Les bibliothèques spécialisées du XXIe siècle
Les techniques de management
Raymond Bérard
A l’invitation du Deutsches Bibliotheksinstitut (DBI), s’est tenu à Berlin, du 8 au 11 septembre 1998, un séminaire sur les techniques de management dans les bibliothèques spécialisées. Organisé dans le cadre du projet de nouvelle économie du livre de l’Union européenne, ce séminaire était axé sur l’évolution des techniques de management induite par l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Animé par Barbie E. Kaiser, consultante américaine habituée à intervenir pour d’importantes sociétés américaines (banques d’affaires et cabinets juridiques), il a réuni vingt participants, presque exclusivement germanophones : quinze Allemands, un Autrichien, un Suisse, un Danois, une Anglaise et un Français. Presque tous étaient issus du secteur public ou parapublic : organismes de recherche, chambre de commerce, universités. Ce séminaire de formation de formateurs (bien que seule l’École de bibliothécaires de Copenhague fût représentée) avait pour objectif de fournir aux participants les outils nécessaires à une meilleure gestion de leurs services passant par :
– l’acquisition des notions de management indispensables pour réussir au XXIe siècle : le mode actuel d’organisation permettra-t-il aux bibliothèques de remplir leur mission ? Comment déterminer les besoins du futur ? Comment se préparer à l’inconnu ?
– l’analyse des activités de leurs unités documentaires et la recherche de solutions économiques pour améliorer les produits et services offerts ;
– l’accroissement de leur participation aux projets de leurs organisations par une nouvelle perception de ce que leurs unités documentaires peuvent/doivent accomplir ;
– la mise en place d’outils permettant au personnel de s’épanouir ;
– l’optimisation de la productivité de leur clientèle en créant un environnement où l’information recherchée lui est fournie sans à-coups.
Un programme sans doute alléchant, mais peut-être trop ambitieux : en quatre jours ont été abordés tour à tour les modes d’organisation (comment provoquer le changement et évoluer de la notion d’usager à celle de client), la conception de produits documentaires adaptés aux besoins du XXIe siècle, la motivation du personnel, et enfin, les nouvelles approches du marketing et de la commercialisation des produits documentaires.
Un thème aussi vaste ne permettait guère d’aller au-delà des généralités. Faute de travail en ateliers, le séminaire s’est réduit à un cours magistral sans qu’une véritable dynamique ait réellement pu s’établir dans le groupe. Faible participation, absence de cohésion du groupe : l’animatrice semble avoir eu du mal à adapter son propos à des participants de niveau très hétérogène dont, en outre, plusieurs dominaient mal la langue anglaise.
Même si les notions présentées ne présentaient aucun caractère de nouveauté à quiconque s’intéresse un peu aux techniques de management, il est toujours bon de rappeler quelques théories, dont force est de constater qu’elles n’imprègnent pas encore totalement le monde des bibliothèques françaises. On citera celles qui ont suscité le plus d’échanges au sein du groupe.
Les modes d’organisation
L’irruption des nouvelles technologies entraîne l’écrasement des hiérarchies et permet d’envisager une réforme des modes d’organisation : au modèle centralisé se substitue la décentralisation, aux services traditionnels l’organisation en équipes (teams), à la spécialisation la polyvalence.
En réalité, le concept d’équipe ne saurait être généralisé à toute la bibliothèque : il s’applique à de nouvelles missions fédératrices tels les systèmes d’information, la formation des utilisateurs ou encore le marketing qui supposent de briser les barrières entre les services traditionnels. Surtout, dans une période où les ressources humaines se raréfient et où les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) libèrent du temps, il permet de s’appuyer sur des équipes déjà en place qui se voient confier des missions supplémentaires.
