Actualité du droit d'auteur dans la société de l'information
Anne-Sophie Étienne
Le droit de la propriété intellectuelle se trouve une nouvelle fois porté sur le devant de la scène internationale. Un an après la conférence diplomatique de Genève, qui s'était tenue sous les auspices de l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, la Commission européenne vient de faire connaître sa « proposition de directive sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information ». Ce texte donne une définition complète des deux composantes majeures du droit d'auteur que sont le droit de reproduction et le droit de communication au public, et s'attache à les adapter au nouvel environnement électronique. Il s'agit d'une définition stratégique pour les titulaires et les utilisateurs, car elle conditionne les futurs modes d'utilisation des oeuvres sur les réseaux et dessine les rapports de force entre les différents acteurs de la société de l'information.
Property rights are once more found before the international scene. One year after the Conférence diplomatique de Genève which took place under the auspices of the World Intellectual Property Organization, the European Commission has recognized its « proposition for the directive on the harmonization of certain aspects of author's rights and related rights in the information society ». A keystone of Community legislation in the area of intellectual property, this text gives, for the first time, a complete definition of the two major components of the author's rights, the right of reproduction and the right of communication to the public, and endeavours to adapt these to the new electronic environment. Is there still a need to underline at what point the definition of such rights is strategic as much for the holders as for the users? It governs the future methods of utilization of works on the network and designates the strength of relations between the different participants in the information society.
Das Recht des geistigen Besitzes macht wieder einmal von sich reden in der internationalen Szene. Ein Jahr nach der diplomatischen Konferenz in Genf, die unter der Schirmherrschaft der World Intellectual Property Organization stand, hat soeben die Europäische Kommission ihren « Vorschlag einer Direktive über die Harmonisierung gewisser Aspekte des Urheberrechts und verwandter Rechte in der Informationsgesellschaft » zur Kenntnis gebracht. Dieser Text gibt zum ersten Mal eine vollstandige Definition der zwei wichtigsten Komponenten des Urheberrechts, des Reproduktionsrechtes und des Rechtes der Mitteilung an die Öffentlichkeit und bemüht sich, sie im wesentlichen an die neue elektronische Umgebung anzupassen. Die Festlegung solcher Rechte hat eine strategische Bedeutung, sowohl für die Rechtsinhaber als auch für die Nutzniesser. Sie regelt die zukünftigen Gebrauchsbedingungen der Werke in den Netzen und bestimmt das Kräftespiel zwischen den verschiedenen Akteuren der Informationsgesellschaft.
La propriété intellectuelle est portée sous les feux d’une actualité juridique internationale et communautaire particulièrement copieuse et incontournable pour qui s’intéresse aux conditions d’accès aux œuvres distribuées sur les réseaux. La conférence diplomatique qui s’est tenue en décembre 1996 sous les auspices de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) a tout d’abord abouti à l’adoption de deux nouveaux traités dont l’ambition affichée n’est autre que de faire entrer le droit d’auteur et les droits voisins dans l’ère numérique.
Aujourd’hui, la Commission européenne prend à son tour le flambeau en faisant connaître sa « proposition de directive sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ». Ces divers travaux sont étroitement liés, la directive visant partiellement à mettre en œuvre les nouvelles obligations internationales de l’Union européenne au titre des traités négociés à Genève. Ils servent enfin un objectif commun : renforcer la protection juridique des créateurs dont les œuvres circulent sur les réseaux numériques.
La jurisprudence française en matière de réseaux numériques
La France ne découvre pas à l’occasion de ces rendez-vous internationaux que les règles du droit d’auteur les plus classiques ont bien vocation à s’appliquer aux transmissions électroniques des œuvres. En effet, notre jurisprudence relative aux réseaux de communication s’étoffe peu à peu et ne cesse d’ériger des contrepoids aux pratiques de diffusion illicite. Les quelques décisions judiciaires dont nous disposons à ce jour permettent d’établir que la numérisation et la diffusion en ligne d’une œuvre sans autorisation préalable de l’auteur ou de ses ayants droit constituent une contrefaçon au titre du droit de reproduction et du droit de représentation.
