Lectures des magazines chez les étudiants
Lecture loisir, lecture scolaire
Mohamed Dendani
Pascal Reysset
La lecture des magazines dans l'environnement étudiant peut avoir plusieurs fonctions : lecture de détente, de loisir, mais aussi lecture scolaire. Lecture utile, lecture plaisir, difficile de distinguer les deux usages. Pour vérifier cette hypothèse, une étude par questionnaire a été menée auprès de 1 231 étudiants dans les universités d'Aix-Marseille, en prenant en compte les critères de différenciation directement contrôlables dans l'enquête de terrain, notamment le sexe, la discipline, l'origine sociale et le niveau d'études.
The reading of magazines in the student environment can have several functions: reading for relaxation, for leisure, but also for scholarly purposes. Useful reading or pleasurable reading, it is difficult to distinguish between the two functions. To verify this hypothesis, we have conducted a study by questionnaire of 1 231 students in the universities of Aix-Marseille, taking into account the differentiating criteria which can be monitored directly in the field of inquiry, notably sex, subject, social origins, and level of studies.
Die Lektüre von Zeitschriften im studentischen Milieu kann mehere Funktionen haben. Sie kann Lektüre zur Entspannung und zur Freizeitbeschäftigung sein, aber auch Bildungslektüre. Nützliche Lektüre oder Lektüre zum Spaß, es ist schwierig die beiden Funktionen zu trennen. Um diese Hypothese zu verifizieren, haben wir eine Studie per Fragebogen bei 1231 Studenten in den Universitäten Aix-Marseille durchgeführt und haben Unterscheidungskriterien berücksichtigt, die bei einer Feldstudie direkt kontollierbar sind, im besonderen das Geschlecht, die fachliche Richtung, die soziale Herkunft und das Studienniveau.
La sociologie de la lecture a longtemps été centrée sur la lecture des livres, laissant peu de place à d’autres imprimés. François de Singly, dans son étude sur les jeunes et la lecture, propose une nouvelle réflexion, son projet étant explicitement de « chercher à quantifier, par le questionnaire, le mieux possible, toutes les formes de lecture sans se limiter à la lecture de livres, et à celle des livres de la culture consacrée » 1.
Notre enquête veut déterminer les modes d’utilisation des magazines, c’est-à-dire observer un rapport, saisi par des pratiques, à un objet culturellement non légitime a priori dans l’espace universitaire. Mais au lieu de mesurer des écarts entre une figure de la légitimité (le livre) et une figure de légitimité moindre (le magazine), la recherche veut s’atteler à distinguer les pratiques, sans les subordonner aux pratiques livresques, qui seraient prises comme modèle latent, autrement dit à considérer la norme cultivée comme norme de référence. Cependant, décrire des formes différenciées de pratiques ne suffit pas. Elles doivent être construites en fonction de déterminismes sociaux, dont l’enquête doit saisir les articulations.
En plus de l’absence des autres supports de lecture, les sociologues ont souvent, pour l’essentiel, étudié la lecture sous son aspect privé en l’intégrant à l’univers des loisirs, laissant de côté l’aspect lecture et pédagogie. L’étude de François de Singly sur les jeunes et la lecture révèle combien les étudiants et les lycéens oublient d’intégrer les lectures à caractère scolaire ou universitaire quand on les interroge sur la lecture. Nina Catach pense également que « ce qui a reculé, c’est la lecture de loisir, la lecture de travail, de formation, de recherche, de simple curiosité ou de mise à jour ne cessant au contraire de s’étendre. Un jeune à qui on posait la question a répondu “Non je ne lis pas, je n’ai pas le temps, il y a trop à faire avec les livres scolaires” » 2.
L’un des intérêts des recherches sur la lecture polymorphe 3 des étudiants a été de montrer qu’une vision simpliste de la lecture comme conditionnée par l’origine sociale des parents n’est pas satisfaisante. Il est nécessaire de prendre en compte d’autres facteurs explicatifs. A partir du travail de Christine Carjaval 4 et de la recherche proche de Cécile Robert 5, nous pouvons esquisser quelques tendances (qui sont autant de pistes pour notre recherche).
