Le pouvoir des livres à la Renaissance
La collection des « Études et rencontres de l'École des chartes » n'a pas encore soufflé sa première bougie qu'elle affiche déjà trois titres à son catalogue, tous parus en 1998. Ce volume, qui réunit huit articles sous le titre Pouvoir des livres à la Renaissance, fait suite à deux numéros consacrés respectivement aux pratiques de traduction et d'adaptation à la Renaissance, et aux rapports entre littérature et exotisme du XVIe au XVIIIe siècle 1. Un prochain volume est en préparation, qui doit rassembler les communications d'une journée d'étude organisée en janvier 1998 autour des ventes publiques de livres et de leurs catalogues, du XVIIe au XXe siècle.
Ainsi, même si la collection n'affiche pas une vocation aussi exclusive, les premiers volumes parus, tous de haute qualité scientifique, s'affirment désormais comme des références dans les disciplines de l'histoire du livre et des textes, lieux de rencontres fructueuses entre des approches bibliographiques, littéraires et anthropologiques. La relative rapidité de publication de ces actes, ainsi rendus disponibles un an seulement après la tenue du colloque, est à signaler, car une telle promptitude n'est pas si commune dans l'édition universitaire.
Luther, Érasme, Rabelais et Machiavel
Organisé conjointement par l'École des chartes et le Centre de recherche sur l'Espagne des XVIe et XVIIe siècles (Université de Paris III), ce colloque n'a pas pour autant limité ses regards au seul domaine ibérique. Trois seulement des huit contributions sont plus précisément consacrées àl'Espagne et à l'Amérique espagnole.
C'est sur l'ensemble de l'espace européen que se penche Frédéric Barbier, qui propose une modélisation capable de rendre compte de la manière dont conjointement en France, en Allemagne et en Italie, les bibliothèques prennent, à la Renaissance, une dimension politique. Même si son interprétation finale reste un peu absconse, Dominique de Courcelles retrace l'insolite pérégrination de la Confesión de un pecador, du prédicateur Constantino Ponce de La Fuente, condamnée et brûlée à Séville en 1560, mais qui resurgit en 1608 en trouvant place dans un fameux martyrologe protestant, l'Histoire des martyrs du genevois Jean Crespin.
Autre « voyage », celui de l'oeuvre de Machiavel, qui fait l'objet, de la part de ses interprètes français, d'une « construction polémique » à l'origine de « l'invention du machiavélisme » ; Jean Balsamo, dont on connaît déjà les travaux sur la question des débats et des malentendus franco-italiens à la Renaissance dans le domaine de la philosophie politique, peut ainsi affirmer que le pouvoir reconnu à un livre tient surtout à l'interprétation qui en est donnée et à l'utilisation politique qui en est faite.
L'espace français est également présent par une étude des figures et usages du livre chez Rabelais, qui montre comment son oeuvre peut être lue comme un effort de dépassement du savoir que les livres contiennent, dépassement opéré par le recours au livre lui-même.
Le domaine germanique est évoqué par le biais d'une longue et fine analyse des textes que Luther a rédigés pour accompagner l'édition d'ouvrages d'autres auteurs. Une étude de ces paratextes (dédicaces, pré- et postfaces, commentaires ou visas de censure) permet ainsi à Philippe Büttgen de mettre en relief les trois thèmes qui fondent la méfiance ambiguë du Réformateur envers les livres : thème de la prolifération des livres, de l'appel à la destruction de ses propres ouvrages, de la primauté absolue de l'Écriture. Cette défiance envers le livre nous introduit au cur des complexes corrélations entre Réforme et imprimerie, récemment mises en lumières par Jean-François Gilmont 2.
Interrogeant un corpus du même « genre » littéraire et éditorial les préfaces et dédicaces d'Érasme pour ses éditions et traductions de textes classiques et patristiques Isabelle Diu montre comment l'humaniste, tout en adressant ses dédicaces aux hommes de pouvoir, princes et prélats, et recherchant leur protection, affirme plus souterrainement le pouvoir nouveau de l'homme de lettres. Cette affirmation, qui a valeur fondatrice, est déterminante dans la constitution de la République des Lettres.
Toutefois, sans nier le rôle, majeur, d'Érasme dans ce processus, c'eût pu être là l'occasion de s'interroger sur les origines de ce geste de la préface ou de la dédicace, insérée dans le livre imprimé par l'éditeur intellectuel d'oeuvres classiques. Un des premiers à pratiquer ce genre rhétorique fut Giovanni Andrea Bussi, qui soutint l'activité de Sweynheym et Pannartz, les introducteurs de l'imprimerie en Italie ; il prépara et revit pour eux la plupart des éditions de classiques qu'ils donnèrent entre 1465 et 1473.
Ses préfaces, qui ont d'ailleurs fait l'objet d'une réédition moderne 3, sont d'une très grande importance pour l'histoire de l'édition scientifique et du « pouvoir » assigné au livre imprimé par les humanistes. Dans la préface à son édition des oeuvres de Nicolas de Lyre notamment, datée du 20 mars 1472 et adressée à Sixte IV, conscient du nouvel enjeu que représentait l'imprimerie, Bussi pressait le pape de développer la bibliothèque conçue par Nicolas v et de soutenir le nouvel art typographique.
Livres et pouvoirs, pouvoir du livre
Un tel titre Le Pouvoir des livres à la Renaissance aurait pu n'être qu'un intitulé générique un peu passe-partout, suffisamment plurivoque pour rassembler des contributions variées à l'histoire du livre. Il n'en est rien. A défaut de pouvoir rendre compte de chacun des articles, on se contentera de dire, pour inviter à la lecture de ce volume, que sur un sujet aussi vaste et complexe, nous disposons là de quelques éclairages exemplaires, chaque contribution proposant une réflexion particulière, assise sur une acception différente du « pouvoir des livres ».
Au fil de ces études ponctuelles, sont ainsi évoqués les différentes modalités d'investissement du livre par le pouvoir, pas seulement politique, mais aussi ecclésiastique, spirituel et intellectuel ; la méfiance qu'il suscite, parfois de la part de son auteur lui-même ; la surveillance, la censure et la destruction des livres, qui vont de pair avec l'impression et la diffusion d'autres livres destinés à les remplacer ; le motif littéraire récurrent du pouvoir occulte du « grimoire », lié à un renouveau de l'hermétisme à la Renaissance...
La problématique est envisagée tour à tour du point de vue de l'auteur, des gens du livre (imprimeurs et libraires), des « passeurs » (critiques, commentateurs), des lecteurs et des inquisiteurs, chaque approche étant complémentaire des autres, tant il est vrai que condamner et brûler des livres d'une part, en publier et en diffuser d'autre part, c'est toujours reconnaître leur pouvoir. La voie empruntée par ce colloque est féconde, et bien d'autres figures pourraient trouver une place légitime au centre de ces questionnements, à commencer par celle du bibliothécaire bibliographe que l'on songe à Conrad Gesner qui publie sa Bibliotheca Universalis en pleine Renaissance, manifestant le pouvoir lié à la connaissance et à l'inventaire, à l'organisation et au classement des livres.