Towards a Worldwide Library
a Ten Year Forecast
Les symposiums de l'université d'Essen proposent, depuis bientôt vingt ans, un ensemble annuel de contributions qui, souvent rassemblées sous les ambitions les plus générales, accueillent une diversité de participants et d'exposés. Cette 19e édition, annoncée comme la dernière, ne déroge pas à la règle, mais ménage tout de même son lot de surprises dans l'enthousiasme habituellement bien tempéré qui accompagne le développement des nouvelles technologies, largement informatiques, et leur application au monde de l'information.
L'horreur économique
Dans le tout premier article, Herbert S. White considère que les deux topics qui ont ordonné l'activité des professionnels jusqu'à aujourd'hui ordonner la masse d'informations et apprendre aux usagers à chercher et trouver par eux-mêmes, ont échoué. L'avenir est aux knowledge workers, intermédiaires pouvant décider à la place des utilisateurs ce qui mérite d'être lu, et ce qui peut être ignoré sans problème.
Il rapporte quelques faits qui prouvent que « l'horreur économique » atteint désormais le monde des bibliothécaires : c'est le centre de documentation d'une banque américaine qui est dissous, et ses collections dispersées, sous prétexte que les employés de la banque peuvent désormais être online et se procurer directement toutes les informations dont ils ont besoin dans leur travail ; c'est aussi le fameux quotidien américain USA Today qui indique que, parmi les professions sans avenir, figurent les standardistes, les bibliothécaires et... les employés de banque.
L'auteur rappelle que ces professions ont en commun l'importance croissante de l'informatique comme « aide » à l'exécution des tâches, aide qui pourra bientôt devenir un recours exclusif ce que, semble-t-il, bon nombre de « décideurs » ont déjà anticipé. Il s'efforce de « combattre » sur leur terrain les tenants de la pensée libérale (souvent qualifiée d'« unique ») en opposant par exemple les bibliothécaires et les enseignants qui effectuent leurs propres recherches. Il montre que, au vu des différences de salaire, on aurait plutôt intérêt à empêcher les enseignants, qui coûtent plus chers, de faire un travail pouvant être réalisé à moindre coût par les bibliothécaires... L'exposé est convaincant jusque dans ses maladresses, et la prévision finale plutôt sombre.
Comme un écho provocateur, l'article suivant, signé par Ray Lester, est constitué par l'exposé du directeur d'une bibliothèque de recherche, qui vient justifier l'existence et l'utilité de son établissement aux « décideurs » de son université. Le directeur de l'informatique réclame en effet la suppression de son poste, reprenant les arguments exposés plus haut ! En vingt-six minutes, il justifie l'importance de la bibliothèque, indique qu'il devrait être chargé de l'ensemble des aspects réseau et système de l'informatique documentaire de l'université... et propose en conséquence la suppression du poste de directeur de l'informatique ! L'humour anglais reste ce qu'il est, acide et pince-sans-rire, même si l'exposé est en tout point passionnant.
Demain, le chaos
Après deux exposés aussi forts, le reste des interventions, quoique souvent intéressant, paraît plus terne. Irene Sever rappelle que nombre de pays en voie de développement sont loin de bénéficier des progrès technologiques des pays riches, et que les professionnels confrontés à l'importance croissante de l'informatique dans leur travail quotidien ne doivent pas pour autant oublier le « facteur humain ». Ce facteur, Sheila Corrall ne l'oublie pas, mais de manière plus ambiguë : il s'agit de préparer l'individu à d'éventuelles opérations de downsizing ou d'externalisation, sans qu'il soit affecté par les changements trop rapides rendus nécessaires dans un environnement en accélération critique.
De chaos, il est encore question dans l'intervention de Maurice B. Line, pour qui on ne peut plus élaborer de plans de développement stratégiques, même sur un ou deux ans. On ne peut pas non plus ordonner ni diriger le chaos qu'est devenu le monde, partagé entre globalization et tribalism. Des cataclysmes nous attendent, et, avec un optimisme là encore très anglais, seul l'intéresse le sort des survivants. S'en sortiront ceux qui ont une « vision towards which people can strive during periods of great uncertainty » 1 ; ensuite, flexibilité, capacité de réaction, gestion participative seront le lot des plus aptes, dans un monde où les bibliothèques en tant que telles n'existeront peut-être plus, devenues des « organisations industrielles » parmi d'autres.
Aujourd'hui, 1984
De cet avenir, Greg Anderson (du prestigieux Massachusetts Institute of Technology) brosse un portrait étonnant, d'une grande candeur (pour ne pas dire plus). Venues de la sphère privée, les théories du management fondées sur le re-engineering, le downsizing, le process-centered sont donc en passe d'envahir le monde des bibliothèques académiques, au moins américaines, ce qui semble ne présenter que des avantages.
Re-thinking et re-designing sont les maîtres mots d'une stratégie verbeuse au sens propre du terme : les mots ont une importance fondamentale (les plus importants figurant en gras, sans doute pour les lecteurs néophytes), même s'il est parfois difficile de leur trouver une réalité autre que l'« externalisation » de certaines tâches (comme le catalogage courant) de plus en plus confiées à des prestataires privés, au moins aux états-Unis. On pense surtout, et souvent, à la « novlangue » du 1984 de George Orwell, ouvrage de référence ces temps-ci.
Comme illustration concrète de ce type d'interrogation (voire de finalité), Ronald Michael Schmidt s'interroge sur l'avenir des grands outils bibliographiques collectifs. Au-delà des intérêts actuels, de plus en plus battus en brèche à l'ère des réseaux, il pointe par exemple la possibilité de stocker les documents électroniques les moins consultés, à la manière d'un « silo virtuel ». A vrai dire, on voit parfois mal l'intérêt d'une gestion centralisée de certains des projets et services indiqués, qui peuvent aussi bien être réalisés par les établissements eux-mêmes.
Enfin, comme pour parachever ce tableau déjà tourmenté, Andrew G. Torok indique que, dans bien des cas, les outils de recherche et les « agents intelligents » utilisés pour accéder aux ressources multiples, hétérogènes et protéiformes d'Internet « are as powerful, if not more so, than a librarian-mediated search » 2. De ces convictions, on peut aussi déduire que la philosophie du just in time, qui caractérise tout à la fois la production industrialisée et le développement des ressources électroniques, semble bel et bien l'avoir emporté sur le just in case qui était, d'une certaine manière, le mode de fonctionnement privilégié des bibliothèques et des centres de documentation.
No future ?
Comme on peut le voir, l'heure des interrogations est maintenant venue et, au-delà de propos de circonstances, peu nombreux sont ceux qui voient dans les bibliothèques et les professionnels qui les organisent des institutions et des métiers d'avenir. La description est certes partielle, voire partiale. Mais la clarté des interventions et nombre de faits, techniques et économiques, montrent que, dans le monde de l'information comme ailleurs, les règles du marché l'emportent et que, pour reprendre les propos de Maurice B. Line, « the next decade... will be one of chaos, during which old boundaries between libraries, computing, educational technology and teaching will be broken up » 3.
P.-S. On pardonnera l'abus de termes anglo-saxons, mais le vocabulaire français du management [sic] peine à suivre les progrès du new language.