Une estime lointaine
Les non-usagers des bibliothèques municipales
Anne-Marie Bertrand
Les trois quarts des Français ne sont pas usagers des bibliothèques municipales. Ils en ont une image positive, mais cette estime reste lointaine. Plusieurs hypothèses peuvent être explorées pour expliquer cette distance persistante. D'une part, leur profil socioculturel diffère de celui des usagers, de même que leur rapport au livre et leurs pratiques de lecture. Quant à la représentation qu'ils se font de la bibliothèque, elle cumule trois handicaps : la bibliothèque est un établissement utile mais austère ; elle n'est pas très accessible ; elle ne propose pas les livres que de faibles lecteurs auraient envie de lire, ni une offre culturelle moderne qui pourrait susciter l'appétit. Même si les bibliothécaires peuvent juger cette image injuste ou erronée, leur politique d'offre ne peut pas l'ignorer.
Three-quarters of the French population are not users of public libraries. They have a positive regard for the libraries, but this regard remains distant. Several hypotheses can be explored to explain this persistant distance. On one hand, their socio-cultural profile differs from that of users, as much in their relation with books as in their reading practices. As for the image that they have of the library, it consists of three handicaps: the library is a useful establishment, but austere ; it is not very accessible ; it neither offers the sort of books that weak readers would like to read, nor a sample of modern culture which might arouse the appetite. Even if librarians may judge this image to be unjust or erroneous, their service policy cannot ignore it.
Drei Viertel der Franzosen sind keine Benutzer von Stadtbibliotheken. Sie haben zwar ein positives Bild von diesen, aber diese Einschätzung bleibt vage. Mehrere Hypothesen lassen sich heranziehen, um diese beharrliche Distanz zu erklären. Einerseits unterscheidet sich ihr soziokulturelles Profil leicht von dem der Benutzer wie auch ihr Verhältnis zum Buch und ihren Lesepraktiken. Was die Vorstellung angeht, die sie sich von der Bibliothek machen, so kommen hier drei negative Wertungen zusammen: Die Bibliothek ist eine nützliche, aber strenge und nüchterne Einrichtung. Sie ist nicht sehr zugänglich. Sie bietet keine Bücher an, die unerfahrene Leser gerne lesen würden, noch macht sie ein modernes, kulturelles Angebot, das ein Interesse erwecken könnte. Auch wenn die Bibliothekare sich ihr Urteil über dieses falsche und ungerechte Bild machen können, in ihrem Angebotskonzept sollten sie es berücksichtigen.
Les bibliothèques municipales, dit-on aujourd’hui, ont désormais leur place dans l’espace public. Comme bâtiments publics, elles se dressent au cœur des villes, symboles de la cité, du partage du savoir et du rassemblement virtuel de la communauté. Comme lieux de mémoire, elles jouent un rôle identitaire (dans l’image de la ville) et patrimonial. Comme centres de ressources, elles accompagnent les cursus scolaires et universitaires ainsi que les démarches d’autoformation et les recherches d’information. Comme établissements culturels, elles encouragent la diffusion du patrimoine et le développement de la lecture. Comme espaces publics, elles participent à la formation des citoyens, à la confrontation des sources et des opinions, au débat public, à l’ouverture au monde et à l’autre. Leur activité polysémique est reconnue, tant par les élus (y compris ceux du Front National, qui veulent en faire leur « vitrine idéologique ») que par leurs usagers ou les non-usagers (tableau 1, page ci-contre).
Pourtant, cette reconnaissance quasiment unanime ne se traduit pas par une fréquentation massive. Depuis le début des années 1990, si le nombre absolu des inscrits en bibliothèque municipale augmente régulièrement, leur nombre relatif stagne toujours au-dessous de 20 % de la population desservie (tableau 2, page ci-contre. Lorsque l’on considère non plus les inscrits mais les usagers, ce sont les trois quarts des Français qui ne fréquentent pas les bibliothèques municipales 1.
Pour tenter d’éclairer cette paradoxale « estime lointaine », il convient sans doute de mieux connaître la population des non-usagers et l’imaginaire qu’elle exprime à l’égard des bibliothèques municipales.
Usagers et non-usagers : deux profils
Les bibliothèques municipales, même si on les appelle médiathèques, sont toujours étroitement corrélées à la lecture de livres 2. Il n’est donc pas étonnant que le profil des non-usagers soit proche du profil des faibles lecteurs ou des non-lecteurs 3 : une population âgée, peu diplômée, surtout masculine, habitant plutôt dans des petites communes ou en zones rurales (tableau 3).
Le rapport au livre et les pratiques de lecture sont différents entre les deux populations considérées (tableau 4, page suivante) : les non-usagers aiment moins lire que les usagers, possèdent et achètent moins de livres, ont des goûts de lecture différents (ils aiment presque autant lire des magazines que des livres : alors que 47 points d’écart séparent la lecture de revues et la lecture de livres chez les usagers inscrits) et, évidemment, lisent moins de livres.
