Voyage au coeur de la démesure
Le congrès de l'American Library Association
Aline Girard-Billon
La démesure. Voilà le mot qui vient à l’esprit lorsqu’on assiste pour la première fois au congrès annuel de l’American Library Association (ala). 20 000 bibliothécaires – une assemblée à peine concevable pour un professionnel français – se sont retrouvés à Washington, par temps de canicule, du 26 juin au 1er juillet 1998. Et quand on apprend que cette assistance ne représente qu’un tiers des membres de l’association, on oublie vite l’échelle de mesure européenne pour se mettre à niveau !
L’American Library Association
L’American Library Association est la plus ancienne, la plus importante et la plus influente association professionnelle du monde des bibliothèques. Créée en 1876 à l’instigation de quelques sommités dont le célébrissime Melvil Dewey, elle n’a cessé depuis lors d’influencer le cours des affaires bibliothéconomiques outre-Atlantique. Les adhérents sont principalement des bibliothécaires, mais aussi des membres de conseil d’administration de bibliothèques (trustees), des éditeurs et autres professionnels évoluant dans la même sphère.
L’association, dont le siège est à Chicago, est administrée par un conseil de 175 membres ; un bureau exécutif, constitué de membres élus parmi ceux du conseil, est responsable de sa gestion. Une équipe de 350 permanents, placés sous la responsabilité d’un directeur général, assure son fonctionnement. Son président, choisi parmi les membres du bureau exécutif, exerce un mandat d’une seule année, mais est élu à ce poste par anticipation deux ans avant sa prise de fonction, ce qui lui permet de se préparer à la tâche longtemps à l’avance au sein du bureau.
A Barbara Ford, présidente en 1997-1998, a succédé à l’issue du congrès de Washington, Ann Symons, bibliothécaire scolaire en Alaska, pour le mandat 1998-1999, et l’on sait déjà qu’elle sera remplacée en 1999-2000 par Sarah Long, directrice d’un réseau de bibliothèques de l’Illinois. Une organisation complexe, mais certainement efficace, en dépit du peu de temps dont dispose le président pour imprimer sa marque.
L’association, qui tire ses ressources des cotisations, de la vente de ses publications et surtout du mécénat, représente tous les types de bibliothèques, publiques, scolaires, universitaires, spécialisées, d’associations ou d’entreprises. Sa structure centralisée a diverses conséquences, positives et négatives.
Le fait qu’elle représente l’ensemble d’une profession crée une force de réflexion, de persuasion et d’action indiscutable et assure une visibilité certaine. C’est en partageant des préoccupations communes et en engageant des actions concertées que les bibliothécaires américains ont toujours constitué un puissant lobby et offert une image d’union et de cohérence.
Imaginons une structure professionnelle française fédératrice, porte-parole unique d’associations et d’institutions capables de traiter conjointement des questions déontologiques, scientifiques ou techniques intéressant la profession dans son ensemble et laissons-nous aller à rêver à un monde meilleur...
Le gigantisme de la structure – dont, par nature, une association française unique ne serait pas victime – a cependant son revers. Il est incompatible avec la prise en considération de préoccupations spécialisées et de points de vue particuliers, ce qui a entraîné la création de multiples divisions, sections, tables rondes et autres groupes de travail.
La plus importante division est celle des bibliothèques universitaires et de recherche – l’Association of College and Research Librairies (acrl) qui compte 11 000 adhérents –, suivie de près par celle des bibliothèques publiques – la Public Library Association (pla). Un des groupes les plus influents est la table ronde sur la liberté intellectuelle – l’Intellectual Freedom Round Table (ifrt) – qui réunit 1 800 professionnels. On peut citer aussi l’association d’administration et de gestion de bibliothèques – la Library Administration and Management Association (lama) –, la section des bibliothèques au service des populations spécifiques – la Libraries Serving Special Populations Section (lssps) –, ou la table ronde des bibliothèques des forces armées – l’Armed Forces Libraries Round Table (aflrt) – et passer sous silence la centaine d’autres groupements 1.
Imaginons une structure professionnelle française fédératrice, contrainte de se scinder en association des bibliothèques universitaires, association des bibliothèques scolaires, association des bibliothèques spécialisées, etc., se dispersant en une multitude de comités d’experts ou de groupes de défense communautaristes et laissons-nous aller à rêver à un monde meilleur...
C’est autour du thème « Global reach... local touch » que l’ala avait choisi de réunir ses membres à la fin du mois de juin à Washington 2. Comment nouer un lien global avec les bibliothécaires du monde entier tout en gardant de fortes attaches locales ? La recherche d’un juste équilibre est assurément une préoccupation universelle de la profession.
Un mode d’organisation particulier
Le programme du congrès, tout aussi démesuré que l’association elle-même, induit un mode d’organisation particulier : pas d’assemblée plénière, à l’exception de la séance d’ouverture (comment réunir 20 000 congressistes !), des dizaines de réunions et ateliers parallèles chaque jour, les salles de conférence des hôtels de la ville réquisitionnées, des visites de bibliothèques, une noria de navettes fonctionnant de 7 heures à 23 heures et transportant les congressistes d’un hôtel à un autre, d’une bibliothèque au centre des congrès, ou d’une réception à leur hôtel.
En parallèle, une exposition commerciale, manifestation hybride entre salon du livre, salon de l’informatique et salon professionnel, ainsi qu’une multitude de prestations pour le confort et l’information des congressistes, réunissent 1 300 exposants : service de transcription visuelle et interprétariat en langue des signes pour les malentendants, librairie sonore proposant à l’achat les enregistrements des communications et des débats d’un bon nombre d’ateliers, publication d’un journal quotidien d’information et d’une brochure d’annonces de recherche et d’offres d’emplois, messagerie électronique, boutique offrant indifféremment documentation professionnelle, matériel de promotion pour bibliothèques et gadgets divers, assistance spéciale pour congressistes étrangers, service de réservation de spectacles et de restaurants, centre de baby-sitting. L’ala va même jusqu’à rembourser aux participants une partie des frais de garde d’enfants in situ !