Par ailleurs, il n’est pas nécessaire qu’il y ait émission effective d’un document pour que la communication au public soit établie ; le simple fait de tenir l’œuvre à disposition du public qui peut venir la chercher sur un serveur constitue à lui seul un acte de représentation au sens de l’article L. 122-2 du code de la propriété intellectuelle et soumis comme tel à autorisation. Le juge français ne retient pas à ce niveau l’exception pour usage privé, considérant que la faculté offerte à des personnes connectées au réseau de visiter une page reproduite favorise une utilisation collective de l’œuvre. Parallèlement à cette lente construction jurisprudentielle, l’orientation de solutions contractuelles retenues ici ou là entre utilisateurs et titulaires de droits témoigne d’une adaptation certaine des différents acteurs à ces contraintes juridiques identifiées. Le protocole d’accord signé entre la Bibliothèque nationale de France et le Syndicat national de l’édition en mars 1997 et relatif aux activités de numérisation de l’établissement est sur ce point exemplaire.
Le projet de directive européenne sur la propriété intellectuelle
La définition des droits de propriété intellectuelle qui fait aujourd’hui l’objet d’ardentes négociations est stratégique tant pour les titulaires que pour les utilisateurs ; elle oriente les futurs modes d’utilisation des œuvres sur les réseaux et dessine les rapports de force entre les différents acteurs de la société de l’information. Le large écho que la presse a pu donner à ces négociations révèle à lui seul l’acuité des enjeux culturels et surtout économiques du débat.
L’importance de ces enjeux mérite de s’attarder sur les dernières initiatives de la Commission européenne telles qu’elles ressortent du projet de directive rendu public le 10 décembre dernier, d’autant plus que ce texte constitue la véritable pierre angulaire de la législation en matière de propriété intellectuelle dans la Communauté. Le projet actuel reste néanmoins susceptible de modifications ultérieures dans la mesure où son adoption définitive relève d’une procédure de codécision entre le Conseil et le Parlement européen.
Le raisonnement sous-tendant l’approche mise en œuvre par la Commission est le suivant : un environnement propice à la créativité et aux investissements, tous deux déterminants pour le développement de la société de l’information, ne pourra émerger sans l’assurance d’une véritable sécurité juridique créée par une protection harmonisée, transparente et efficace de la propriété intellectuelle. La proposition de directive a donc pour objet de maintenir le niveau élevé de protection du droit d’auteur qui caractérise globalement le droit des pays européens, tout en préservant un juste équilibre entre les intérêts des créateurs et des producteurs et ceux des utilisateurs. La Commission distingue quatre domaines appelant, en raison de leur importance pour le marché intérieur, des mesures législatives immédiates : le droit de reproduction, le droit de communication au public, les mesures techniques de protection ainsi que celles relatives à l’information sur la gestion des droits, et enfin le droit de distribution des copies matérielles d’une œuvre et le principe de son épuisement.
La Commission reste en revanche attentiste sur un certain nombre de sujets qui sont pourtant tout aussi importants pour l’exploitation des œuvres sur les réseaux que les domaines prioritaires mentionnés ci-dessus. Il en va ainsi de la protection des droits moraux, de la responsabilité, de la copie privée ou encore de la gestion des droits.
Si une intervention communautaire n’est pas jugée opportune s’agissant de la gestion des droits, confiance étant faite au marché, il est devenu aujourd’hui indispensable de clarifier le niveau de responsabilité des différents acteurs intervenant sur les réseaux, tels que fournisseurs d’accès ou prestataires de services, non seulement en cas d’infraction au droit d’auteur, mais également en cas de non-respect de la vie privée, de diffamation, de publicité mensongère, etc.