Les deux populations (usagers et non-usagers) sont ainsi largement clivées par des facteurs socioculturels, qui se traduisent par une distance ou une proximité avec le livre et la lecture. Dans notre questionnement sur la distance à la bibliothèque, le rapport au livre est, d’évidence, un élément de poids. Il faut, cependant, nuancer doublement ce constat : d’une part, la population des usagers non inscrits a un rapport moins intense au livre que les usagers inscrits, elle est sur ce point proche des non-usagers ; d’autre part, la non-fréquentation est aussi le cas de gros lecteurs, qui se tiennent à l’écart des bibliothèques non pas parce qu’ils sont éloignés du livre, mais parce qu’ils sont rétifs au système de l’emprunt (ce système étant considéré par ces lecteurs comme contraignant dans le temps et dans le choix des ouvrages, et ne permettant pas la constitution d’une bibliothèque personnelle). A côté d’une population de non-usagers éloignés du livre, on trouve ainsi une population d’usagers (non-inscrits) plutôt faibles lecteurs et une population de non-usagers gros lecteurs. Le rapport au livre, s’il est un facteur explicatif, ne l’est donc qu’imparfaitement. D’autres pistes sont à explorer, notamment l’image de la bibliothèque.
L’image de la bibliothèque
La bibliothèque est une institution culturelle. Dans l’image que s’en font les non-usagers, elle est connotée sur ces deux plans : en tant qu’institution, elle peut être soupçonnée d’être contraignante ; en tant qu’établissement culturel, elle peut apparaître comme élitiste ou, du moins, ne pas répondre à leurs goûts et préférences. Les questions posées portaient sur ces deux hypothèses. L’une s’avère plus productive que l’autre : la bibliothèque est faiblement perçue comme un univers de contraintes ; par contre, elle est soupçonnée de ne pas apporter de réponses aux attentes documentaires ou culturelles exprimées.
Ainsi, 91 % des non-usagers pensent que « pour s’inscrire dans une bibliothèque, il y a peu de formalités », alors que 2,6 % d’entre eux pensent le contraire, les autres étant sans opinion. De façon plus partagée, 52 % des non-usagers disent que « les bibliothèques municipales sont des endroits où l’on se sent libre », alors que 40 % pensent que ce sont des « endroits très réglementés ». Le tiers (31,5 %) des non-usagers avance comme motif de non-fréquentation l’ouverture de la bibliothèque « à des moments qui ne me conviennent pas toujours », alors que 68 % disent ne pas être dans ce cas.
Enfin, seulement 10 % (contre 73 %) disent ne pas « aimer l’accueil ou l’ambiance qu’on y trouve ». Si la bibliothèque a l’image d’un établissement contraignant, cette image est nuancée et non consensuelle.
Le rapport lointain au livre
Plus clairement, dans l’esprit des non-usagers, c’est le rapport lointain au livre qui explique la non-fréquentation (tableau 5, page ci-contre). Cet éloignement s’exprime soit par rapport à la lecture elle-même (« Je lis trop peu pour que ça en vaille la peine. »), soit par rapport à l’offre de la bibliothèque, qui semble inadaptée ou mal adaptée. Faisons la part de la présentation de soi, qui induit sans doute un très faible taux de réponses positives à la question sur le montant de l’inscription (ce serait se reconnaître pauvre ou pingre), ou sur l’antipathie à l’égard du public usager (posture aristocratique), ou qui, en sens inverse, entraîne un fort taux de réponses positives à l’item « Je préfère acheter et lire mes livres à moi. » (réponse valorisante, déjà rencontrée dans l’enquête de 1979 : « Les librairies et les charcuteries, moi je ne peux pas y passer sans vouloir tout acheter. C’est épouvantable. »).
D’autres réponses méritent plus d’attention, en particulier celles qui ont trait à l’offre de livres. Deux critiques sont exprimées, l’une sur la durée du prêt, l’autre sur le choix des livres. La méconnaissance de ce que propose la bibliothèque, normale chez des non-usagers, est renforcée du soupçon que les livres qui s’y trouvent ne sont pas ceux qu’on a (qu’on aurait) envie de lire.
Les genres de livres préférés
Les faibles lecteurs, les réticents à la lecture, privilégient des genres de livres différents des genres préférés des gros lecteurs (tableau 6, page ci-contre), en particulier les romans policiers et les livres pratiques. L’image qu’ils ont de leurs propres lectures semble dévalorisée : ils pensent que leurs livres préférés n’ont pas (ou peu) droit de cité dans les bibliothèques, ces repaires de la culture légitime (« Je ne suis pas sûr d’y trouver les livres que j’aime »). Étant donné, par ailleurs, que la bibliothèque est toujours perçue comme la maison des livres, le soupçon selon lequel elle proposerait des ouvrages qu’ils n’aiment pas est un facteur de poids dans les réticences à la fréquentation.