Premier fait, la lecture universitaire dépasse quantitativement la lecture plaisir, et ce d’autant plus que le niveau d’études est élevé. Pour la lecture universitaire, l’origine sociale et le niveau culturel des parents n’entrent pas en compte. Par contre, existe un fort effet filière ; en matière d’utilisation du livre, les pratiques sont très contrastées et trois groupes de disciplines se distinguent :
– lettres et droit, où le livre semble indispensable pour la réussite de l’année universitaire ;
– AES (administration économique et social) et économie, où existe le besoin d’un support écrit, mais pas nécessairement du livre ;
– sciences et médecine, où les notes de cours et de travaux dirigés tiennent une place centrale.
Christine Carjaval, montre bien comment, à l’inverse, la pratique de lecture de loisir dépend avant tout d’un certain niveau de capital culturel 6, sans que ce dernier ne soit réduit à un simple niveau d’études, un simple indicateur ne suffisant pas à recouvrir tout le concept 7. Année d’étude, effet filière, capital culturel, il ne manque que la variable sexe. Selon Christine Carjaval, les filles adoptent une attitude respectueuse des normes scolaires. On remarquera la concordance entre cette conclusion et les travaux en sociologie de l’éducation sur les différences sexuelles 8.
Ces conclusions, prêtes à fonctionner comme hypothèses, ne doivent pas faire oublier une différence sensible avec notre objet d’enquête. Plutôt que de s’intéresser aux livres, nous avons décidé d’axer notre recherche sur la lecture de magazines 9 à grand tirage que l’on peut facilement se procurer. Les critères étaient que le magazine se trouve chez un marchand de journaux, et qu’il ne soit pas un quotidien. Cette facilité d’acquisition excluait les revues professionnelles à faible tirage et à lectorat exclusivement universitaire ou presque.
Cette relation loisirs-travail existe aussi en matière de lecture des magazines, qui appartient traditionnellement à l’univers des loisirs. Elle peut être une lecture de détente, d’évasion, de passe-temps, d’information, de culture… Mais elle peut être aussi un support de travail scolaire ou universitaire comme un ouvrage ou un périodique, que ce soit pour un examen ou pour l’accroissement des connaissances dans tel ou tel domaine. La lecture des magazines a donc une double fonctionnalité : elle n’est pas seulement une activité de loisir ou de détente, elle est aussi constitutive d’une activité professionnelle principale ou accessoire. Dans cette recherche, nous nous interrogerons donc sur la place des magazines dans l’environnement étudiant. La question qui nous préoccupe est donc multiple. Non seulement, rendre compte de l’utilisation des magazines comme guides pratiques en matière de loisirs, comme simple divertissement, mais aussi comme support de réinvestissement dans les études.
Choix de la population
L’enquête sur la lecture des magazines chez les étudiants a été réalisée dans les universités d’Aix-Marseille. Elle porte sur cinq sous-populations différentes, quatre universitaires et une CPGE (classes préparatoires aux grandes écoles) : médecine, sciences, sciences économiques, lettres et sciences humaines, et math. sup./spé. Les filières ont été choisies pour leur recrutement social différent, leurs fonctionnements diversifiés et leurs débouchés plus ou moins professionnalisés, leur place inégale 10 dans le champ universitaire et surtout leurs contenus disciplinaires différenciés, notamment dans le rapport à la lecture livresque. La sous-population math. sup./spé. nous a paru être pertinente par l’organisation scolaire – notamment temporelle – très différente des universités.
