Ressources scientifiques et bibliothèques électroniques

Isabelle Masse

Le 31 mars 1998, la Sous-direction des bibliothèques et de la documentation (SDBD) et l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB) organisaient dans l’amphithéâtre Stourdzé, à la Direction de l’Enseignement supérieur, une conférence intitulée « Ressources scientifiques et bibliothèques électroniques ». Animée par François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l’ENSSIB, elle réunissait deux intervenants, Jean-Michel Salaün, de l’ENSSIB, responsable du site « Économie du document, circulation des articles scientifiques » 1, et Ann Okerson, de la bibliothèque de l’université de Yale, aux États-Unis.

Les tarifs des revues scientifiques

L’intervention de Jean-Michel Salaün avait pour thème l’augmentation des tarifs des abonnements aux revues scientifiques, augmentation considérable puisque les bibliothèques ont à l’heure actuelle des difficultés à construire ou à maintenir leurs collections. Ce phénomène, devenu préoccupant, provoque aujourd’hui polémiques et conflits.

Les coûts de production

Les coûts conjoncturels (prix du papier, taux de change, frais postaux…) jouent un rôle dans l’augmentation des coûts de production, de fabrication, de gestion, mais ce sont surtout les coûts structurels qui en sont la cause.

L’explosion documentaire. La production scientifique augmente plus, proportionnellement au nombre de chercheurs. Le nombre d’articles, de pages, de titres, augmente donc aussi. Ce phénomène inflationniste se répercute sur les coûts de publication.

La baisse du nombre des abonnements. La hausse des prix entraîne le désabonnement des bibliothèques, un coût marginal des revues plus élevé, et une augmentation des tarifs par les éditeurs… qui conservent leur marge… Cette spirale suicidaire, logique, poussée à bout par les éditeurs, fonctionne aujourd’hui à plein.

La baisse de coût. L’informatisation des rédactions, qui certes entraîne une plus grande productivité des éditeurs, pèse sur les coûts, en raison des importants investissements électroniques qu’elle entraîne. Mais cette même informatisation de la production des revues fait aussi baisser les coûts de fabrication, donc l’augmentation de la productivité chez les éditeurs devrait faire baisser les coûts…

Les rentrées financières sécurisées. Les abonnements, payés en une fois au début de la saison, provoquent des rentrées en liquidité, qui sont immédiatement réinvesties, ce qui est très lucratif pour les éditeurs, mais ne fait pas baisser les coûts…

Les marchés parallèles

Des marchés parallèles se développent qui représentent 25 % du circuit officiel : le prêt entre bibliothèques (PEB), les fournisseurs de documents, les revues électroniques 2.

Le prêt entre bibliothèques. Il n’est pas sûr que le PEB soit économiquement intéressant, les coûts de transaction et de gestion étant en effet très élevés.

Les fournisseurs de documents. Ce sont les grands entrepôts de documentation, tels l’Institut de l’information scientifique et technique (INIST), ou le British Library Document Supply Centre (BLDSC). L’INIST (qui fournit 600 000 documents par an, en majorité des articles scientifiques de médecine, biologie, pharmacie, et chimie) a trois grands types de clients – les entreprises publiques ou privées : 33 % (44 % des demandes), les bibliothèques de l’enseignement supérieur : 28 % (24 % des demandes), les organismes de recherche (CNRS, Institut national de la santé et de la recherche médicale-INSERM, Institut national de la recherche agronomique-INRA, Commissariat à l’énergie atomique-CEA…) : 23 % (24 % des demandes).

Les revues électroniques. Elles sont mises en place par les différents acteurs de la chaîne (éditeurs, agences d’abonnements, intermédiaires…). Comment peut-on construire une économie de la publication dans le domaine électronique ? Le système du pay-per-view, dont les coûts de transaction sont élevés, n’est pas viable, ni vraisemblable dans le domaine des ressources scientifiques. Les lecteurs, les chercheurs ne sont pas prêts à payer…

Enfin y a t-il abus de position dominante de la part des éditeurs ? La réponse est positive, ils profitent de leur monopole pour augmenter abusivement leurs tarifs. Mais ils ne sont pas les seuls : les bases de données mises en place dès le début des années 70 sont aussi en situation de monopole (OCLC, Institute of Scientific Information-ISI). Les sociétés savantes américaines (American Physical Society, American Chemical Society) ont elles aussi acquis des positions dominantes.

La situation américaine

Ann Okerson est chercheur et bibliothécaire à l’université de Yale, aux États-Unis. Responsable d’un consortium de bibliothèques de recherche du Nord-Est des États-Unis, le North East Research Libraries Consortium (NERLC) qui négocie des licences pour les documents électroniques, elle est aussi animatrice du site de référence Lib-license et de sa liste de discussion 3

Aux États-Unis, comme partout, il y a profusion de ressources électroniques. Des supports de toutes sortes sont proposés : cédéroms, bases de données en ligne, ressources en texte intégral, multimédias, ainsi que des versions électroniques de documents imprimés ou des textes directement électroniques. Mais les budgets d’acquisition n’ont pas augmenté, et les bibliothèques ne peuvent plus supporter des dépenses maintenant trop lourdes 4. Leur stratégie a donc été de s’organiser en consortiums, de passer des marchés avec les éditeurs et les producteurs, sous forme de licences, devenues le mode de contrat d’accès à l’information électronique. La bibliothèque de l’université de Yale a en licence, à elle seule, quatre cents ressources électroniques de taille, type, prix divers et examine environ deux propositions de licences par semaine.

L’organisation en consortiums est un système qui fonctionne bien aux États-Unis. Il serait souhaitable que les bibliothèques universitaires françaises s’en inspirent afin de ne pas rester en retrait, dans un univers qui évolue sans cesse.

  1. (retour)↑  http://www.enssib.fr/eco-doc Adresse électronique : salaun@enssib.fr
  2. (retour)↑  Jean-Michel Salaün a attiré l’attention sur les problèmes de propriété intellectuelle. Le droit français privilégie le droit de l’auteur, le modèle de la bibliothèque y est dans une a-légalité très large. Le prêt entre bibliothèques est lui totalement illégal, sans fondement juridique. Quant au monde anglo-saxon il privilégie le droit du lecteur. Cf. l’article de Jean-Michel Salaün et Alain Marter, « Propriété intellectuelle et bibliothèques françaises : leçons américaines et opportunités européennes », BBF, 1998, n° 3, p. 12-16.
  3. (retour)↑  Adresse électronique : ann.okerson@yale.edu. Le site Liblicense (http://www.enssib.fr/miroir/liblic) offre des informations variées sur la manière de négocier de bonnes licences : définition de mots, conseils, modèles de bons contrats, bibliographie…
  4. (retour)↑  L’étude la plus importante sur le sujet a été menée aux États-Unis en 1992, sur vingt-quatre bibliothèques américaines et sur une période de vingt-cinq ans environ (de 1963 à 1990). L’augmentation constatée est de 11,3 % (7,22 % pour les livres), et entraîne deux conséquences : pour la première fois, le nombre de titres achetés par bibliothèque a diminué ; le poids des dépenses d’acquisitions des périodiques pèse lourd sur les achats de monographies. Les bibliothèques changent donc de politique, de stratégie générale, et s’orientent vers l’électronique.