Les raisons de ne pas fréquenter une bibliothèque ne semblent pas se trouver seulement là où on les situe habituellement. L’image de la biblio- thèque est positive mais austère : c’est un établissement utile, mais perçu comme « plutôt » ou « très » réglementé. Son accessibilité est insuffisante : la bibliothèque n’est pas considérée comme éloignée ou chère, mais ses horaires sont peu pratiques et il faut rapporter les livres trop vite. A ces deux types de réserves, il faut ajouter le rapport au livre : rapport de propriété (je préfère acheter mes livres), éloignement (je n’aime pas tellement lire), inadéquation entre les livres de la bibliothèque et ceux qu’on préfère lire.
Selon les non-usagers, qu’est-ce qui pourrait, alors, leur donner le goût ou l’envie de fréquenter une bibliothèque municipale ?
Les velléités de fréquentation
A la question « Au cours des dernières années, vous est-il arrivé d’avoir envie de vous inscrire à une bibliothèque municipale ? », 21,5 % des non-usagers répondent positivement. La moitié de ceux-ci (54 %) connaît une personne qui fréquente déjà la bibliothèque (surtout parmi les amis et connaissances). On rencontre là, incontestablement, un effet de familiarité, de « bouche à oreille ». L’image de la bibliothèque, il faut le noter, est un mélange de suppositions (puisqu’il s’agit de non-usagers, sans expérience directe de l’usage de la bibliothèque), mais aussi de souvenirs (31 % des non-usagers ont déjà été inscrits dans une bibliothèque municipale) et de récits (48 % des non-usagers connaissent au moins un usager). Elle est donc l’addition de ces trois images, l’addition de suppositions et d’expériences vécues.
Les raisons d’une possible fréquentation
Les raisons qui pousseraient à fréquenter une bibliothèque sont, en bonne logique, symétriques à celles qui incitent à la non-fréquentation : qu’on y trouve ses livres préférés et que la bibliothèque ne soit pas trop contraignante (qu’on y soit bien accueilli, qu’on puisse y rencontrer des amis). Mais d’autres facteurs favorables à la fréquentation apparaissent et, en particulier, l’extension de l’offre culturelle : prêt de disques et de films 4, expositions et autres manifestations et, notamment pour les jeunes, mise à disposition de micro-ordinateurs. Ajoutons à ce portrait l’envie d’y trouver des informations « utiles à la vie de tous les jours ».
Les raisons qui pousseraient à fréquenter une bibliothèque municipale sont, évidemment, différentes, d’une catégorie à l’autre. Ainsi, les jeunes (15-24 ans) mettent en avant le choix des livres (71,3 %), l’accueil (47,8 %) et la modernité (films, disques, micro-ordinateurs). Les femmes, le choix des livres (63,4 %) et l’accueil (42,1 %). Les parents (25-34 ans), l’offre d’activités pour les enfants (33,8 %). Les personnes âgées sont plus hésitantes et présentent le plus fort taux de non-réponses (20 %). Trouver des informations utiles à la vie de tous les jours est une proposition qui recueille plus de 30 % de réponses chez les personnes n’ayant pas fait d’études supérieures, mais seulement 19 % chez les détenteurs d’un diplôme universitaire de 3e cycle. Quant à la possibilité de travailler dans le calme, elle séduit 28,8 % des étudiants, qui sont aussi les plus attachés au choix des livres (75,4 %). On retrouve, dans cette diversité des attentes, non seulement la diversité des publics potentiels mais, également, l’amplitude des réponses que la bibliothèque peut apporter (travail et loisirs, calme et convivialité, livres et autres médias) : est-ce le signe que le questionnaire diffusé est porteur du contexte institutionnel et ne propose que des réponses connues ?
La bibliothèque serait fréquentable, disent ainsi les non-usagers, si elle était plus familière, plus moderne (disques, films, ordinateurs) et, conjointement, si elle était moins éloignée de leurs goûts de lecture. Sur les deux premiers points, la réalité est déjà proche de ce que souhaitent les non-usagers ; ou, plutôt, l’offre de bibliothèque évolue vers plus de convivialité et de modernité et se rapproche donc de leurs attentes.
Par contre, pour le choix des livres, il y a une inadéquation persistante entre les collections de la bibliothèque et les goûts des faibles lecteurs. Ce qui ne signifie pas qu’il faille renoncer à une politique d’offre, mais ce qui doit sans doute amener les bibliothécaires à concevoir une offre destinée aux faibles lecteurs.
A l’heure où des voix s’élèvent pour appeler la profession à un retour aux collections, à un « sursaut », selon les termes de Jean-Claude Groshens, le président du Conseil supérieur des bibliothèques, il y a là un joli défi à relever.
Juin 1998