La naissance des politiques culturelles et les rencontres d'Avignon sous la présidence de Jean Vilar, 1964-1970

par Jacques Perret
Présenté par Philippe Poirrier. Paris : Ministère de la Culture et de la Communication, Comité d'histoire, 1997. - 570 p. ; 24 cm. - (Travaux et documents ; 6). ISBN 2-909717-30-5. ISSN 1272-4947. 140 F

Le titre de l'ouvrage est explicite : il s'agit d'un voyage aux sources des « politiques culturelles » en un lieu et en un temps où des individus et des courants de pensée se rencontrent pour élaborer des interprétations et des argumentations, dont on ne s'aperçoit que plus tard combien elles ont influencé et influencent encore les acteurs et les actions publiques dans le domaine culturel et artistique en France.

Chaque été, de 1964 à 1970, Jean Vilar a pris l'initiative de réunir pour cinq à six matinées une quarantaine d'interlocuteurs choisis pour une « réflexion libre sur la place de la culture dans la société contemporaine ». Ce groupe, dont la composition se renouvelle pour partie chaque année, est composé d'élus locaux, de représentants de l'État, de chercheurs, principalement sociologues, de responsables d'associations, principalement proches de l'éducation populaire, d'administrateurs, d'artistes, notamment hommes de théâtre, et de quelques personnalités « diverses », mais non négligeables.

Chaque rencontre est organisée autour d'un thème principal (« développement culturel », « l'école, institution culturelle ? », « culture et collectivités locales »), introduit par des travaux préalables. Ce sont les comptes rendus de ces six rencontres - celle de 1968 ayant été annulée - qui sont proposés ici. Ils sont précédés d'une présentation par Philippe Poirrier, indispensable pour replacer ces rencontres dans leur contexte social, politique et intellectuel, et suivis des témoignages de douze participants trente ans après. Ces comptes rendus sont des résumés rédigés par différentes mains et destinés initialement aux participants pour leur rappeler la teneur des débats de la veille.

Électrophones et blousons noirs

Le lecteur n'oublie jamais le filtre de ces secondes mains qui ne restituent pas toutes avec le même bonheur la hiérarchie des idées et les nuances des propos. Mais c'est peut-être ce qui rend passionnante la lecture de ces documents, quand soudainement une rhétorique furieusement désuète projette dans le lointain un passé si proche. Est-ce là le cours normal des choses et des générations ou bien tout s'est-il subitement accéléré ?

Les lecteurs dont les débuts professionnels ont été inspirés par ces débats n'échapperont pas au coup de vieux, mais se rassureront avec quelques indices d'une accélération : en 1964, la toute jeune socio-énonomie de la culture est conviée à la prospective pour « évaluer les besoins culturels aux échéances de 1970 et 1985 » et constate que les dépenses des Français en « électrophones » ont augmenté de 550 % entre 1950 et 1962 !

En 1966, la part des dépenses culturelles dans les budgets des villes a augmenté « assez considérablement » pour atteindre en moyenne 3,8 % ! On mesure les écarts en appréciant, au passage, le chemin parcouru par les études dans les politiques culturelles qui ne disposaient alors que d'outils très rudimentaires comparés à l'ampleur des travaux aujourd'hui. Mais on vérifie surtout que deux facteurs fondamentaux de transformation et de mise en crise de la légitimité de la politique culturelle en France étaient déjà bien identifiés : la place à venir des « industries culturelles » et la montée en puissance du rôle des collectivités locales. Par contre, les « blousons noirs » n'étaient pas encore perçus comme indice d'une fragmentation sociale et culturelle.

Penser ensemble

Les lecteurs plus jeunes auront bien des occasions de s'étonner de l'actualité de nombre de thèmes abordés dans cet ouvrage qui ne condense pas à lui seul la totalité des controverses de l'époque, mais qui en restitue de précieux échos. Peut-être retiendront-ils la méthode ? Philippe Poirrier a raison de rappeler les proximités artistiques, idéologiques, philosophiques, mais aussi d'intérêt, qui pouvaient favoriser la rencontre, à l'inverse des difficultés d'un Gabriel Monnet dans une ville où « il n'était pas possible de faire penser ensemble ces gens venus de partout ».

Il reste que cet ouvrage est un beau morceau d'humanité : confronté à d'autres univers professionnels que le sien, chaque acteur navigue le plus souvent à l'estime, de l'anecdote à la synthèse, du prosaïque au prospectif, de la conviction à la perplexité. Estime de l'autre qui confère à ce processus d'élaboration des politiques culturelles un caractère rassurant : il n'y a pas eu de visionnaire inspiré mais des contributions et des confrontations qui ont fini par trouver du sens.