Le débat sur la copie privée
Actuellement autorisée dans la majorité des États membres, la copie privée peut, quant à elle, acquérir, du fait des innovations techniques, une dimension totalement nouvelle dont il importe de prendre la mesure. Il a semblé prématuré à la Commission de prévoir au stade actuel une solution plus harmonisée à ce problème, en raison des incertitudes liées au comportement des consommateurs dans ce domaine. La possibilité de maintenir ou d’introduire des exceptions au titre de la copie privée est par conséquent laissée aux États, pour autant que celle-ci ne porte pas préjudice à l’exploitation normale du droit de reproduction de l’ayant droit. Le débat sur la copie privée connaîtra à n’en pas douter de nouveaux développements si l’on en juge par l’hostilité des créateurs à la reconnaissance d’un droit à copie privée dans un environnement numérique, et la volonté de plus en plus fortement exprimée par les titulaires de droits musicaux et audiovisuels de réintroduire cette forme d’utilisation des œuvres actuellement soumise à licence légale dans le monopole de l’auteur.
Les exceptions au droit d’auteur
En reconnaissant aux créateurs et aux producteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction, la communication au public ou la distribution de leurs œuvres, le projet de directive offre à la propriété intellectuelle un haut niveau de protection.
Cette application a maxima du droit d’auteur est faussement tempérée par les nombreuses exceptions permises par le texte. Force est en effet de constater que ces exceptions n’ont que très exceptionnellement un caractère obligatoire et sont en règle générale laissées à l’appréciation des États membres. Seuls les actes de reproduction provisoire feraient ainsi l’objet d’une exemption obligatoire au droit de reproduction.
Par ailleurs, la Commission indique que les exceptions au droit d’auteur actuellement prévues par les législations nationales devront être réexaminées dans un sens plus restrictif, étant donné l’incidence économique accrue qu’elles sont susceptibles d’avoir dans le nouvel environnement électronique. Conformément aux obligations internationales posées par la convention de Berne, ces exceptions ne sauraient être appliquées d’une manière qui cause un préjudice aux intérêts du titulaire de droits ou qui porte atteinte à l’exploitation normale de son œuvre. Tout ceci ne devrait cependant pas modifier notre paysage réglementaire, le droit d’auteur français donnant aux rares exceptions permises par le code de la propriété intellectuelle une acception traditionnellement stricte.
Définir les droits de reproduction et de communication
Pour se mettre en conformité avec la future réglementation européenne, les États membres devront donc prévoir le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit. La Commission fournit à l’évidence une définition large et exhaustive de ce droit qui couvre tous les actes de reproduction, qu’ils s’accomplissent en ligne ou hors ligne, sous une forme matérielle ou immatérielle, le résultat d’un tel acte pouvant aussi bien être une copie matérielle permanente comme un livre qu’une copie invisible provisoire contenue dans la mémoire d’un ordinateur.
Correspondant au concept français de représentation, la notion de communication au public couvre pour sa part tout procédé autre que la mise à disposition de copies matérielles de l’œuvre et concerne de ce fait l’ensemble des nouvelles formes d’accès aux œuvres diffusées en réseau. Il reviendrait au droit national de définir la notion de public, étant précisé que le droit de communication au public a également vocation à s’appliquer aux actes de transmission interactifs à la demande.
La Commission confirmerait ainsi qu’il y a bien communication au public quand plusieurs personnes non liées peuvent avoir accès individuellement, à partir d’endroits et à des moments différents, à une œuvre se trouvant sur un site accessible au public, que cette œuvre soit ou non effectivement consultée. Enfin, la transmission en ligne faite avec autorisation du titulaire de droits n’épuiserait pas le droit qui protège cet acte d’exploitation, ce qui signifie que chaque nouvelle communication de l’œuvre doit donner lieu à autorisation.
Les États ont la possibilité de prévoir des restrictions au droit de reproduction et au droit de communication au public, mais ne sont pas autorisés à prévoir d’autres exceptions que celles énumérées. Certaines de ces exceptions sont prévues au seul titre du droit de reproduction ; elles concernent les actes de reproduction provisoire, la reprographie, les reproductions de phonogrammes ou de vidéogrammes à usage privé et non commercial, ainsi que les reproductions faites par des établissements accessibles au public et qui ne visent aucun avantage économique ou commercial.
