Voix au chapitre

Rencontres autour de la littérature de jeunesse contemporaine

Sarah Hurter

Les 20 et 21 octobre 1997, le Centre régional des lettres de la région Centre lançait, à la bibliothèque Abbé-Grégoire de Blois, une manifestation annuelle autour de la littérature de jeunesse intitulée « Voix au chapitre ». Cette première édition proposait comme thème de réflexion et d’échange « la littérature de jeunesse qui dérange ». « Voix au chapitre » s’inscrit dans une démarche résolument « ouverte et plurielle » : en ont témoigné la variété et la qualité des intervenants présents.

Au travers d’expériences singulières, auteurs, illustrateurs, éditeurs et bibliothécaires ont révélé et tenté de définir les contours d’une littérature faite « d’audace, d’inventivité, de prise de risque, fondée sur la recherche d’authenticité, alliant anticonformisme et liberté de ton ». Les angles d’attaque étaient multiples, éclairants et complémentaires.

De nombreuses questions, incontournables et récurrentes, ont alors émergé tout au long de deux journées riches et denses : liberté de création et poids de la censure, rentabilité et logiques économiques, statut de la littérature de jeunesse et de son public, rôle de la médiation et de la critique…

En ouverture, Claude Hubert-Guniayre, de l’université de Paris X-Nanterre, a fait un rapide tour d’horizon de la production romanesque en France et en Europe depuis le xixe siècle. Si le didactisme et les tentations pédagogiques ont depuis toujours fortement coloré la littérature romanesque pour la jeunesse, il y eut aussi, au fil des décennies, œuvres de création, d’innovation, parfois même volonté délibérée de déranger ou de bousculer. Mais aujourd’hui, face à une production pléthorique, confrontée à la déferlante des séries, où se situent l’invention et l’audace qui dérangent ? Quatre grands domaines de réflexion ont été abordés lors des échanges : l’écriture, les thèmes, les genres, l’illustration.

écriture, thèmes

Nicole Maymat, des éditions Ipomée, a revendiqué une démarche éditoriale exigeante, capable de transmettre le goût pour la langue et le plaisir des mots. La collection « Reflets » propose des textes d’auteurs contemporains, dérangeant par leur thématique – l’identité, la mémoire, l’enfance ou la mort – et par leur qualité d’écriture, forte et sans concession. Si cette rigueur et cette exigence suscitent méfiance et résistances, Nicole Maymat reste confiante : « C’est grâce à ces textes-là que l’on avance dans le dérangeant ».

Peu d’éditeurs de jeunesse, pourtant, ont privilégié ainsi le choix de la qualité littéraire et les politiques d’auteurs sont encore rares. Par ailleurs, trop peu d’auteurs pour la jeunesse ont su se démarquer par le ton ou l’audace de l’écriture. Claude Hubert constate qu’à ce titre, la production romanesque récente se révèle globalement peu innovante et très conventionnelle.

Alain Serres, créateur de la maison d’édition Rue du Monde et auteur d’une quarantaine de livres, s’est inquiété de la frilosité ambiante de l’édition de jeunesse : « Manque de pêche », affaiblissement de l’audace intellectuelle et de l’innovation. Situation aggravée par les disparitions successives de petits éditeurs indépendants et inventifs qui ont su affirmer leurs différences et défendre une veine contestataire et libertaire. Il plaide pour un espace éditorial différent et militant qui refuse la « stérilisation du débat » et les tentations du « politiquement correct ».

Pour Alain Serres comme pour l’ensemble des éditeurs présents, le défi à relever est constant et risqué. Car être à la marge et rester économiquement viable oblige à trouver une politique éditoriale conciliant deux logiques contradictoires : celle du marché (nécessairement industrielle) et celle de la création (nécessairement artisanale). C’est toute l’économie du livre (circuits de diffusion notamment) que l’on interroge…

Face à ces obstacles matériels (mais face aussi aux nombreux freins culturels, politiques, sociaux ou moraux…), créateurs et éditeurs en appellent à la mobilisation de tous : c’est par un soutien actif aux idées, aux démarches, aux nouveaux talents que l’édition innovante pourra vivre et rencontrer son public.

