La liseuse et la lyre
Françoise (d’) Eaubonne
« Venez... Viens ». Qu'est-ce qui nous pousse ainsi à tourner la page avec ferveur pour découvrir le contenu d'un livre ? Serait-ce parce que le livre « ne remplace rien, mais [que] rien ne remplace le livre » 1 ? C'est pour esquisser une ébauche de réponses à cette question que Françoise d'Eaubonne nous convie à une lecture roborative dans cet essai riche de substance.
Un acte de création
Une première idée, c'est que lire un livre, c'est se livrer à un acte de création, chacun recrée ce qu'il lit, en même temps qu'il se construit ou se reconstruit, et, par le pouvoir des mots, (re)trouve l'image de ce qu'il est réellement. Le vagabondage à travers la littérature apporte des rencontres universelles et renvoie à la vie, en même temps qu'il permet de vaincre certaines angoisses et d'en générer de nouvelles. Le liseur dévore, et même l'amertume devient douceur, quand le livre est assimilé. C'est que l'acte de lire, en se ressourçant par la mémoire et par le langage, dont les palettes sont chaleureuses et colorées, recrée de l'humain.
C'est vrai qu'aucune vie humaine « ne peut durer assez longtemps pour explorer tout le pays des Lettres », et qu'il faut choisir, et si possible, instaurer sa propre relation à la lecture, quête de sens, et à l'écriture. Françoise d'Eaubonne distingue les amants passifs des Lettres (les liseurs) des amants actifs (les écrivains, peu nombreux, car beaucoup de ce qui est publié est indigne). Il faut prendre garde à la consommation de produits frelatés, tout un pan de littérature que nos industriels considèrent comme rentable, parce qu'elle n'est « ni dérangeante ni trop difficile d'accès », et qui encombre aujourd'hui les rayons des librairies et aussi des bibliothèques.
Être vigilant
Françoise d'Eaubonne montre à quel point on doit être vigilant, si l'on veut « faire de sa propre insignifiance la parcelle de la plus haute signification ». C'est pourquoi elle préfère des auteurs et des oeuvres fortifiants, ceux qui permettent de « demeurer ouverts à l'invisible » : les tragiques grecs, les mythes grecs, en particulier celui d'Orphée, l'Évangile, Villon, Ronsard, Shakespeare, Racine, Goethe, Emily Brontë, Rimbaud, Verlaine, Dostoïevski, Oscar Wilde, Virginia Woolf, Qiu Jin, Georg Trakl, Proust, André Breton, Joë Bousquet, Jean Sénac, et quelques autres, porteurs de « l'eau vive » qui se grave dans la mémoire. C'est dire que la réflexion se nourrit d'oeuvres fortes, universelles, toujours vivantes longtemps après leur création.
Elle peste aussi contre les morceaux choisis, « appelés tels parce qu'ils rapetissaient tout ce à quoi ils ont touché ». Elle rappelle que la vraie littérature rencontre la méfiance, l'incompréhension, l'hostilité même, d'ennemis puissants et décidés, ici les éducateurs qui la restreignent et la canalisent, là les régimes autoritaires qui la quadrillent, parfois sous une censure bienveillante, souvent sous une poigne de fer, car l'écrit - et donc la lecture - peut faire vaciller l'édifice du pouvoir éducatif, politique ou religieux. Car la lyre, certes, est insaisissable, superflue, mais en voulant la brider, nos censeurs sont toujours déjoués. Ce Rien qu'est la littérature est plus fort que tout.
Un grand petit livre
Ce petit livre est grand. A l'heure où de plus en plus de bibliothèques publiques sont menacées, d'un côté par des élus qui voudraient imposer ce qu'il faut lire, de l'autre par un laisser-faire qui veut qu'on réponde principalement à une demande écrasée par le poids de la publicité et des médias, nous dirons que cet essai est salutaire.
Nous saurons gré à Françoise d'Eaubonne de nous rappeler que lire, c'est d'abord rejoindre « le murmure de l'invisible ». Et nous n'oublions pas que nos jeunes ont toujours besoin des bibliothèques pour s'enivrer de signes perdus sur des pages blanches. Encore faut-il ne pas céder devant la commercialisation effrénée de produits dégradés qui tendent à nous faire croire qu'on peut tout ramener sur le même plan, pourvu qu'on lise.