Ce qui fait le succès d’une équipe, c’est sa vision claire du projet de la bibliothèque, sa flexibilité, son sens du service, sa qualité de communication, et sa totale implication. Comment favoriser le travail en équipe ? En encourageant la prise de risques et le partage des idées (brain storming), en créant une atmosphère informelle, et en récompensant les bons résultats. A la remarque que ce genre de récompense est incompatible avec les modes de gestion de la fonction publique, l’animatrice a répliqué qu’il suffisait de faire preuve d’un minimum d’imagination en demandant aux meilleurs agents ce dont ils auraient envie : pourquoi ne pas leur offrir un bon dîner voire un parapluie ?
Aujourd’hui, on doit indiquer aux agents quel objectif atteindre et non plus comment l’atteindre. Seul ce nouveau type d’organisation permet de repenser les procédures : il faut comprendre les attentes de son public, se comparer à la concurrence et repenser son fonctionnement en rompant avec les modes traditionnels de fonctionnement de la bibliothèque et en intégrant les changements induits par les nouvelles technologies.
La planification
La planification, outil de management, ne présente plus de secrets : son préalable porte bien entendu sur la définition des missions de l’établissement. Elle englobe la planification stratégique (qui définit des projets en articulation avec l’organisme de tutelle), la planification à long terme (opposée par exemple à un budget, par essence annuel, ou à un plan de formation), la planification annuelle et les projets spécifiques.
Accompagnée des graphiques de l’analyse SWOTS (en français : forces, faiblesses, opportunités, menaces), et inévitablement d’une démarche de qualité totale (TQM), elle vous permet de faire face à toutes les situations. Plus sérieusement, pour tous ceux d’entre nous engagés dans la préparation d’un contrat quadriennal État-Université, il n’est pas inutile de rappeler les éléments-clés de la planification : analyse de la situation, définition des missions, des buts (notion abstraite : « être le meilleur ») et des objectifs (notion concrète, point d’aboutissement des projets), et plan d’action (stratégie, tactique, évaluation et contrôle, résultats).
Les produits documentaires
La création de produits documentaires répondant aux exigences de la clientèle obéit à des règles strictes. Pour la fourniture de produits documentaires, la bibliothèque est aujourd’hui concurrencée par d’autres organismes. De fournisseur passif de données, elle doit se transformer en « usine à informations », en ajoutant de la valeur aux produits (aux données brutes) qu’elle accumule.
Évaluation des besoins du client, connaissance de la concurrence, test des nouveaux produits, création d’un prototype : rien ne différencie un produit documentaire d’un produit industriel dont la valeur repose tout autant sur la performance que sur le prix de revient : notion encore taboue dans nos bibliothèques et difficile à évaluer faute de comptabilité analytique et de prise en compte des coûts de personnel.
Dans cette logique, il n’est pas exclu que la bibliothèque traditionnelle telle que nous la connaissons (lieu de stockage de documentation primaire) disparaisse – à l’exception de quelques centres d’archivage – au profit de structures plus légères traitant l’information et la diffusant par des réseaux virtuels.
Les ressources humaines
On ne sera pas étonné que les ressources humaines soient au cœur du défi lancé aux bibliothèques du XXIe siècle. Il convient d’abord de déceler les compétences afin de créer une équipe possédant une large expertise (ce qui ne fait que confirmer que la première qualité d’un dirigeant, c’est de savoir s’entourer). Vient ensuite l’analyse de la journée de travail de chacun (en pourcentage, sur une base mensuelle), afin de la rationaliser et de la recentrer sur ses véritables missions. Il s’agit d’un exercice que les personnels peuvent envisager avec méfiance, préférant entretenir le flou autour de leurs véritables activités, de crainte non seulement d’une remise en cause par la hiérarchie, mais aussi de découvrir par eux-mêmes leurs propres déficiences organisationnelles.
Le management commence par la rédaction de fiches de poste, nécessairement évolutives, préalable à une véritable démarche d’évaluation située à des années-lumière de la procédure de notation encore en vigueur dans la fonction publique d’État. Annuel (et complémentaire de discussions trimestrielles sur les objectifs), l’entretien d’évaluation doit porter sur le degré de réalisation des objectifs, sur la qualité autant que sur la quantité de travail effectué, sur les forces et les faiblesses de chaque agent et ses besoins de formation. Il servira de base à une éventuelle promotion. Loin de constituer un jugement à sens unique, l’entretien d’évaluation doit aussi amener l’évaluateur à se remettre en cause : dans quelle mesure a-t-il fourni à l’évalué les moyens matériels indispensables à la réussite de sa mission ? A-t-il réuni les meilleures équipes ?
