capitaines d’industrie, le monde de la finance, les promoteurs, ou les vedettes de cinéma, tous étrangers au monde des bibliothèques, et réticents devant le legs. En outre, l’État intervenant sur le marché par le droit de préemption en ventes publiques grâce à des fonds plus importants destinés aux achats patrimoniaux, les collectionneurs privés considèrent que les bibliothèques sont moins dépendantes de leur générosité.
Enfin, s’il est compliqué de faire des dons, il est aussi compliqué de les accepter ; de nombreuses propositions ne sont pas prises en considération – par manque de personnel, devant l’ampleur des tâches administratives... Les bibliothécaires sont donc de moins en moins nombreux à entretenir cette tradition.
Les trois interventions suivantes démontrèrent comment des collections privées sont devenues publiques.
Le premier exemple fut celui de la bibliothèque Marguerite Durand4, présentée par Annie Metz. C’est en 1931 que le conseil municipal de la ville de Paris acceptait la donation Marguerite Durand, figure éminente du mouvement féministe. Ainsi était créée la première bibliothèque officielle sur les femmes et le féminisme. Pierre-Édouard Wagner évoqua les étapes de la « réunification » du fonds Jacques Callot à la médiathèque de Metz.
Enfin, ce fut le tour de la Cinémathèque française. Jean-Pierre Jeancolas, historien du cinéma, montra bien comment l’histoire d’une collection peut être liée à une personnalité – ici celle d’Henri Langlois. Créée en 1936, la Cinémathèque française s’est peu à peu identifiée à son fondateur, dont le but était de « montrer » des films. Les nombreuses crises, péripéties et rebondissements dus à une gestion financière et technique plus que fantaisiste ont abouti en 1968 à l’« affaire Langlois ». A sa mort, en 1977, l’image de la cinémathèque était fortement dégradée 4.
Passions (re)partagées
Une fois les collections privées léguées aux bibliothèques publiques, comment sont-elles conservées, mises en valeur et rendues accessibles au public ? Les interventions de la dernière séance en ont donné quelques exemples. A Troyes, la bibliothèque municipale, représentée par Thierry Delcourt, a engagé une politique de numérisation de son patrimoine, et souhaite ainsi mettre en valeur une collection de littérature populaire, La Bibliothèque bleue 5. La littérature populaire sera l’axe documentaire retenu dans le cadre de la future bibliothèque municipale à vocation régionale (BMVR), pôle associé à la Bibliothèque nationale de France (BnF).
Le don d’un ensemble de correspondances est à l’origine du fonds Jules Verne, conservé à la médiathèque de Nantes, et décrit par Agnès Marcetteau-Paul ; 5 000 documents figurent aujourd’hui dans l’ensemble de la médiathèque. Le Centre d’études verniennes possède toutes les œuvres de l’écrivain, ouvrages critiques, objets divers, documents biographiques...
A la BnF, l’enrichissement du fonds de manuscrits d’écrivains contemporains s’est fait grâce aux dons de quelques collectionneurs ou des auteurs eux-mêmes. Pour Marie-Odile Germain, la politique de valorisation de ces manuscrits passe aujourd’hui par des communiqués de presse dans Chroniques, ou la Revue de la BnF, sur le site Internet (http://bnf.fr ), mais aussi par un traitement dès l’arrivée qui permet de répondre rapidement à la demande du public. La reliure par des professionnels prestigieux pour des pièces importantes participe également de cette politique.
Après la synthèse du colloque dont la charge est revenue à Dominique Arot, du Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), Michel Sineux, président de la FFCB, a refermé ces journées en révélant le thème des rencontres qui se tiendront à Grenoble, en 1999 : la ville.