Publics et usages des bibliothèques
Un défi pour la coopération
Annie Le Saux
L’Observatoire permanent de la lecture publique à Paris (OPLPP) a présenté, le 24 mars dernier, lors d’un fort intéressant colloque qui s’est tenu dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, à Tolbiac 1 certaines des actions qu’il a entreprises depuis deux ans en matière de lecture publique à Paris.
Structure interinstitutionnelle de coopération, créée en 1995, sans existence juridique établie, l’OPLPP compte parmi ses membres les bibliothèques municipales de la ville de Paris, la Bibliothèque publique d’information, la Bibliothèque nationale de France, la Médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette, la Bibliothèque Sainte-Geneviève, la Direction du livre et de la lecture, la Direction des affaires culturelles d’Ile-de-France, la Sous-direction des bibliothèques et de la documentation et le Conseil supérieur des bibliothèques.
En introduction à ce colloque sur « les publics et usages des bibliothèques : un défi pour la coopération », Philippe Bélaval, de la Bibliothèque nationale de France, a fort justement souligné le grand mérite de l’OPLPP d’avoir réussi, depuis plus de deux ans, à réunir autour d’une même table des partenaires issus de collectivités et d’administrations différentes. Car, si les statuts et les tutelles des bibliothèques sont différents, le public, lui, n’a pas à subir les conséquences de cette complexité et il est impératif de lui fournir des services qui ne peuvent qu’être améliorés par une coopération, qui répond aussi à des nécessités économique et technique.
Les enquêtes sur les publics
L’enquête, procédé qui s’inscrit dans la tradition de l’étude sociologique des publics, a été fréquemment utilisée par les établissements parisiens (La Villette, Sainte-Geneviève, la BPI…) pour mieux connaître les usages et pratiques de leurs publics. Celle menée par l’OPLPP a cela d’original, remarque Michel Sineux, « qu’elle est interinstitutionnelle, qu’elle concerne Paris, et qu’elle se veut locale et transversale à la fois ».
Les résultats de cette enquête, présentés par Jean-François Hersent, de la Direction du livre et de la lecture et Aline Girard-Billon, de la Direction des Affaires culturelles de la ville de Paris, font l’objet d’un article dans ce même numéro 2. L’on peut néanmoins rappeler brièvement que cette enquête, commanditée il y a un peu plus d’un an à la société SCP Communication, et dont l’objectif était de renseigner sur les collections offertes par les bibliothèques et sur les usagers fréquentant les différents sites parisiens, institutionnels ou privés, encyclopédiques ou spécialisés, présente une photographie générale des offres de lecture et des lecteurs de la capitale, qui n’avait jamais été réalisée auparavant.
Les usagers
Si l’on observe les résultats concernant les usagers, il est clair que les étudiants sont les plus gros utilisateurs et qu’ils fréquentent, en général, plusieurs bibliothèques. D’autres sources d’évaluation, telles l’ESGBU, et les travaux menés de 1991 à 1994 par la Mission Lecture étudiante, sous la conduite de René Frémont, Daniel Renoult et Emmanuel Fraisse 3, ont montré que, si le nombre des étudiants à Paris, à la différence de l’Ile-de-France, est resté stable, leur fréquentation des BU a crû de 20 %. Les étudiants sont les plus grands utilisateurs des autres bibliothèques parisiennes : BPI, BnF, Villette, BM. Cette multifréquentation résulte-t-elle d’un phénomène naturel né de la progression des études ou de ce que les bibliothèques universitaires ne leur donnent pas satisfaction ? Un fait indéniable est que les conditions d’accueil des BU ne sont guère satisfaisantes et que le déficit en locaux est patent. Le plan U3M (Universités troisième millénaire) devrait tenter d’y remédier.
Des résultats de l’enquête menée par l’OPLPP, il ressort également que près des deux tiers du public viennent dans les bibliothèques pour emprunter ou consulter des ouvrages utiles pour leurs études ou leur travail, et un tiers seulement pour leurs loisirs.
Les bibliothèques
Si l’on s’intéresse aux établissements, on remarque que les forts lecteurs vont à la BnF, ceux qui veulent préparer leurs cours à la BPI, alors que les BM ont une vocation plus généraliste. La BPI, du fait d’une très importante fréquentation, manque de places et de calme et il lui est reproché de ne pas prêter ses collections. Les BU, on l’a vu, manquent de places, mais aussi de moyens et de documents disponibles. Les bibliothèques municipales de Paris sont plus un lieu d’emprunt de livres que de socialisation, alors que la Villette est la bibliothèque la plus ouverte socialement.
Depuis son ouverture, la BnF a vu les pratiques de son public évoluer : les expositions attirent et la bibliothèque commence à être identifiée à un espace culturel. Les lecteurs proprement dits, s’ils ont diminué en pourcentage par rapport aux visiteurs, ont augmenté en nombre et leurs motivations sont essentiellement liées à la recherche universitaire. C’est le Département Philosophie, Histoire, Sciences de l’homme qui est le plus fréquenté, alors que les salles de littérature voient leur fréquentation baisser. Plusieurs reproches ont été émis par le public interrogé sur, entre autres, les horaires et la signalétique.
Les bibliothèques municipales françaises
A l’échelon national, un aperçu des résultats de l’enquête intitulée « Expérience et image des bibliothèques municipales », donné par Anne-Marie Bertrand, de la Direction du livre et de la lecture, permit de dégager des éléments concernant notamment les pratiques des usagers : le rapport à la bibliothèque est ancien, régulier dans le temps et enrichi de la fréquentation d’autres bibliothèques, et le profil type de l’usager : c’est une femme qui vient régulièrement, depuis longtemps et qui se sert surtout des ouvrages papier.