Les ressources humaines sont une des composantes majeures du problème des ressources documentaires. La solution passe par la formation, l’élargissement et l’enrichissement des tâches et – on y revient toujours – par la constitution d’équipes (teams). Animée par un « facilitateur », l’équipe se concentre sur les résultats plutôt que sur la manière d’y parvenir. Assemblage de talents complémentaires, elle évite d’édicter trop de règles de procédure. Reposant sur un leadership fort, elle implique de décentraliser les responsabilités et ne peut s’envisager ailleurs que dans un environnement propice aux innovations. Quelques règles de bon sens sont requises pour animer une équipe :
– on peut féliciter un agent devant ses collègues, mais on ne doit le critiquer qu’en tête à tête ;
– éviter de faire des montagnes du moindre incident ;
– ne pas permettre que les conflits de personnes gênent la réalisation des objectifs ;
– ne jamais se mettre en colère (sinon une colère froide) ;
– ne pas interrompre un agent quand il répond à vos questions ;
– enfin, un peu de stress favorise la productivité, le plus difficile étant sans doute de trouver la juste mesure !
On ne sera pas surpris d’apprendre que la motivation est le moteur de la réussite ni qu’elle repose d’abord sur la nature du travail, suivie par le type d’organisation et les perspectives d’évolution de carrière. Les récompenses d’ordre financier figurent en bas de liste.
Le budget
Le budget est un outil de pilotage pour la bibliothèque : on recensera les activités correspondant à chacune des missions de la bibliothèque, puis les produits et services résultant de ces différentes activités. On évaluera le temps nécessaire à leur production puis leur coût.
Cette analyse est instructive : elle permettra de dire immédiatement si le coût des services documentaires proposés correspond à leur valeur réelle. Il faut se poser la question suivante : « Si je devais acheter ce service, estimerais-je qu’il vaut le prix indiqué par mon analyse ? ». Cette réflexion doit permettre de se débarrasser de ce que les Anglo-saxons appellent « les vaches sacrées » et d’envisager l’externalisation des activités qui reviennent trop cher en interne. Démarche taboue s’il en est, mais dont l’objectif est de se recentrer sur des activités stratégiquement plus importantes pour la bibliothèque. Mais, comme le soulignait un des participants, où s’arrêter ? Le risque n’est-il pas de voir un jour externaliser toute l’activité de la bibliothèque ?
Les analyses de ce type sont rares dans les bibliothèques françaises relevant de la fonction publique où le temps mis à cataloguer un ouvrage relève presque du secret d’État (protection sans doute justifiée de crainte de découvrir des prix de revient extravagants) et où, de tradition, on ne s’interroge guère sur les sources de financement. Il est vrai aussi que la non-consolidation des frais de personnel dans les budgets des bibliothèques n’y encourage guère, le temps passé à une activité devenant une notion abstraite et perdant toute valeur économique.
En résumé, un séminaire certes en retrait par rapport à ses ambitions et très marqué par les analyses anglo-saxonnes, mais qui a su adapter les techniques de management au contexte des bibliothèques spécialisées. Le mérite en revient à une consultante imprégnée de la culture d’entreprise américaine, mais très au fait du métier de par son parcours professionnel. L’écart entre la pratique française (ou allemande) et les perspectives tracées ne laisse pas d’être inquiétant : les bibliothèques n’ont plus le monopole de la fourniture de l’information ; leur survie suppose une complète remise en cause de leur organisation qui passe par la prise de conscience des coûts de personnel, l’amélioration de la productivité et celle des services rendus. Y sont-elles prêtes ? Jusqu’à quand la collectivité acceptera-t-elle de financer des services sans exiger en retour une meilleure efficacité ?