Cette étude par questionnaire a été réalisée auprès d’un échantillon de 1 231 étudiants (647 garçons et 584 filles). La lecture a toujours été – et demeure – fortement corrélée au poids des déterminations sociales. Une enquête 11 sur les lectures de loisir des étudiants admis en deuxième année révèle l’existence de plusieurs publics étudiants dont le sexe, les origines et les filières déterminent un rapport plus ou moins « lâche » et « cultivé » avec la lecture de fiction. A une population généralement masculine, peu impliquée dans la lecture de fiction, s’oppose un groupe plus féminisé ; le premier groupe est souvent inscrit dans des études courtes ou scientifiques alors que le second est assez largement constitué d’étudiants littéraires 12.
Cette enquête tient compte de ces caractéristiques individuelles, à savoir le sexe, l’origine sociale et la discipline, qui apparaissent a priori discriminantes comme l’ont montré plusieurs enquêtes. La répartition entre les filières est la suivante :
– 259 étudiants pour la médecine, soit 21 % ;
– 274 étudiants pour les sciences, soit 22,2 % ;
– 207 étudiants pour les sciences économiques, soit 16,8 % ;
– 266 étudiants pour les lettres et sciences humaines, soit 21,6 % ;
– 225 étudiants pour les math. sup./spé., soit 18,2 %.
La lecture des magazines : une pratique répandue
Dans l’ensemble, la lecture des magazines est une pratique très prégnante quels que soient le sexe et la filière. Une très grande partie des jeunes a une pratique intense de la lecture de revues. En effet, neuf étudiants sur dix ont lu un ou plusieurs magazines ces deux derniers mois (Cf. graphique ci-dessous). Ce phénomène tend à montrer que l’université est un espace de socialisation, non seulement à la lecture livresque mais aussi à d’autres supports de lecture, un lieu au cours duquel l’étudiant prolonge son processus d’apprentissage de la lecture, acquiert et développe un certain « habitus » lectoral.
Le nombre de magazines lus au cours du dernier mois montre la forte prégnance de la lecture chez les étudiants puisque l’item « Aucun » ne représente que de 3,5 % à 11,5 %. Cependant, si nous observons la modalité « 3 et plus », nous pouvons voir que les garçons l’emportent, à l’exception des étudiants en sciences économiques où on observe le phénomène inverse : les filles sont plus nombreuses à déclarer lire « 3 et plus ». Si les filles sont plus souvent des fortes « lectrices d’étude » que les garçons, comme le montrent les travaux sociologiques déjà cités, la perte de cette suprématie en matière de lecture des magazines peut être interprétée comme le résultat d’une attitude scolaire plus studieuse chez les filles.
Mais le raisonnement sociologique nous impose de vérifier la présence de variables cachées, notamment l’origine sociale 13, qui a aussi son importance. Si le nombre de magazines lus apparaît ici finalement comme une information qui permet de connaître l’intensité de lecture, le lieu et le moment privilégiés de lecture peuvent nous apporter des informations complémentaires.
La lecture de magazines semble être du domaine de la sphère privée tant pour le lieu que pour le moment 14. Plus des deux tiers des étudiants ont lu leur dernier magazine chez eux, un cinquième seulement le lit dans un autre lieu (bar, café, salle d’attente, transport en commun…) et une petite minorité dans les bibliothèques ou à la faculté. La population d’enquête étant étudiante, on aurait pu s’attendre à voir d’autres lieux et d’autres moments privilégiés comme la lecture en bibliothèque universitaire notamment. Or, pour ce lieu, les valeurs sont très faibles pour toutes les disciplines (13 %), sauf pour les garçons en sciences économiques.
En résumé, la lecture de magazines apparaît comme une pratique très fréquente chez les étudiants quels que soient le sexe et la filière. Elle relève plutôt de la sphère privée, avec une coupure spatio-temporelle nette avec les autres sphères d’activité. Mais cette coupure physique ne signifie pas que la filière d’études disparaît dans les pratiques de lecture comme par un enchantement social. Pour cela, il faut observer plus précisément les genres de magazines lus.
