L'illettrisme

de la prévention chez l'enfant aux stratégies de formation chez l'adulte

par Sabine Chakroun

Christine Barré de Miniac

Bernard Lété

Paris : INRP ; De Boeck Université, 1997. 385 p. ; 24 cm. (Pratiques pédagogiques). ISBN 2-7342-0568-8 (inrp) ISBN 2-8041-2689-7 (De Boeck). ISSN 0778-0451. 195 F

Depuis les années 80, le thème de l'illettrisme ayant fait l'objet d'une pléthore d'écrits, on pourrait, a priori, à l'instar de Catherine Frier, l'un des auteurs, appréhender avec quelque réticence la parution d'un nouvel ouvrage sur le sujet : « Encore des lettres et des mots pour parler d'illettrisme. Un texte, un de plus (...) », et se faire l'écho de son vu : « Puisse-t-il à sa manière trouver sa place loin du bruit de la rumeur (...) en essayant de poser les questions de fond ».

Or, la lecture de ce livre est des plus salutaires, ne serait-ce que pour sa réflexion critique édifiante sur le problème de la définition de l'illettrisme, qui sous-tend l'ensemble des textes réunis dans cette oeuvre collective (27 contributeurs, chercheurs et praticiens). Celle-ci, en effet, nous déleste de bon nombre d'idées reçues véhiculées par les médias, qui tendent souvent à réduire l'illettrisme à des chiffres douteux et à une « maladie ».

A l'encontre des discours simplificateurs du sens commun, l'ouvrage propose, d'une part, une analyse théorique et scientifiquement fondée des situations d'illettrisme et des actions de lutte et de prévention. D'autre part, il relève « le défi » de « faire travailler les interactions multiples et à double sens » entre le monde de la pratique et celui de la théorie ; il s'efforce, pour cela, de montrer la complexité et la diversité des processus psychologiques et socioculturels sous-jacents à l'accès et à l'appropriation de l'écrit considéré ici sous l'angle large du triptyque scolaire : lire, écrire, compter, et d'expliquer les différentes variables prises en compte dans le traitement de l'illettrisme.

Pour les chercheurs et les acteurs

Ce document très approfondi et pluridisciplinaire, qui présente les re-cherches ou « recherches-actions » les plus récentes, s'adresse donc à la fois aux chercheurs et aux acteurs : formateurs d'adultes, formateurs de formateurs, enseignants.

Cette nécessaire rencontre entre chercheurs et acteurs de terrain confrontés aux difficultés quotidiennes constitue l'un des enjeux majeurs de ce livre et de la lutte contre l'illettrisme. Présentés par Christine Barré-de Miniac et Bernard Lété, les dix-huit textes abordent la question de l'illettrisme selon trois grands axes :

- en premier lieu, les auteurs présentent une réflexion critique sur le problème de la définition de l'illettrisme et des statistiques qui en résultent ;

- ils posent ensuite la question d'une pédagogie de la prévention de l'illettrisme chez l'enfant, à l'école, mais aussi autour de l'école, c'est-à-dire dans l'environnement global de l'élève ;

- enfin, sont étudiées différentes stratégies de formation pour adultes illettrés, mettant l'accent sur le rapport spécifique à l'écrit de l'adulte et la nécessaire formation des formateurs.

Autour des mots « illettrisme » et « illettrés »

Dans la première partie de l'ouvrage, les auteurs remettent en question la notion même d'« illettrisme », en proposant une analyse critique du terme ou en s'interrogeant sur la légitimité du travail de recherche sur l'illettrisme.

La réflexion de Catherine Frier se fonde sur l'analyse rigoureuse d'un corpus d'articles de presse traitant de l'illettrisme. Cette étude révèle à quel point le discours médiatique, reflet de l'opinion, repose sur de « prétendues évidences », des connotations négatives et des « projections fantasmatiques » ; l'illettré est souvent présenté comme un malade, un marginal, voire un délinquant accablé de toutes les tares et de tous les échecs, socioculturels comme affectifs.

