Quelle loi pour les bibliothèques ?
Isabelle Masse
Une loi pour les bibliothèques ? C’est sur ce thème récurrent depuis vingt ans, mais qui connaît une forme d’accélération ces derniers mois, que, le 23 mars 1998, dans le cadre du Salon du livre, et dans une salle trop petite pour contenir un public venu très nombreux, Livres Hebdo organisait une table ronde, animée par Fabrice Piault. Relancé il y a un an et demi par Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Culture, ce débat est maintenant lié aux problèmes des bibliothèques des municipalités administrées par le Front national.
C’est à Jean-Claude Van Dam, de la Direction du livre et de la lecture, qu’est revenue la charge de présenter les pistes de réflexion en cours au ministère de la Culture. Tout en faisant remarquer que le réseau de lecture publique s’est considérablement développé grâce en partie à la décentralisation, il souligna cependant que le cadre juridique dans lequel les bibliothèques s’inscrivent est fragile. On trouve un ensemble composite de textes réglementaires, de jurisprudence, mais il n’existe aucun texte d’ensemble comparable à la loi de 1979, pas de réglementation réelle, pas de définition.
Une loi, fondée sur la notion de service public et qui concernerait l’ensemble des bibliothèques relevant des collectivités publiques 1, permettrait donc de redéfinir le statut juridique de ces établissements, statut actuellement imprécis et inadapté.
Des pistes de réflexion
Six pistes de réflexion ont donc été dénombrées par la Direction du livre et la lecture.
Les missions. Les missions comprennent la notion de travail en réseau afin de favoriser les associations intercommunales ; l’affirmation des principes constitutifs, c’est-à-dire la vocation générale et encyclopédique des bibliothèques, la neutralité, l’objectivité, la tolérance, les valeurs de la démocratie, sans pressions politiques ou commerciales ; et la coopération, c’est-à-dire le partage des acquisitions, le signalement et la communication des documents à distance, la conservation des documents patrimoniaux, la formation des personnels, le développement de la lecture.
La direction par des professionnels. Aucun texte ne mentionne que les directeurs de bibliothèques doivent être des professionnels. Leur niveau de compétences devrait être requis en fonction de la situation de chaque bibliothèque.
Le contrôle technique et scientifique de l’État. Le rôle de l’Inspection générale des bibliothèques (IGB) est à revoir et à renforcer.
Les aides de l’État aux bibliothèques territoriales. Il faudrait améliorer ces aides, aujourd’hui insuffisantes pour le fonctionnement et l’équipement de bibliothèques. Les propositions sont les suivantes : augmentation de la subvention de fonctionnement, sur des critères qualitatifs – part du personnel qualifié, montant des crédits d’acquisition –, ouverture des subventions d’équipement aux nouvelles technologies de l’information, création d’un concours particulier départemental pour le fonctionnement des bibliothèques départementales de prêt.
Création d’un statut pour les bibliothèques ayant un rôle particulier dans la coopération et le développement patrimonial. Deux nouveaux types d’établissement pourraient donner lieu à la mise à disposition par l’État de personnels scientifiques : les nouvelles bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR) ayant pour mission permanente la coopération entre bibliothèques (pôles associés, dépôt légal imprimeur, BMVR actuelles, grandes bibliothèques en régions) ; les bibliothèques qui conservent des fonds patrimoniaux importants.
Clarification du dispositif de protection du patrimoine écrit. Seuls les documents anciens, rares et précieux appartiendraient au domaine public, les ouvrages anciens propriété de l’État pourraient être dévolus aux collectivités gestionnaires (avec une aide de l’État).
Les pistes sont donc nombreuses et complexes. Les ministères concernés (Culture, Enseignement supérieur, Intérieur, Budget) en sont aujourd’hui au stade de la concertation et aux préalables interministériels. Le droit de prêt est aussi à l’ordre du jour : Jean-Marie Borzeix, chargé de mission par Catherine Trautmann, doit remettre un rapport sur ce sujet au mois de juin 1998.
Un soutien sans faille
L’Association des bibliothécaires français (ABF), avec Claudine Belayche, soutient le projet d’une loi sur les bibliothèques, et en plein accord avec les principes de fonds, défendra toujours la gratuité, l’égalité d’accès aux collections pour tous, y compris les publics handicapés, ou empêchés. Parallèlement à la mise en place des réseaux, il faudra préciser la fonction, la répartition des missions et des compétences entre toutes les bibliothèques, le rôle des différents types de bibliothèques par rapport aux usagers, aux collections, à la coopération, mais veiller à ne pas séparer une bibliothèque de la collectivité dont elle fait partie.