Genres de magazines lus
Les tendances relevées dans le tableau n° 3 permettent de définir deux effets sociaux sur la lecture des magazines. On observe d’abord un effet du paramètre « sexe » : si la lecture de magazines de sport est fréquente chez les garçons (avec des variations inter-filières faibles), elle est quasiment inexistante chez les filles. L’accroissement de la pratique sportive chez les filles n’a pas entraîné un investissement lectoral équivalent. De même, la lecture de magazines féminins est quasiment inexistante chez les hommes ; il y a là une véritable congruence entre la production d’un type de magazine et sa consommation. En plus de ces effets du paramètre « sexe », qu’il faut interroger comme nous l’avons esquissé pour éviter de les naturaliser, on peut repérer des effets « filière » clairs : il y a une congruence entre la filière d’étude et les magazines lus. Les magazines de vulgarisation scientifique sont plus fréquemment lus en sciences et math. sup./spé. Les magazines d’information et d’actualité sont surtout lus par les étudiants en sciences économiques et en lettres et sciences humaines. Si la lecture du magazine relève de la sphère du privé, elle n’en reste pas moins fonction de la filière d’étude.
Au-delà de cette catégorisation qui a été effectuée par nous et afin d’éviter les hésitations de classement, nous avons préféré travailler sur les titres pour une analyse plus fine. « Laisser aux adolescents la possibilité de citer des titres des magazines permet de rompre avec la classification par genres précodés. Termes vagues et arbitraires, les genres ne peuvent en effet constituer que des outils opératoires, et doivent être définis a posteriori, afin d’éviter la multiplication des subjectivités et l’amalgame abusif de titres différents. Par l’analyse des titres peuvent ainsi être distinguées des nuances significatives sous un même intitulé générique » 15.
Sur 325 titres cités, 1 200 réponses ont été obtenues, parce que certains titres ont été cités plusieurs fois. Les filles ont cité 500 titres et les garçons 700. D’une manière générale, c’est le magazine Sciences et Vie qui remporte le plus grand succès auprès des étudiants, avec une domination chez les garçons. Les magazines de sport France-football, Équipe-magazine sont exclusivement cités par les garçons. Les filles sont plus attirées par des revues dites féminines avec au premier rang Elle, suivie par Femme actuelle, Voici et Vingt ans.
Le graphique d’ensemble décrit par ce plan factoriel met en lumière tout d’abord une opposition entre les filières. D’un côté, les étudiants (filles et garçons) en sciences économiques s’investissent principalement dans les magazines professionnels liés aux études : Problèmes économiques, Alternatives économiques, Capital, Courrier international, Le Monde diplomatique, Management. Leurs études favorisent le contact avec ce type de magazines, car elles exigent une grande attention à l’actualité sous toutes ses formes. De l’autre, les étudiantes en sciences et médecine s’adonnent plus à la lecture des revues dites féminines : Elle, Vingt ans, Marie-Claire, Femme actuelle, Voici, etc.
Le deuxième facteur est l’axe du « sexe », puisqu’il oppose les filles aux garçons quelle que soit la discipline. Les filles concentrent leur lecture principalement sur les revues dites féminines. Les garçons s’investissent plus dans les magazines de vulgarisation scientifique : Sciences et Vie, Sciences et Avenir, La Recherche, Pour la Science, etc., mais aussi dans des revues spécialisées dans le sport et les jeux électroniques. Par ailleurs, à genre de revues identiques, les titres changent aussi selon le sexe : L’Expansion, Le Nouvel Observateur pour les filles, L’Événement du jeudi, Le Point, L’Express pour les garçons.
Si l’on considère, par exemple, les magazines lus en fonction de la profession du père, on observe dans le second graphe factoriel les éléments suivants : le premier axe fait apparaître ce que l’on a pu observer dans le graphique précédent, c’est-à-dire des oppositions entre filles et garçons, avec des revues dites féminines côté filles et revues de sport et de jeux côté garçons.
