Censure et littérature au Québec
le livre crucifié (1625-1919)
Pierre Hébert
Patrick Nicol
« L'histoire du Canada français, c'est l'histoire de l'Église au Canada français » 1. On ne peut guère mieux dire l'utilité de ce livre qui se veut la première étude d'ensemble sur l'évolution de la censure ecclésiastique de l'imprimé au Québec. Les principales sources en sont les mandements et autres documents officiels des évêques (circulaires, lettres pastorales) ainsi, qu'en guise de complément, les hebdomadaires religieux.
Pierre Hébert, de l'université de Sherbrooke, au Québec, pose d'emblée l'étendue et les limites de son propos : seuls deux des trois paliers de la censure seront traités, à savoir la prescription (essai d'influence sur la DOXA : faisceau de valeurs qui contraint l'exercice du langage collectif dans un temps et un espace donné) et la proscription (intervention sur l'hétérodoxie pour en interdire les déviances).
L'autocensure (maintien de soi-même de l'orthodoxie, qui, à travers le discours et le comportement, est la manifestation de la DOXA) est laissée de côté. Les diocèses de Québec et Montréal seront les seuls étudiés en raison de leur représentativité provinciale, l'auteur nous demandant d'accepter cette synecdoque méthodologique. Tout en contestant la problématique historique dominante jusqu'à présent, il restreint son étude, sans convaincre totalement, à la période 1625-1919, considérant que les années postérieures font surgir une autre problématique.
Il suggère une division très habile en trois parties et un traitement qui, tout en étant prioritairement chronologique, n'en est pas moins pour autant analogique.
1625-1840 : la période précensoriale
C'est vrai, L'Anti-Coton 2 est censuré et subit l'autodafé dès 1625, la pièce Tartuffe est interdite en 1694 à Québec, mais, au total, le Régime français (1608-1763) apparaît comme l'ère de l'innocence.
L'imprimerie est inexistante en Nouvelle-France, les livres doivent traverser l'Atlantique (la censure s'exerce préalablement en France), l'émergence de la liberté de la presse comme les premières bibliothèques ne débutent qu'avec le Régime anglais, les livres sont peu nombreux, conformément à une tradition de lecture intensive et non extensive, et la population elle-même est très majoritairement analphabète (ce qui permet de comprendre que le théâtre est un véhicule de communication privilégié).
Les premières décennies du XIXe siècle verront naître les premières réelles velléités censoriales : l'interdiction du journal Le Canadien en 1810, où le clergé trop faible s'abrite derrière le pouvoir politique, et la mise au pas (1820-1827), peu probante, des abbés Chaboillez et Pigeon. C'est l'ère d'une relative impuissance, mais incontestablement c'est aussi l'acquisition d'un savoir et la conviction de la nécessité de la censure, utile propédeutique donc.
1840-1910 : les débuts de la censure institutionnalisée
Rapidement, le clergé établit tout un appareil de promulgation de ses idées : fondation des Mélanges religieux (journal) en 1840, « L'oeuvre des bons livres », d'où naîtront les bibliothèques paroissiales et où tout livre doit, bien sûr, être approuvé par le curé, affirmation de la doctrine et contrôle des lectures, incitation au bien et censure du mal. Il faut combattre le militantisme protestant et la croissance de l'élite libérale.
L'Institut canadien, société de discussion pour la jeunesse canadienne, créé en 1844, incarnera à cet égard l'ennemi à abattre par tous les moyens (de l'intérieur comme de l'extérieur). Comment, en effet, une institution se déclarant laïque et civile, n'ayant ni conviction religieuse, ni nationalité, ni idées politiques spécifiques, n'excluant aucune source de connaissance et accueillant toutes les idées pour les comparer, pourrait-elle trouver grâce aux yeux d'un évêque qui affirme qu'« il n'est permis à personne d'être libre dans ses opinions religieuses et politiques » ?
La presse, celle revendiquant les idées de Papineau (exaltation de la France révolutionnaire, instauration du suffrage universel, respect des libertés...), subira de la même façon les foudres ecclésiastiques et ses méthodes, qui placent le pouvoir spirituel au service de fins temporelles : refus d'absolution, de sépulture religieuse à ceux qui n'acceptent pas de résilier leur abonnement...
Après la curée, le clergé a les coudées franches durant le dernier quart du xixe siècle. C'est le triomphe de la répression. La censure se déchaîne dans l'éducation lors de la querelle universitaire (1881-1891) ; dans la presse, à l'occasion du procès intenté par Canada-Revue (1892-1894) ; en politique, lors de l'élection de Wilfrid Laurier (1896-1897). Reste-t-il des domaines de la société civile où l'Église ne voit pas une source de péché ?
Le basculement dans le XXe siècle verra la pensée conservatrice poursuivre ses actions coercitives et l'augmentation exponentielle des imprimés contraindra les évêques à des prouesses de zèle et d'inquisition. Pourtant, Pierre Hébert refuse de voir ici l'âge d'or de la censure, affirmant astucieusement que l'obligation à répétitions d'interdire est un aveu d'inefficacité à la base.
1896-1919 : l'action sociale ou la censure prescriptive
Quelques sursauts anticléricaux provenant souvent d'imprimés anonymes sont vite réprimés. Par la création, notamment, de l'Association catholique de la jeunesse canadienne qui vise la jeunesse collégiale (l'élite) et l'Action sociale catholique orientée vers le peuple, le clergé s'offre les instruments d'un véritable encadrement en amont de la pensée.
Ces mouvements, oeuvres, associations vont répandre et promouvoir la doctrine à travers presse, revues, livres, prix littéraires..., répliquant aux francs-tireurs, à l'importance de la presse à grand tirage, au péril d'un essor des bibliothèques publiques, à l'enthousiasme pour le théâtre, à l'avènement du cinéma et rendant, à partir de 1910, la répression presque sans objet. L'Église maîtrise alors tout le système de production et de diffusion du livre scolaire.
En conclusion, l'auteur s'interroge, avec pertinence, sur l'usure de l'imaginaire québécois comme conséquence de cette histoire spécifique. Remarque déjà lue sous la plume de Michel Tremblay, l'écrivain « national », ou entendue de la bouche de Denys Arcand, réalisateur du Déclin de l'empire américain.
Une centaine de pages sont consacrées aux annexes, bibliographie, notes, index.
C'est un travail éminemment sérieux et passionnant que nous avons là (de surcroît dans un style très agréable), susceptible de mieux nous faire comprendre le Québécus Sapiens 3. Peut-être faut-il regretter que l'auteur n'utilise que des textes officiels. Nous aurions, par exemple, désiré connaître pourquoi le projet de loi sur les bibliothèques publiques (proposé en 1883 par Honoré Mercier) fut adopté en 1959, près de 80 ans après l'Ontario, ou pourquoi et comment, au début du XXe siècle, le don du philanthrope américain Carnegie pour l'érection d'une importante bibliothèque à Montréal fut rejeté.
Enfin, ayant assisté en 1996 à la bénédiction d'une bibliothèque publique dans l'Outaouais (en outre, la banque de prêt était couronnée d'un gigantesque crucifix), nous ne pouvons que regretter cet arrêt de l'étude en 1919. Pierre Hébert avait sans doute prévu cette objection, puisqu'il annonce un deuxième tome couvrant les années 1920-1966. Nous avons hâte de lire la suite d'une histoire qui dépasse parfois, avouons-le, l'entendement de nos contemporains.