Les bibliothèques publiques en Europe
Regards croisés et perspectives
Annie Le Saux
Les nouveaux défis auxquels sont confrontées les bibliothèques ne se limitent plus à l'échelle nationale, ils débordent les frontières et les échanges d'expériences et de points de vue sont de plus en plus indispensables à leur évolution. C'est ce qui a incité le Bristish Council, la Bibliothèque publique d'information et le Goethe Institut à organiser, les 5 et 6 novembre, deux journées d'étude dans les locaux rénovés du British Council, sur le thème : les bibliothèques publiques en Europe, regards croisés et perspectives.
Un tableau européen
Le tableau général des bibliothèques au niveau européen fut brossé par Giuseppe Vitiello, responsable au Conseil de l'Europe, de l'activité consacrée au livre et à l'édition. Les tendances des années 80, où l'on dénombrait 88 461 bibliothèques, indiquaient, pour les bibliothèques publiques, une augmentation des pratiques de lecture – avec toujours un écart en faveur des bibliothèques du Nord de l'Europe –, un élargissement des types de collections (audiovisuel) et du nombre des services, et des budgets qui commençaient à stagner. A l’inverse, les bibliothèques nationales ont vu leurs budgets s'accroître et se sont mises à développer des formes d'autofinancement et à produire des services bibliographiques nationaux.
Passées à 95 880, les bibliothèques des années 90 subissent trois tendances fondamentales identifiées par la convergence, l'accès et la participation.
Afin d’actualiser les données sur les bibliothèques, le Conseil de l'Europe a lancé un questionnaire en mars dernier, interrogeant essentiellement les bibliothèques sur la liberté d'expression et d'accès à l'information, la place des bibliothèques dans les politiques nationales d'information, les bibliothèques en tant qu'agents actifs dans la chaîne de l'information, les bibliothèques et le patrimoine littéraire et artistique. Ce travail, en cours d'exploitation, sera complété par un autre projet du Conseil de l'Europe concernant les profils professionnels et les compétences.
Une vision stratégique
Des exemples particuliers permirent ensuite d’avoir une vision plus précise de la situation des bibliothèques publiques en Europe.
Le rôle essentiel de la Library and Information Commission (LIC) dans le développement de l'information et de la communication en Grande-Bretagne mérite qu'on s'y attarde quelques instants. Présenté par Margaret Haines, son directeur général, cet organisme, créé en 1995 par le ministère britannique de la Culture, des Médias et du Sport, conseille le gouvernement britannique sur toutes les questions se rapportant aux bibliothèques et au secteur de l'information. Cette commission a notamment élaboré une vision stratégique exposée dans la LIC's 2020 Vision 1.
Un groupe de travail s'est penché plus particulièrement sur la façon dont les bibliothèques pouvaient répondre au défi des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Selon les conclusions de ce groupe de travail figurant dans un rapport intitulé New Library : The People's Network, accessible sur le Web de la LIC, la bibliothèque de demain devra, à partir du réseau des 4 200 bibliothèques publiques du Royaume-Uni, favoriser l'accès à tous aux ressources traditionnelles et en ligne, aider les entreprises à avoir accès à l'information, accroître l'accès aux collections numérisées. La population, par le biais de ce réseau de bibliothèques, aura accès à des services et des renseignements locaux, nationaux et européens, et pourra, ainsi, participer activement aux processus de décision qui les concernent. Si ces recommandations sont favorablement perçues par le gouvernement de Tony Blair, c'est en grande partie grâce au pouvoir de persuasion des commissaires de la LIC, qui ne manquent aucune occasion de défendre les bibliothèques et d'intervenir en leur faveur auprès des membres du gouvernement.
L'argent, moteur de l'évolution
Découlant bien souvent de l'écoute des politiques, la question du financement des bibliothèques publiques joue un rôle important dans le développement de ces dernières. Le cas des bibliothèques publiques en Allemagne, financées par les Länder et non par le gouvernement est particulièrement significatif. Sans programme national ni impulsion de la part du gouvernement, les bibliothèques ont du mal à donner une image valorisante d'elles-mêmes et, sauf volonté du Land, ces bibliothèques souffrent d'une pénurie de moyens. Faute d'aide financière suffisante, certaines petites bibliothèques des Länder de l'ex-Allemagne de l'Est ont dû fermer, alors que d'autres, qui ont réussi à instaurer une plus grande souplesse financière, se développent. Tout l'espoir de Barbara Lison, directrice de la bibliothèque municipale de Brême, réside dans le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication et dans la création de nouveaux services susceptibles d'attirer les usagers.
L'exemple de la bibliothèque municipale de Cologne, décrit par Frank Daniel, pouvait, en effet, encourager cette espérance. Le concept de cette bibliothèque, qui se rapproche de celui des bibliothèques britanniques, consiste à rendre accessibles toutes sortes d'informations et de médias à la bibliothèque. Cette dernière devient un lieu où on expérimente les nouvelles technologies, en même temps qu'un centre culturel important, où expositions et concerts font partie de la programmation. La formation y tient une place importante, et la formule « Teach the Teacher » est développée pour que le bibliothécaire en sache toujours plus que l'utilisateur. Une absolue maîtrise de son budget est un atout qui permet à la bibliothèque de réagir rapidement aux évolutions technologiques.
A Croydon aussi, banlieue londonienne, les moyens financiers ont été le moteur de l'évolution des bibliothèques publiques vers la promotion du savoir pour tous, l'intégration sociale, la formation aux outils informatiques et l'accès gratuit à Internet dans toutes les bibliothèques de la ville.