Le deuxième axe oppose les enfants de cadres à ceux des ouvriers. Les enfants de cadres s’investissent davantage dans les magazines de vulgarisation scientifique du type : Sciences et Vie, Sciences et Avenir, Recherche, Revue du praticien, ceux des ouvriers, concentrent leur lecture sur des revues plus professionnelles : L’Étudiant, Alternatives économiques, Journal des psychologues, Magazine littéraire, Archéologia, Capital etc. Ces indications laissent penser à une des idées avancées par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans leur ouvrage Les Héritiers 16 : les étudiants de couche moyenne ou populaire font preuve d’une attitude plus utilitaire face à la lecture et investissent dans des lectures de type scolaire.
Réinvestissement scolaire
S’intéresser au réinvestissement scolaire, c’est s’intéresser à la lecture utile, support éventuel pour les études. On a vu auparavant que la lecture de magazines a un rapport directement lié aux études universitaires, et ceci particulièrement chez les filles. Ici encore, celles-ci s’investissent plus dans la lecture utile. En effet, elles lisent plus fréquemment des articles retraçant la pensée d’un auteur ou un résumé d’un livre que les garçons.
La lecture peut s’accompagner d’actes comme la prise de notes ou la relecture, particulièrement quand il s’agit de lecture studieuse. Si la relecture des magazines est pratiquée par le plus grand nombre d’étudiants quels que soient le sexe et la filière, la prise de notes fait apparaître des distinctions.
Tout d’abord, un effet de la variable « sexe » : les filles sont plus nombreuses à prendre des notes que les garçons. Elles semblent prendre leurs études plus au sérieux. Ensuite, un effet discipline, l’importance de l’appartenance disciplinaire apparaît nettement. Les étudiants en sciences, sciences économiques, lettres et sciences humaines pratiquent plus la prise de notes que les autres, avec un taux plus élevé chez les filles. La forte pratique de cet acte peut être liée au type de magazine lu. D’ailleurs, ce sont ceux qui lisent davantage les magazines généralistes d’information et d’actualité, comme on a pu l’observer précédemment, qui abordent plus souvent, par exemple, des thèmes sur l’économie, la politique que sur les mathématiques ou sur la santé. Économie et politique, thèmes qui ont un lien avec le contenu des études plus souvent en sciences économiques et en lettres et sciences humaines que dans les autres filières.
Ce tableau semble confirmer la pratique de réinvestissement scolaire. La prise de notes est relativement fréquente dans toutes les disciplines, mais elle l’est plus en lettres et plus encore en sciences économiques. C’est d’ailleurs dans ces disciplines que le réinvestissement est le plus fréquent, et qu’il est le plus féminin. Cette prédominance des sciences économiques et, à un degré moindre, des lettres et sciences humaines, se retrouve dans l’item « pour compléter un cours ». Les mêmes résultats sont obtenus « pour un devoir ou partiel », mais de façon moins marquée. La modalité « effectuer un TD » concerne pratiquement uniquement les sciences économiques.
Les étudiants en sciences économiques et en lettres et sciences humaines s’investissent plus souvent dans la lecture étude que les étudiants en médecine, en sciences et en math. sup./spé. Cet investissement est encore plus marquant chez les filles que chez les garçons. Cette influence de la discipline s’explique en partie par la place des magazines, et plus précisément par le texte, dans le contenu des enseignements. Durant les cours, les enseignants font souvent référence à des dossiers parus dans la presse, et parfois même, ils invitent les étudiants à consulter certains magazines pour compléter un cours, un TD ou un dossier.
Information sur le monde économique et social
L’analyse de la recherche d’informations sur le monde économique et social menée par les étudiants semble être un moyen heuristique pour observer le rapport des étudiants au monde. A partir de la question suivante : « Quels sont les thèmes qui vous intéressent le plus dans ce magazine ? », nous voulions connaître les sujets lus par les étudiants dans les magazines généralistes d’informations à grand tirage (Le Nouvel Observateur, Le Point, L’Express, etc.).
Les thèmes politiques sont globalement les sujets les plus lus. Cependant, des variations significatives sont observables. D’abord un effet du paramètre « sexe », puisque dans toutes les filières, les sujets politiques sont plus lus par les garçons que par les filles, suivant bien en cela la « tradition » culturelle française attribuant les questions politiques aux hommes.