Si les bibliothèques sont potentiellement concernées par cette dernière exception, il faut bien préciser que celle-ci ne s’impose pas aux États. Dans la mesure où les actes de reproduction susceptibles d’être exemptés ne sont pas définis, on peut craindre par ailleurs que l’étendue de cette exception et la nature des reproductions autorisées ne fassent l’objet d’interprétations très divergentes. Dans son exposé des motifs, la Commission considère, toutefois, que les États membres ne sauraient exempter tous les actes de reproduction, mais qu’il leur faudra déterminer certains cas d’application particuliers comme la confection de copies d’œuvres qui ne sont plus disponibles sur le marché. Relevant « l’importance économique considérable que revêt l’utilisation d’œuvres numérisées par les bibliothèques », la Commission incite fortement établissements publics et détenteurs de droits à tirer profit de solutions de type contractuel. Est-ce à dire que l’existence ici et là de licences contractuelles, permettant d’ores et déjà aux établissements ouverts au public d’accéder à la matière protégée au titre de la propriété intellectuelle, suffirait à justifier l’absence de dispositions législatives davantage harmonisées ?
La marge de manœuvre laissée aux États membres se resserre s’agissant des actes de reproduction provisoire pour lesquels l’obligation leur serait faite de prévoir une exception. Selon les détenteurs de droits, cette disposition affaiblirait considérablement la protection des œuvres. Il s’agit là de reproductions réalisées accessoirement en vue de l’utilisation finale d’une œuvre, et notamment de reproductions de documents dans la mémoire d’un ordinateur dans le seul but de pouvoir y accéder à l’écran. Pour la Commission, seuls les actes de reproduction ayant une signification économique séparée doivent être soumis à autorisation préalable. La position des ayants droit est sur ce point beaucoup plus restrictive : seules les personnes titulaires d’une autorisation d’accès à l’œuvre devraient selon eux pouvoir bénéficier de l’exception relative aux reproductions temporaires.
Pour clore ce jeu de multiples exceptions, la Commission en définit un certain nombre qui sont communes au droit de reproduction et au droit de communication au public. Elles tiennent largement compte de la diversité des traditions juridiques nationales dans la mesure où elles sont laissées à la discrétion des États membres qui ne sont pas tenus de les introduire dans leur législation nationale. Parmi celles-ci figurent les citations ou les utilisations à des fins d’illustration de l’enseignement ou de recherche scientifique.
La technique, garante de la propriété intellectuelle
La technique enfin est attendue au service du droit. La proposition de directive introduit en effet l’obligation pour les États membres de prévoir des dispositions juridiques appropriées contre toutes les activités ayant pour objet de contourner les protections techniques d’œuvres protégées mises en œuvre par les détenteurs de droits, y compris la fabrication et la distribution de dispositifs de neutralisation de ces protections techniques.
La protection juridique des me-sures techniques mises en place par les ayants droit serait cependant soumise à la condition que ces mesures soient efficaces. Encore faudrait-il savoir ce que recouvre ce qualificatif. En outre, il deviendrait illégal d’effacer ou de modifier les données relatives à l’identification des titulaires de droits et des œuvres et permettant la gestion des droits. L’harmonisation de ces règles, dont on mesure toute l’importance pour la protection de la propriété intellectuelle sur les réseaux, a été réclamée à la quasi-unanimité des États membres de la Communauté.
Il est difficile de ne pas céder aux turbulences d’une actualité juridique plutôt riche, résonnant de Genève à Bruxelles, d’autant plus qu’elle nourrit un débat où utilisateurs et titulaires de droits se renvoient des visions contrastées de cette nouvelle société de l’information.
L’impact des travaux communautaires sur notre droit déjà très protecteur de la propriété intellectuelle et plutôt avare d’exceptions doit cependant être minimisé. De la même façon que les traités de l’OMPI négociés en 1996 ne nécessitent pas de mesures nationales de transposition, le projet de directive tel qu’il nous est aujourd’hui livré ne révolutionnera pas notre paysage réglementaire. La fixation de règles juridiques claires est, quoi qu’il en soit, tout particulièrement requise dans le nouveau contexte technologique ; elle contribuera à assurer la sécurité juridique tant des créateurs que des utilisateurs.
Février 1998