Pierre Botineau, de la bibliothèque Mériadeck, à Bordeaux, est favorable à un développement du dispositif législatif et réglementaire sur les bibliothèques. Une loi servirait à sortir du flou sur les points essentiels, à protéger la bibliothèque contre la mainmise de tout courant de pensée, à protéger les personnels mis en cause pour des raisons politiques ou idéologiques, et à affirmer la nécessité de leur qualification. Il fut approuvé en cela par le témoignage d’une bibliothécaire d’une commune de 7 000 habitants. Les élus des petites villes interprètent souvent de manière pour le moins fantaisiste et autoritaire la notion de service public, et ne recrutent pas les personnels parmi les professionnels, les missions qui concernent la fonction de direction n’étant pas inscrites clairement dans les statuts. Il en est de même pour les assistants de conservation.
La mission patrimoniale des bibliothèques n’est pas suffisamment prise en compte. Les fonds patrimoniaux n’ont pas de statut juridique, légal et administratif, contrairement aux collections d’archives et de musées. Pierre Botineau donnait alors l’exemple de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France…
Bernard Lafon, lui aussi favorable à une loi, a évoqué une expérience de terrain, celle de la médiathèque de Roanne, ville dont le maire a voulu imposer une tarification complexe et lourde 2, qui reportait sur les usagers une partie des coûts de fonctionnement de la nouvelle médiathèque. Se demandant si la décentralisation est la meilleure arme pour affronter le développement des bibliothèques, il souhaiterait un accompagnement de l’État souple, régulateur, qui lui apparaît comme une nécessité objective pour l’égalité des citoyens, au sein de collectivités territoriales qui ne sont pas toutes au même niveau.
Pour Martine Blanc-Montmayeur, de la Bibliothèque publique d’information, la mission de pluralisme ne sera pas réglée dans le cadre d’une loi, qui ne pourra pas empêcher les dérives, mais qui pourra cependant les contenir au maximum. L’inscription de la bibliothèque dans un réseau pourrait être un moyen efficace, un garde-fou pour contenir les débordements locaux.
Jean-Luc Gautier-Gentès, de l’inspection générale des bibliothèques est, tout en apportant des nuances sur un certain nombre de points, lui aussi favorable à une loi qui, avec ses décrets d’application, donnerait à l’IGB des moyens de contrôle étendus et clairement établis 3.
La loi fige tout
Mais il y a aussi des adversaires de la loi. Cécil Guitart, du Pôle européen de Grenoble, y est profondément hostile. Une loi destinée à garantir le pluralisme serait pire que le mal. Une loi générale présenterait des risques, serait une fausse manœuvre, et ferait le jeu du Front national. Liberté et pluralisme ne se réglementent pas. La loi fige tout pour longtemps, alors que les réalités changent vite. Cécil Guitart rappelait qu’il existe des textes qu’il faut appliquer, des lois qui interdisent les livres racistes, antisémites, sexistes, pédophiles ou dangereux pour la jeunesse.
Sur le plan professionnel, les bibliothécaires n’ont pas failli à leurs missions, et n’ont pas besoin d’être protégés. Il faut leur faire confiance, et consolider leurs statuts.
La salle a beaucoup réagi durant le débat. Parmi les interventions, citons celle de Jean-Loup Lerebours, de la médiathèque d’Arles, pour qui la loi doit protéger les bibliothécaires des abus des tutelles politiques (il rappela à ce propos les exemples d’Orange ou de Marignane). La loi, vitale pour l’avenir des bibliothèques, doit garantir un accès démocratique, favoriser la lutte contre l’exclusion, protéger un service public d’influences et d’actions politiques directes.
Bruno Van Dooren, de la bibliothèque de l’université de Paris IV et de l’Association des directeurs de bibliothèques universitaires (ADBU), a insisté sur la nécessité d’unir lecture publique et bibliothèques universitaires.
C’est le 8 octobre 1997 que Catherine Trautmann a confirmé sa volonté de mettre en place des mesures importantes en faveur des bibliothèques. Le projet de loi est actuellement soumis à un examen actif. Il devrait être soumis au Parlement cette année.