La lecture d’articles politiques, si elle est globalement forte, l’est plus encore chez les étudiants en sciences économiques et en lettres et sciences humaines ; tout se passe comme s’il y avait une correspondance entre filière d’étude et choix d’articles, ce que tend à montrer l’item « économie ». Ce sont, en effet, les étudiants en sciences économiques qui lisent le plus d’articles d’économie, domaine suivi à un degré moindre par les étudiants en lettres et sciences humaines, où les sciences économiques apparaissent à titre secondaire dans certaines filières (géographie, sociologie, langues étrangères appliquées…). L’item « société », s’il est choisi le plus souvent par les étudiants en lettres et sciences humaines, est plus délicat à analyser parce que la catégorie « société » peut être investie de nombreuses représentations chez les enquêtés.
Cette correspondance entre la filière d’étude et le thème des articles lus ne se retrouve pas pour les autres items, « science » et « santé ». Plus exactement, les étudiants en médecine lisent plus d’articles concernant la santé ou les sciences que les autres étudiants, mais le taux est si faible que l’on ne peut pas suggérer de différences significatives.
Ces résultats suggèrent que la rupture entre le sens savant universitaire et le sens commun savant des magazines est plus consommée chez les étudiants en sciences que chez les étudiants en lettres et sciences humaines et plus encore que chez les étudiants en sciences économiques.
Les loisirs
Les questions posées dans la partie précédente étaient circonscrites dans la sphère étude-travail, nous voulions également savoir comment la lecture de magazines s’articulait avec les loisirs. Mais plutôt que d’essayer de classer la lecture des magazines dans la structure des loisirs – cela supposait que la lecture des magazines soit définie comme simple objet de loisirs – nous avons étudié comment cette lecture peut être à l’origine de loisirs. Nous avons proposé aux enquêtés une liste de sorties (cinéma, concert, théâtre, exposition, manifestation sportive, conférence) et nous leur avons demandé si, pour chacune de ces sorties, c’était une critique, un article qui avait déterminé leur choix. Nous avons contextualisé la question en précisant « La dernière fois que vous êtes allés au cinéma », « La dernière fois que vous êtes allés à un concert ».
Magazine et cinéma
Le cinéma est incontestablement la sortie qui concerne le plus les étudiants 17 et ce à des taux très élevés, quels que soient la filière et le sexe. On observe un effet de la variable « sexe » : les filles déclarent toujours plus que les garçons avoir été sensibles aux critiques. On pourrait l’expliquer par un investissement scolaire des filles dans leurs activités para-universitaires et par une autonomie plus grande des garçons dans leurs choix culturels. Bien entendu, c’est un rapport à cette autonomie que l’on observe par le biais d’un questionnaire. Cette autonomie peut être réelle ou imaginaire, mais il faut prendre acte qu’elle est déclarée.
Les autres sorties
L’item « manifestation sportive » permet d’observer quelques faits importants. Aller à une manifestation sportive est assez fréquent chez les étudiants, nettement plus rare chez les étudiantes. Cette remarque n’a rien d’original, ce qui est plus intéressant, c’est que la critique ou la lecture d’un article dans un magazine est plus souvent citée comme déclencheur de pratiques chez les garçons, comme si de l’investissement global (concerné par la pratique) dépendait l’investissement lectoral. On est dans un mécanisme cumulatif dans lequel l’intérêt suscite la lecture qui favorise l’intérêt, etc.
Parmi les items restants, on peut analyser notamment ceux du « théâtre » et des « expositions ». Ces deux pratiques ont en commun d’appartenir à la sphère de la Culture, et d’être apparemment détachées des contraintes universitaires (c’est pour cela que nous avons mis à part la « confé-rence » jugée trop proche du modèle scolaire et le « concert », trop ambigu sur sa place dans la hiérarchie des pratiques culturelles). Avant de mettre en relation ces deux pratiques avec la lecture des magazines, il faut essayer de les détailler. D’une manière générale, les filles sont plus concernées par ces pratiques que les garçons (sauf pour l’item « théâtre » chez les étudiants en médecine).