Parmi les événements marquants, il faut évoquer la séance d’ouverture et la réception donnée à la Bibliothèque du Congrès. Où rassembler des milliers de participants pour une séance plénière si ce n’est dans un stade couvert de type Bercy ? C’est donc au mci Center, haut lieu du basket-ball à Washington, que la présidente de l’ala a formellement ouvert le congrès. Les discours des officiels, de taille lilliputienne sur la tribune, transformés en géants sur un écran panoramique, défilaient sur une bande lumineuse d’affichage, la climatisation était à son maximum : toutes les conditions se trouvaient réunies pour un show à l’américaine.
Étaient au programme de nombreuses congratulations, des interventions humoristiques, une aimable prestation d’un auteur de best-seller de qualité et surtout des remises de récompenses diverses. Le lauréat le plus célèbre (le plus absent aussi) fut sans conteste Bill Gates qui s’est vu promu au rang de « membre honoraire » de l’ala, la plus haute distinction décernée par l’association, en remerciement de son action en faveur des bibliothèques. La Gates Library Foundation fait, en effet, don sur cinq années de plus de quatre cents millions de dollars en espèces et en logiciels aux bibliothèques publiques américaines. C’est la plus importante contribution privée pour le développement des bibliothèques publiques depuis Andrew Carnegie. L’objectif de la fondation étant de donner à chaque enfant une chance égale d’accès à l’information, la donation servira en priorité à équiper les zones les plus défavorisées.
Réception à la Library of Congress
La réception à la Library of Congress a été un spectacle d’un autre genre, mais tout aussi impressionnant. Aurait-il été concevable pour nous, Français, de laisser circuler librement des milliers de bibliothécaires dans l’enceinte sacrée de la Bibliothèque nationale après leur avoir offert un plantureux buffet et les avoir divertis de musique de chambre ? C’est pourtant ce que les Américains n’ont pas craint de faire en livrant à l’émerveillement des congressistes le Thomas Jefferson Building de la Library of Congress, joyau de l’architecture et de la décoration de la fin du xixe siècle, tout récemment restauré, et il faut les en remercier.
Un petit groupe de professionnels français avait fait le voyage à Washington. Barbara Ford, présidente de l’ala, avait en effet souhaité mettre cette année l’accent sur les relations internationales, afin que puisse se nouer ce lien global mentionné dans le thème du congrès. C’est la raison pour laquelle la Direction du livre et de la lecture avait saisi l’occasion d’envoyer à Washington une petite délégation de bibliothécaires, à laquelle s’étaient joints de leur propre initiative quelques autres collègues, dont la présidente de l’abf (Association des bibliothécaires français). Nous aurons l’honnêteté de ne pas inclure dans les délégués français, Christine Deschamps, présidente de l’ifla, amplement honorée lors du congrès.
Un accueil spécifique fut réservé aux participants étrangers, dont une intéressante session d’orientation qui a permis de décrypter le fonctionnement de l’association et l’organisation du congrès. L’Ambassade de France à Washington avait souhaité s’associer à l’événement en organisant une réception dans ses locaux, réception au cours de laquelle un hommage a été rendu à Tomi Ungerer, lauréat de l’année du prix Andersen. Ce dernier, heureux d’une rencontre amicale avec les bibliothécaires français et quelques admirateurs américains, fêtait également l’édition de ses ouvrages aux États-Unis, à laquelle il s’était opposé pendant de très longues années.
Intérêt et bénéfice professionnels
Que retire-t-on d’une participation à une conférence de l’ala ? Au-delà d’un attrait amusé pour l’ « exotisme », existe-t-il un véritable intérêt professionnel ?
Il est sûr que l’on éprouve, dès le début du congrès, une double frustration : celle de n’avoir pas le don d’ubiquité qui permettrait d’assister simultanément aux dizaines de réunions qui se tiennent à la même heure dans différents endroits et celle d’avoir à choisir entre des ateliers, dont les thèmes souvent très (trop ?) ciblés témoignent de l’éclatement structurel de l’association : préoccupations communautaristes centrées sur les choix sexuels des bibliothécaires ou leurs origines ethniques, comptes rendus d’expériences de membres des conseils d’administration des bibliothèques ou discussions d’experts sur le catalogage des ouvrages asiatiques.
Il n’en reste pas moins que, lorsqu’on sélectionne avec discernement les séances de travail auxquelles on souhaite assister, il est permis d’en tirer un grand bénéfice. On peut apprécier le niveau d’évolution et de réflexion de la profession, son degré d’engagement dans les débats de société, sa conviction profonde du rôle majeur que les bibliothèques, centres de documentation et autres organismes d’information ont à jouer dans le domaine économique et social, voire politique.
On peut aussi profiter de l’occasion pour visiter l’extraordinaire exposition commerciale proposée par l’ala et glaner de la documentation sur des produits peu ou pas connus. Si l’on ajoute à cela le fait que, grâce à un badge de congressiste portant la mention « Visiteur international », on fait l’objet de nombreuses manifestations d’intérêt et d’amitié de la part des collègues américains, le bilan est plus que positif.
Le prochain congrès se tiendra du 25 au 30 juin 1999, à La Nouvelle-Orléans, et aura pour thème « la liberté intellectuelle ». Parions que le show sera tout aussi réussi, mais plus tropical, et que le pays cajun sera d’un grand attrait.