En France également, les bibliothèques publiques sont confrontées à des tensions économiques, mais aussi politiques et techniques. Issues des bibliothèques savantes et des bibliothèques populaires, deux réseaux bien étanches aux objectifs distincts, elles sont nées de volontés de réunir les atouts des unes – richesse des collections patrimoniales – et des autres – mission éducative et ouverture au public. C'est cette rencontre des collections et des usagers qui a abouti aux bibliothèques et médiathèques d'aujourd'hui. Anne-Marie Bertrand, de la Direction du livre et de la lecture, a souligné la contradiction de la situation actuelle : « C'est parce qu'il y a plus de bibliothèques, plus de services offerts, et plus de publics visés que naissent les problèmes économiques, politiques et techniques et c'est parce qu'il n'y a pas plus de bibliothèques, pas plus de services offerts ni plus de publics visés que ces mêmes problèmes existent ».
La bibliothèque, lieu d'intégration sociale
L'apparition du mot « social » dans les missions des bibliothèques en France est récente, comme le fit remarquer Martine Blanc-Montmayeur, directrice de la Bibliothèque publique d'information. Face à la conscience de l'échec scolaire, dont le rapport Espérandieu a été le détonateur en 1984, les bibliothèques ont dû, bien souvent en contradiction avec leur idéologie profonde, transformer leurs collections ouvertes à la lecture plaisir non obligatoire, en collections d'ouvrages scolaires : le Bled est apparu sur les rayons. Ce fut le point de départ d'autres actions plus spécifiques, d'une irruption du social de plus en plus prégnante : les offres d'information sur l'emploi, par exemple, destinées en priorité aux exclus et aux chômeurs – seul groupe qui, à la Bibliothèque publique d'information, n'a pas disparu au profit des étudiants –, se sont multipliées.
Plus ancrées dans les traditions et surtout dans la loi, sont les actions de l'État danois en faveur des groupes marginalisés. La bibliothèque y est considérée comme un facteur clé du processus d'intégration sociale, de même que l'aide au développement des cultures d'origine des immigrés est encouragée. Afin de répondre, de n’importe quel endroit du Danemark, aux besoins des utilisateurs étrangers, quelle que soit leur langue d'origine, une Bibliothèque centrale de littérature pour les immigrés a été créée, à laquelle toutes les bibliothèques peuvent avoir recours.
L'illustration d'une bibliothèque comme lieu de communication, comme structure ouverte ne pouvait être mieux donnée que par Moreno Cagnoli, directeur adjoint de la Biblioteca Panizzi, à Reggio, en Émilie. Cette bibliothèque Panizzi n'est pas perçue par son public comme une institution, mais comme un espace de rencontre et d'échanges. Un lecteur ayant eu l'intérêt éveillé par des idées écrites au crayon sur Le Pendule de Foucault, afficha un avis de recherche, afin de retrouver l'auteur de ces gloses, désireux qu'il était de discuter avec lui de ces quelques réflexions. Belle preuve de la façon libre et autonome qu'ont les usagers de s'approprier la bibliothèque... et du dilemme que cela peut créer chez un bibliothécaire, partagé entre son devoir de conserver les ouvrages et sa satisfaction de les savoir lus.
Une formation pour de nouveaux bibliothécaires
Nouveaux services, nouvelles technologies impliquent de nouvelles compétences, qui supposent elles aussi de nouvelles formations professionnelles.
Ce sont à la fois les étudiants, le développement des bibliothèques, les demandes des employeurs et des interlocuteurs institutionnels et les professionnels eux-mêmes qui sont les moteurs des modifications des méthodes pédagogiques et des réformes des programmes entreprises dans tous les pays européens en réponse à ces demandes.
Le tour d'horizon fait par les différents responsables de formation en Europe a mis en relief les différences les plus évidentes. Si la situation française se caractérise par une centralité de la formation initiale des cadres, qui se fait dans une école qui en a le monopole, et d'où les étudiants sortent fonctionnaires, en Grande-Bretagne, où il n’y a pas, non plus qu’en Allemagne, de notion de fonction publique, la formation dans une des 18 universités permet de postuler dans n'importe quelle bibliothèque. En Suède, où la nécessité de faire évoluer la formation professionnelle s'est fait également sentir, celle-ci est devenue une formation universitaire, ce qui a ajouté une plus-value à l'image du métier de bibliothécaire.
Un certain nombre de nouvelles compétences sont désormais attendues du nouveau bibliothécaire, avec, au premier rang, on s’en doute, des compétences en informatique. On demande aussi à ce bibliothécaire d'avoir des compétences doubles, professionnelles et disciplinaires, des capacités de management à côté de capacités techniques traditionnelles, des connaissances juridiques, des capacités d'analyse et d'évaluation, le tout s'appuyant sur un savoir classique et se prolongeant dans une participation à la recherche.
Il fut aussi question de mobilité professionnelle, ce qui n’a pas manqué de soulever le problème de la reconnaissance des diplômes au niveau européen.
Ces deux journées, fort enrichissantes, prirent fin sur une mise en valeur des points d'excellence des bibliothèques européennes aboutissant à une bibliothèque idéale européenne, faite entre autres du mélange de la richesse des collections patrimoniales françaises, italiennes et allemandes, de l'intégration de la bibliothèque dans la vie de tout citoyen comme dans les bibliothèques scandinaves et britanniques et de l'usage des nouvelles technologies pour l'accès de tous au savoir, comme à Croydon et à Cologne.
Il ne reste plus tout simplement qu'à la créer.