Ce qui paraît paradoxal, c’est la position des étudiants en lettres et sciences humaines : ils apparaissent parmi les moins concernés avec les étudiants en sciences économiques. C’est également le cas des étudiants en math. sup./spé., dont on peut imputer l’intérêt plus faible à un emploi du temps plus chargé que les emplois du temps universitaires. En rapprochant la lecture des magazines de ces pratiques, on s’aperçoit en fait d’une complexité plus prononcée. Par exemple, parmi les étudiants en lettres et sciences humaines – qui sont globalement moins concernés par les sorties que les étudiants en médecine – ceux qui le sont apparaissent plus sensibles aux critiques, aux articles lus dans des magazines que les étudiants en médecine.
La sensibilité aux articles, aux critiques et le fait d’être intéressé par la sortie sont des relations complexes. Il n’y a notamment pas de relation de causalité entre la pratique et la lecture. L’investissement dans la pratique et l’investissement dans la lecture sont relativement autonomes. L’investissement dans les deux, quand il existe, est toujours féminin, (la sensibilité aux critiques presque exclusivement féminine également). Ces investissements ne sont pas déterminés par d’autres variables (notamment l’origine sociale ou l’année d’étude), c’est ce que nous avons appelé « l’homogénéisation » qui n’empêche tout de même pas des pratiques diversifiées ; les déterminismes généraux n’agissent pas de façon mécanique et uniforme le long des cursus.
Une pratique à la croisée des études et des loisirs
La lecture des magazines semble être un bon résumé des logiques des pratiques étudiantes de l’université de masse, si l’on considère celle-ci comme lieu à la fois de socialisation et de stratégies. Elle « n’est pas seulement un lieu de sélection et de formation, c’est aussi le cadre de stratégies individuelles et collectives pour s’orienter dans le système » 18.
La lecture des magazines demeure fortement liée à la variable « sexe » : affinité pour les revues sportives chez les garçons et pour les revues dites féminines chez les filles. La force de l’inculcation scolaire est aussi un trait distinctif dans le rapport à la pratique de la lecture des magazines. Les étudiants en sciences économiques ont une préférence pour les magazines appelés professionnels ayant un rapport direct avec leurs études, tels que : Problèmes économiques, Alternatives économiques, Capital, Management, en tête du palmarès. Ce genre de magazines est bien évidemment plus utile dans une perspective d’examen que la lecture d’un autre genre. En effet, lire par exemple la revue Problèmes économiques pour un devoir est d’une efficacité plus immédiate pour un étudiant en sciences économiques que la lecture d’un magazine d’arts et de spectacles, même si ce magazine peut contribuer à développer l’esprit discursif et critique, base de la culture générale. En tout cas, à la lumière de cette étude, on peut dire que, quelle que soit leur discipline, les étudiants sont plus sensibles aux critiques sur le cinéma et les manifestations sportives. Cependant, les effets de sensibilité aux critiques concernent les modèles de comportement liés aux sexes : le cinéma est l’univers culturel le plus valorisé par les filles, les garçons sont marqués par une préférence pour les articles sportifs.
Les contraintes de la filière amènent les étudiants à sélectionner les sujets dans leurs magazines. Ce fait s’observe principalement pour les sujets économiques qui sont fortement représentés chez les étudiants en sciences économiques. Les thèmes concernant la société se trouvent davantage confortés chez les étudiants en lettres et sciences humaines que chez les autres étudiants. Et enfin, les items sciences et santé sont plus lus par les étudiants en médecine.
La lecture est souvent située au carrefour des obligations scolaires et des loisirs. Il est parfois difficile de distinguer les obligations et les préférences. La lecture des magazines, contrainte socialement, exprime bien l’hétérogénéité du social, l’enchevêtrement des logiques. Elle semble bien participer à cet éclatement de l’expérience universitaire.
Juillet 1998