Les bibliothèques et les documents électroniques

Annie Le Saux

Le 23 mars 1998, lors du Salon du livre, à Paris, l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques et le Conseil supérieur des bibliothèques ont organisé un débat sur les bibliothèques et les documents électroniques. La table ronde, animée par Dominique Arot, du CSB, réunissait le Danois Ivan Boserup, en poste à la Bibliothèque nordique à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Daniel Renoult, de la Bibliothèque nationale de France, François Reiner, de la Médiathèque de la Villette, Jean-Pierre Sakoun, de Bibliopolis et Jean-Michel Salaün, de l’ENSSIB.

La numérisation

Ivan Boserup distingua tout d’abord les deux groupes fondamentalement différents, qui constituent les documents électroniques : les documents numérisés, textes et images, qui existent déjà sous une autre forme et des sites spécialisés sur tel ou tel sujet, qui peuvent donner naissance à des cédéroms par exemple.

Les programmes de numérisation de documents se développent de plus en plus : l’exemple le plus récent est celui de la BnF, qui, avec Gallica, offre, depuis octobre 1997 sur Internet, 3 000 textes et 10 000 images d’œuvres du XIXe siècle français. Un autre exemple est celui de la société Bibliopolis, qui a recours au support numérique pour faire revivre le patrimoine littéraire. Elle publie en édition électronique des textes intégraux de littérature, philosophie…

A la différence de la BnF, Bibliopolis a préféré une numérisation en mode texte. Un million de pages d’œuvres complètes et un choix d’œuvres d’auteurs inconnus ont déjà été numérisés, qui s’adressent en particulier aux centres de recherche, universités, lycées et bibliothèques.

L’ENSSIB, quant à elle, a pour politique de numériser ce qui est le plus pertinent au moment le plus adéquat. C’est ainsi que l’on trouve, parmi les documents présents sur son site Internet 1, les meilleurs mémoires des étudiants, également publiés sous forme papier, et le BBF en texte intégral depuis 1995. L’ENSSIB mène actuellement, conjointement avec l’INRIA et Xerox, une expérience de numérisation des documents les plus demandés ou les plus photocopiés de la bibliothèque.

Les réponses aux questions préalables à la numérisation sont décisives pour la politique à suivre et les choix techniques à opérer : quel mode de diffusion privilégier, sur place ou à distance ? A qui va-t-on s’adresser ? Quel mode de reproduction faut-il choisir : le mode texte ou le mode image ? Comment va-t-on le faire ? En interne ou en sous-traitance ? Autant de questions que Daniel Renoult conseille de se poser, car le traitement de l’information joue un rôle important dans la pertinence que l’on veut donner à l’information elle-même.

Jean-Pierre Sakoun considère que l’élément fondamental, lorsque l’on fait de l’édition électronique, est celui du choix, qui va déterminer tout le processus de numérisation. Un travail minutieux s’engage ensuite, qui va de la préparation de la copie, de l’étude de la structure des textes, dont dépendra par la suite leur interrogation, à un contrôle très rigoureux des documents donnés à numériser à des sociétés. « C’est un vrai métier, qui s’invente en constituant des savoir-faire », insiste-t-il. La lourdeur et la cherté du traitement dépend bien sûr des documents à numériser. Les opérations de numérisation de l’ENSSIB, moins lourdes et moins chères, concernent essentiellement la littérature grise, plus simple et plus légère à gérer.

Les différents acteurs

La numérisation de corpus d’éditions existant dans une bibliothèque et l’accès à ces documents par d’autres bibliothèques vont transformer les rôles et les pratiques des différents acteurs, tels qu’ils existent actuellement : auteur, éditeur et lecteur. Dans ce monde en effervescence, il est important de répartir les rôles entre acteurs privés et publics, et d’éviter de faire de l’édition de façon anarchique.

La numérisation de textes majeurs, de grandes grammaires, de grands dictionnaires de la langue française, outre la fonction documentaire, a une valeur patrimoniale très forte, dont bibliothèques universitaires, bibliothèques de recherche et bibliothèques publiques vont bénéficier. Ces fonds à numériser font partie des richesses des bibliothèques, que ces dernières négocient avec les éditeurs. La BnF a conclu des accords avec le Syndicat national de l’édition pour la diffusion sur place des documents numérisés. La diffusion à distance ne se fait que pour les seuls documents qui appartiennent au domaine public.

Les documents électroniques, s’ils ont une valeur culturelle incontestable, sont également un marché non négligeable et l’aspect commercial, de même que l’aspect juridique entraînent les bibliothèques, aux États-Unis, à se regrouper sous forme de consortium afin de négocier au mieux les accès et les droits. De virulentes discussions entre les bibliothèques et les ayants droit fleurissent sur le réseau. La situation en France est pour l’instant différente, où l’on parle de droit d’auteur, alors que les pays nordiques et anglo-saxons pratiquent le copyright 2. La question du statut des œuvres et du respect de la propriété intellectuelle est essentielle.

François Reiner, tout comme Jean-Michel Salaün, pense que « les positions radicales de défense du droit d’auteur ne tiendront pas ». « Nous sommes face à des innovations importantes, ajoute Jean-Michel Salaün, devant lesquelles il devient nécessaire de faire tomber les barrières juridiques, économiques et surtout d’ouvrir l’imagination ».

Ce débat s’est clos sur la question de la formation, qui doit s’efforcer de combler le décalage, qui existe actuellement entre la formation initiale et la réalité pratique. C’est ce que s’emploie à faire la BnF, qui compte, cette année, 10 000 heures de formation au Système informatique. Daniel Renoult a insisté sur le rôle primordial de l’ENSSIB et sur le fait que l’école doit mettre sur le marché un personnel averti et opérationnel, techniquement, scientifiquement, et ayant acquis une connaissance de base dans le domaine juridique.