L'auteur déplore l'approximation des statistiques sur l'illettrisme, liée au « flou terminologique » dont ce phénomène est l'objet : « De tout ce qui a été dit pendant des années sur l'illettrisme/les illettrés, rien ne nous semble réellement fiable. Les estimations numériques sont loin d'être satisfaisantes faute de solides critères de définition ». Cette analyse conduit l'auteur à proposer deux pistes de réflexion : d'une part, inversant la logique du sens commun, elle affirme qu'il s'agit moins « d'apprendre à lire et à écrire pour être reconnu que d'être reconnu pour que puisse naître le désir d'apprendre ». Elle préconise d'autre part, la reconnaissance de toutes les autres formes d'expression et de communication, en dehors de la sphère de l'écrit. Catherine Frier rejoint ainsi la thèse d'Yvonne Johannot sur la représentation symbolique de l'écrit dans notre culture et la nécessité d'inscrire la question de l'illettrisme dans une problématique plus globale, celle de la crise culturelle contemporaine marquée par la remise en cause de la valeur de l'écrit : « Il nous semble important de toujours penser l'illettrisme comme un volet d'un problème plus vaste qui est celui de la modification de notre rapport à l'écrit ».

En effet, le livre, support de l'écriture, qui a constitué, pendant des siècles (depuis les Évangiles jusqu'à l'école laïque de Jules Ferry), la valeur pilier de la civilisation occidentale, est depuis quelques années, de plus en plus désacralisé par le développement des nouveaux moyens de communication, qui offrent d'autres modes d'accès au savoir.

Par ailleurs, Yvonne Johannot présente des pratiques de formation s'adressant à des travailleurs sociaux confrontés à des publics d'illettrés, qui permettent de faire « prendre conscience des enjeux que sous-tend l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ».

La première partie de l'ouvrage s'achève avec les contributions de Benoît Falaize et de Bernard Lahire, qui posent la question de la légitimité du travail de recherche sur l'illettrisme et proposent une problématique de l'articulation entre la recherche et l'action sur le terrain.

La prévention de l'illettrisme à l'école et autour de l'école

« L'entrée dans l'univers de l'écrit commence bien avant l'École », souligne Christine Barré-de Miniac. C'est, en effet, dans son environnement social et familial que l'enfant construit son rapport à l'écrit 1. C'est donc « autour de l'École, et pas seulement dans le cadre stricto sensu de celle-ci, que les actions doivent être entreprises », cette action préventive devant mettre en adéquation la pédagogie utilisée et la population concernée. La deuxième partie de l'ouvrage s'articule autour de cette notion de construction d'un « rapport à la lettre ». Les difficultés précoces à l'écrit ayant un impact sur le déroulement de la scolarité, puis au-delà, l'ensemble des auteurs de ce chapitre préconise :

- une évaluation diagnostique très précise de ces difficultés rencontrées par les enfants dits « mauvais lecteurs » ;

- et, en conséquence, un choix d'exercices, afin d'envisager une remédiation de qualité et une « pédagogie de la prévention » de l'illettrisme chez l'adulte.

Yves Prêteur et Barbara Vial soutiennent aussi le principe d'une « co-éducation » (partenariat familles / acteurs éducatifs), à condition que celle-ci prenne en compte des modes différenciés de rapports à l'écrit des familles, cette « "distance invisible" (Perrenoud, 1996) entre culture scolaire et certaines cultures familiales [qui] participe largement de la genèse des inégalités de réussite scolaire ».

Pour illustrer sa théorie d'un « rapport fonctionnel à la lettre » qui repose sur la capacité de l'individu à devenir, à transformer son identité, Jean Biarnès propose deux analyses de cas très concrets : l'un à l'école primaire (l'expérience de « radio-cartable »), l'autre dans un stage pour 16-25 ans, où des ateliers d'écriture et de créativité s'avèrent être d'excellents outils de réappropriation de l'écrit.

Les stratégies de formation chez l'adulte

La troisième et dernière partie de l'ouvrage aborde la question de la formation de l'adulte illettré. La plupart des contributions, et celle d'Hugues Lenoir en particulier, mettent l'accent sur la nécessité d'une gestion individualisée de la formation. Sa démarche vise à établir un véritable dialogue entre le formateur et l'adulte, valorisant la culture et les projets de ce dernier, sans reproduire les codes scolaires, synonymes d'échec pour l'adulte illettré. Hugues Lenoir énonce quelques principes pour la formation d'adultes illettrés qui pourraient d'ailleurs s'appliquer à tout adulte apprenant, tels que celui de considérer l'apprenant comme un acteur de sa formation, capable de participer à la définition des objectifs, ou encore celui d'une pédagogie individualisée/différenciée fondée sur les acquis de départ de l'adulte, et favorisant une reconnaissance de soi, fonctionnant sur « le désir et la dignité et non plus sur l'épreuve et la performance artificielle ».