Les genres

Tours de table et interventions du lundi après-midi l’ont confirmé : théâtre et poésie figurent toujours parmi les littératures qui dérangent, marquées par la sclérose du corpus, bridées par les préoccupations pédagogiques, affaiblies par une réelle méconnaissance du public.

Pour le théâtre, Dominique Bérody, créateur de Très Tôt Théâtre et d’un répertoire d’auteurs vivants pour le théâtre jeune public, rappelle aussi la part de responsabilité des éditeurs de jeunesse dans leur non-engagement. À l’exception de la collection « Théâtre » de l’École des loisirs, la diffusion des textes, constate-t-il, reste avant tout le fait d’actes militants, de « gens de terrains », de passionnés…

Ces démarches de création, qui suscitent peurs et suspicions, appellent donc une médiation forte : « faire tomber les barrières », « montrer le chemin », en rassurant le lecteur, en l’accompagnant… Mais qui, de l’adulte ou de l’enfant, faut-il le plus rassurer ? Qui, du prescripteur ou du lecteur potentiel, se révèle le plus réticent ? Il faut s’interroger quant au statut de l’« adulte-lecteur-médiateur-prescripteur » et s’inquiéter de sa capacité à appréhender l’innovation, le « dérangeant », à dépasser ses a priori et ses propres censures… On peut se demander en quoi une littérature dérange ; mais il faut aussi se demander qui elle dérange !

L’illustration

La deuxième journée, consacrée à l’illustration, fut l’occasion de confirmer le fort dynamisme de la création et l’innovation dans l’espace graphique actuel. Illustrateurs, créateurs, éditeurs s’en réjouissent. Mais n’y a-t-il pas excès et abus ? s’interrogent-ils aussi.

Nathalie Rizzoni 1, auteur, constate le « caractère débridé » de l’illustration pour la jeunesse en France et s’inquiète d’un risque de saturation ou de passivité face à la surabondance d’images. Elle propose un autre regard et développe une démarche de création originale qui attribue à l’image un « véritable langage poétique ».

Élisabeth Lortic, membre de l’association « Les Trois Ourses » 2, dresse le même constat critique et plaide pour une réhabilitation de la « lenteur », de l’émotion, de la rencontre avec le livre. La démarche des « Trois Ourses », qui intéressera plus particulièrement les bibliothécaires, illustre brillamment cet engagement militant du « passeur-médiateur ».

René Turc, des éditions Grandir, défend, quant à lui, une démarche éditoriale exigeante et sans concession qui s’attache à une « approche sensible et sensuelle » du livre. Il souhaite des livres qui bousculent les habitudes de lecture et abolissent les frontières entre l’enfant et l’adulte.

« Une littérature de qualité (qu’il s’agisse du livre illustré ou du livre d’artiste) doit éveiller la curiosité, inciter à la réflexion et forger le sens critique », affirme-t-il.

Et de poursuivre : « Il y a des formes de livres qui n’existent qu’avec l’appui d’institutions culturelles, au premier chef les bibliothèques. Plus les livres sont ambitieux, difficiles, neufs, plus est vital le soutien de la lecture publique ». Peut-on adresser message plus clair aux bibliothécaires ?

  1. (retour)↑  Nathalie Rizzoni, abc, c’est assez (1992) ; Le Vieux banc (1992) ; Vert de terre (1994), Orange, Éd. Grandir (Collection « Allez zoom ! »).
  2. (retour)↑  Les Trois Ourses est une association de bibliothécaires. Elle organise des expositions, diffuse des livres introuvables, défend des artistes dont elle aime le travail en direction des enfants, et édite une revue Spécimen (Médiathèque « La Durance », rue Véran-Rousset, bp 81, 84303 Cavaillon).