Les adolescents et la bibliothèque

par Martine Poulain

Claude Poissenot

Paris : Bibliothèque publique d'information, 1997. - 360 p. ; 21 cm. - (Études et recherche). ISBN 2-84 246-022-7. ISSN 0993-8958 : 150 F

Ce livre, issu d'une commande de la Direction du livre et piloté scientifiquement par le service Études et recherche de la Bibliothèque publique d'information, s'interroge sur les raisons qui conduisent les adolescents à interrompre leur fréquentation de la bibliothèque municipale. C'est Rennes que Claude Poissenot a choisi pour mener ses enquêtes et entretiens, cherchant à mettre à jour les « principes réels et implicites de sélection du jeune public à la bibliothèque ». Une enquête menée en 1991 a permis de constituer un ensemble de 715 jeunes de douze ans, qui ont été « suivis » pendant cinq années, afin d'évaluer et de comprendre l'évolution de leur pratiques de lecture et de bibliothèques. L'auteur a, en outre, mené des entretiens approfondis auprès d'une cinquantaine d'entre eux.

Les jeunes inscrits et leur devenir

S'appuyant également sur les résultats de l'enquête menée en 1988 par François de Singly 1, Claude Poissenot dresse d'abord le portrait des jeunes inscrits. On le sait, ceux-ci, comme leurs aînés, sont différents de la moyenne de la population française. Ils lisent davantage, ils sont plutôt bons à l'école et bons en français. Leurs parents sont familiers de l'univers du livre et souvent inscrits eux-mêmes. La bibliothèque enfantine, qui privilégie la lecture romanesque, s'adresse donc de fait de manière privilégiée à ces jeunes, qui s'adonnent à la lecture-plaisir.

Au cours des cinq années de suivi du groupe de jeunes inscrits, et sans tenir compte des changements de résidence, près de la moitié d'entre eux (40 %) a quitté la bibliothèque, à un moment ou à un autre, 9 % ne se réinscrivant définitivement pas au cours de ces années.

C'est sans doute par la diversité des explications proposées à un tel phénomène que ce livre innove le plus. Car les raisons n'en sont pas seulement sociodémographiques. Partant du constat que toutes les bibliothèques rennaises ne connaissent pas une érosion comparable, Claude Poissenot estime que « la bibliothèque contribue à la production de la désertion », ajoutant que « le maintien ou non dans la bibliothèque ne dépend plus tant des caractéristiques sociales des jeunes que des modalités de l'offre qu'ils rencontrent ». La bibliothèque a donc une marge de manoeuvre. L'auteur estime ainsi que le décloisonnement entre espace enfants et espace adultes, l'offre de fonds de taille moyenne (ni trop, ni trop peu), l'appréciation positive de l'ambiance de la bibliothèque sont autant de facteurs favorisant une réinscription.

Les conditions d'une relation

Revenant sur les profils sociaux des jeunes et de leur famille, Claude Poissenot montre que les chances de réinscription sont plus fortes chez ceux qui présentent un environnement favorable à la lecture, intense et littéraire, chez les filles et chez les aînés d'une famille.

Comme l'a montré François de Singly, être inscrit en bibliothèque ne suffit pas. Encore faut-il avoir été inscrit tôt dans la vie si l'on veut que cette pratique soit pérenne : « Les jeunes inscrits tardivement cumulent les traits qui caractérisent le public fragile : ils lisent peu, préfèrent les bandes dessinées ou les livres-jeux au détriment de la lecture romanesque ». L'auteur distingue ainsi cinq types d'usagers (« rebelles, scientifiques, sous tutelle, littéraires distants, littéraires en bibliothèque »), selon leur degré d'implication dans l'univers de la bibliothèque et du livre.

Si la bibliothèque est un lieu de sociabilité et de socialisation - les jeunes y venant souvent accompagnés ou y rencontrant d'autres jeunes -, elle entre aussi, comme le dit très justement l'auteur, dans un processus d'individuation. Pour que la fréquentation de la bibliothèque devienne une pratique ancrée dans le rythme de vie du jeune, il faut qu'il parvienne à la fréquenter plutôt seul, sans ses frères et surs, sa mère, ses copains ou tout autre tuteur.

Mais surtout, il faut que la bibliothèque continue à faire sens, au sein d'univers de socialisation qui évoluent avec l'âge : « Les jeunes doivent remanier le cadre de sociabilité de leurs visites [à la bibliothèque] : ceux qui n'en changent pas s'exposent au « risque » de ne plus rester au sein de cet équipement culturel. Le remaniement du cadre de sociabilité des visites suppose un engagement dans la bibliothèque qui garantit le renouvellement de l'inscription ».

Les modes de lecture

Et, bien sûr, ce sont les modalités de lecture qui influent sur la fréquentation de la bibliothèque. La conversion à la lecture-travail, avant tout régie par les impératifs de la scolarité, peut éloigner les jeunes de la bibliothèque publique : ils trouvent alors leur bonheur davantage dans le centre de documentation et d'information (CDI).

Mais certains de ceux qui s'adonnent à la lecture-plaisir peuvent aussi s'éloigner de la bibliothèque : ils préfèrent alors, à l'instar de certains adultes, compter sur leurs ressources personnelles, et ne s'adaptent plus aux contraintes d'une institution dont il faut partager les biens avec d'autres. Enfin, d'autres enfants, comprenant implicitement les logiques des deux institutions, passent allègrement du CDI à la bibliothèque publique, pendant que d'autres, souvent en situation d'échec scolaire, rejettent les deux.

Une consultation rapide de ce livre pourrait en faire croire la lecture rigide ou donner à penser qu'il invalide finalement toute tentative sociologique, tant l'analyse de la non-réinscription des jeunes laisse apparaître une multitude de raisons possibles, un foisonnement de conjonctures, les mêmes situations conduisant tantôt à la pérennité du recours à la bibliothèque, tantôt au contraire à son abandon. Mais ce serait faire là une mauvaise lecture de cet ouvrage. Quittant une sociologie statique, l'auteur montre au contraire que les pratiques de la bibliothèque entrent dans un processus, s'inscrivent dans un cheminement, qu'elles ne peuvent être séparées du rapport au monde et au sens des choses que le jeune construit peu à peu, comme un puzzle dont il n'aurait jamais vu l'image globale.