L’enquête, qui a discerné les usagers, parmi lesquels distinction fut faite entre les inscrits et les non-inscrits, et les non-usagers, s’est intéressée aussi au rapport de l’usager au livre, à son usage de la bibliothèque, à l’image de cette dernière. Une troisième phase de l’enquête (la première avait eu lieu en 1979), qualitative cette fois et axée sur la typologie des usages, sera réalisée en 1999.
Répondre à la demande des usagers
Après ces études des publics et des usages, l’après-midi fut consacrée aux moyens de répondre à la demande des usagers.
A l’étranger
Philippe Sauvageau, directeur de la Bibliothèque nationale du Québec et Peter Borchardt, directeur du Zentrum für Berlin-Studien ont témoigné l’un et l’autre de leurs propres expériences dans le domaine de la coopération. Philippe Sauvageau préféra parler du partenariat, né d’une réunion de paramètres tels que la récession et l’augmentation des coûts, qui a abouti au projet d’une grande bibliothèque du Québec intégrant, dans un même lieu, les activités patrimoniales et de diffusion de la Bibliothèque nationale et de la bibliothèque municipale de Montréal. Cet exemple de partenariat répond aux exigences de la BN et de la BM et a pour objectif d’élargir et d’améliorer l’accès des habitants de Montréal aux services des deux bibliothèques.
La complexité de la structure des bibliothèques berlinoises n’a échappé à personne : 800 bibliothèques dépendant de 23 arrondissements autonomes et donc 23 systèmes autonomes de bibliothèques. Cette multitude de tutelles administratives complique la tâche des projets de coopération entre les différentes bibliothèques, nés là aussi de problèmes financiers, mais encore d’une tradition allemande de systèmes coopératifs. Ces projets devraient cependant aboutir en 2002 à un réseau informatisé de toutes les bibliothèques de lecture publique de Berlin. Les prochains pas de la coopération viseront à rapprocher les bibliothèques publiques des bibliothèques de recherche. C’est dans cet objectif que les bibliothèques universitaires vont choisir le même système informatisé que les bibliothèques publiques.
En France
Plusieurs types de coopération existent en France, qui furent ensuite passés en revue. Les pôles associés présentent plusieurs formes de coopération entre la BnF et des bibliothèques de province : coopération documentaire avec participation au Catalogue collectif de France, actions d’aide à l’informatisation et à la numérisation, coopération avec les bibliothèques municipales dépositaires du Dépôt légal en région. Ce réseau de professionnels, orienté vers la recherche, n’a pas épuisé les axes possibles de développement de la coopération et son implantation sur le territoire devrait s’étendre vers les régions encore sous-représentées, comme la Champagne-Ardenne et l’Aquitaine.
Le schéma atypique de la région Ile-de-France, avec un mouvement ambigu d’attraction et de répulsion vis-à-vis de Paris, y rend la coopération plus difficile, mais aussi plus indispensable qu’ailleurs, qu’elle concerne le patrimoine, la formation ou l’animation culturelle.
Pour éviter d’être limitative, la coopération devra, selon Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, « fonctionner selon des axes multiples et naviguer sur plusieurs registres simultané ».
A Lyon comme dans d’autres métropoles régionales, les pistes de coopération sont multiples mais pas simples à réaliser : au niveau local, où une carte unique d’accès serait appréciée des usagers, au niveau européen, où une volonté de constituer avec les universités un pôle documentaire européen se fait jour, au niveau international, afin de valoriser certaines des collections spéciales, dont le fonds chinois, et au niveau interprofessionnel, où une coopération avec les libraires, comme à la New York Public Library, serait souhaitable… « La coopération, dit encore Patrick Bazin, suppose la diversification des métiers et des institutions ».
Car un obstacle de poids vient du cloisonnement des institutions dont dépendent les bibliothèques. Les réunions ne se font la plupart du temps qu’entre gens du même monde et les habitudes de travail en commun ne font pas partie des façons de faire françaises.
Les actions de l’OPLPP
L’OPLPP s’emploie à briser ces clivages, et compte déjà à son actif, malgré une existence plutôt courte, plusieurs réalisations de coopération, dont un plan guide de 108 bibliothèques parisiennes intitulé Paris en bibliothèques, ainsi que l’enquête sur la lecture publique à Paris. Parmi les projets envisagés entre 1998 et l’an 2000, on citera :
– SVP bibliothèques, un service en permanence actualisé, téléphonique d’abord et sur Internet ensuite, renseignant sur les services et les ressources documentaires des bibliothèques parisiennes membres de l’OPLPP ;
– Bibliothèques et handicapés à Paris, un guide, qui serait aussi consultable à terme sur Internet ;
– Carte Paris Bibliothèques, une carte unique d’accès à l’ensemble des établissements.
Ces projets, simples et évidents, devraient aisément avoir l’aval des diverses autorités de tutelle. D’autres sujets de réflexion, tout aussi importants, nécessitent des choix politiques :
– Paris Catalogue, une consultation, via Internet, des catalogues des bibliothèques membres de l’OPLPP ;
– Catalogue collectif parisien des publications en série ;
– Espaces d’étude et de travail, au bénéfice d’usagers spécifiques (lycéens, étudiants de premier cycle, personnes en formation permanente…) ;
– Harmonisation des horaires d’ouverture.
Ces actions concrètes devraient, conclut Michel Sineux, « contribuer à substituer à une mosaïque cloisonnée, un ensemble perméable », en vue d’assurer aux Parisiens un meilleur accès aux ressources documentaires de la capitale et d’éviter que « la bibliothèque ne soit condamnée à se recroqueviller sur ses missions traditionnelles ».