Pour des auteurs comme Nilima Changkakoti, Laurence Rieben et Jean-Marie Besse, « l'écrit est un objet de connaissance éminemment social » . Ils axent donc leur recherche sur le rôle des acquis de l'adulte illettré, son « rapport à l'écrit » . Ils estiment que la réussite de la transmission de certains savoirs est conditionnée par la prise en compte des représentations de l'écrit que se font les apprenants. Et ces représentations peuvent être appropriées par les illettrés eux-mêmes, qui expriment alors une réflexion sur la langue, la lecture, les fonctions de l'écrit et sur leurs propres motivations pour apprendre. Cette « mise en parole de l'expérience de l'adulte » permet, une fois de plus, de « relativiser certains lieux communs circulant sur les personnes fréquentant les cours d'alphabétisation ». Jacques Fijalkow approuve cette approche, considérant que le formateur doit à la fois identifier chez l'adulte les manques relatifs au traitement de l'écrit, mais aussi ses potentialités : « En vérité, tout stagiaire, même analphabète, a déjà des connaissances sur la langue écrite ».

Ces formations devraient désormais faire appel à deux types d'experts différents : des spécialistes de l'acquisition des apprentissages et de leur évaluation et des spécialistes de la didactique des apprentissages. Il s'agit de « dissocier deux moments naguère confondus : celui de la connaissance des manques de l'adulte illettré mais aussi de ce qu'il sait faire et celui de la décision des actions à proposer ».

Jean-Michel Boucheix et ses collaborateurs montrent un exemple de coopération positive entre chercheurs et formateurs, en décrivant la nécessité et les modalités de mise en uvre d'une évaluation diagnostique des capacités en lecture chez l'adulte avant l'élaboration d'un dispositif de formation.

Véronique Leclercq analyse la question des représentations cette fois du formateur et de la manière de transmettre le savoir. L'observation des pratiques didactiques au cours de stages pour publics de faible niveau, axés sur la formation linguistique de base, l'amène à faire un certain nombre de propositions destinées aux formateurs, en faveur d'une pédagogie plus ouverte et diversifiée, mieux adaptée à des publics illettrés. Elle préconise notamment « d'élargir l'éventail des modes de travail », en évoluant « vers une flexibilité plus importante dans l'organisation des situations d'enseignement/apprentissage » (varier les lieux, supports, médias, activités cognitives, etc.), qui rompe avec le schéma par trop rigide « présentation/activité/correction » et rétablisse « une communication pédagogique équilibrée et efficace ».

Jacques Fijalkow apporte un témoignage sur une recherche-action menée auprès d'un public de bas niveau de qualification. L'auteur met l'accent sur les situations d'écriture, qui, selon lui, « sont celles qui permettent le plus aux stagiaires de progresser dans leur redécouverte de la langue écrite ».

Ce livre constitue une synthèse rigoureuse du problème de l'illettrisme et une référence en matière d'expériences menées pour la prévention de l'illettrisme chez l'enfant et la prise en charge chez l'adulte. Il ouvre la voie à une véritable « stratégie de recherche » pour lutter de façon efficace contre l'illettrisme, qui doit s'appuyer sur des partenariats entre chercheurs et formateurs visant à établir des programmes d'actions concrètes. Enfin, une phrase de Jean-Marie Besse résume bien, par son sens humaniste, tout l'enjeu de l'acquisition du savoir-lire (et écrire) : « Lire (...) c'est pouvoir se rendre plus autonome, plus critique donc plus libre ».

  1. (retour)↑  Il faut, de surcroît, rappeler que l'enfant qui « est en devenir », « ne saurait se voir qualifier d'illettré, ni d'ailleurs de lettré, durant toute la période où il construit son rapport à l'écrit ».