Science de l'information et philosophie
une communauté d'interrogations
Marie-France Blanquet
S'il est aujourd'hui banal de trouver, dans un index d'auteurs cités, les noms de Norbert Wiener, Paul Virilio, Herbert Marshall McLuhan ou Vannevar Bush, il est moins commun d'y trouver aussi ceux de Denis Diderot, Ernest Renan, Martin Heidegger, Platon ou Héraclite d'Éphèse... Dans Science de l'information et philosophie, le point de vue de Marie-France Blanquet se veut résolument original, « convoquant » les systèmes de pensée philosophiques pour enrichir l'épreuve et la pratique parfois triviales du bibliothécaire et du documentaliste.
Une confluence féconde
« Peut-on réellement aujourd'hui être un scientifique, un technicien, un praticien de l'information et de la documentation sans s'interroger sur le sens à donner à cet immense projet de l'homme occupé à savoir, à amplifier, à engranger ce savoir et à le mettre en application ? » se demande-t-elle en introduction, pour y répondre bien évidemment par la négative : son essai se place, en effet, à la confluence féconde née de son substrat universitaire (elle est diplômée en philosophie) et de sa pratique professionnelle au sein de l'institut universitaire de technologie de l'université de Bordeaux III.
La « quête de sens » est aujourd'hui un concept à la mode, largement médiatisé, vulgarisé. Moins évident semble le souci, qui guide l'auteur presque naturellement, de replacer l'homme au cur du progrès technologique, dont le professionnel de la documentation est tout à la fois le « gardien » et l'expérimentateur, puisqu'il a charge de passeur entre la recherche scientifique et ceux qu'elle concerne, mais aussi parce que, dans nombre de domaines, ce progrès même bouleverse son environnement cette dernière notion relevant là encore du truisme conceptuel.
La démarche de Marie-France Blanquet se veut résolument non technique, même si elle limite son propos à l'information scientifique, que recouvrent peu ou prou les sciences « dures » ; ce qui étonne avant tout, c'est sa capacité impressionnante et l'aisance avec laquelle elle évoque les grands penseurs du passé, et vivifie le présent de leurs approches souvent contradictoires du devenir de l'homme.
Pour le professionnel de l'information, le futur semble souvent la seule réalité pensable, et le présent est de plus en plus fugace ; le passé n'existe plus, ou se réduit à l'évocation conventionnelle de quelques « grands anciens » qui, souvent, ont exercé leur activité... après la Seconde Guerre mondiale (cf. Bush ou Wiener, si abondamment « iconisés »).
Inconcevable ou déplacé ?
Alors, évoquer la caverne de Platon, la philosophie des Lumières ou la Critique de la raison pure peut, au premier abord, sembler inconcevable ou déplacé dans un tel contexte. L'auteur (et le lecteur avec elle) prend le risque de l'archaïsme, de la nostalgie, du conservatisme, de la méfiance a priori, que stigmatisent les zélateurs à tout crin du progrès technologique, et, tout autant, de son accélération. Certes, nombre de propos nuancés, voire réservés, hérisseront plus d'un prestataire de services (pour lesquels, il est vrai, la philosophie doit être une discipline bien ésotérique), voire plus d'un professionnel qui, pour survivre simplement, n'a guère le temps, non plus, d'adopter ne serait-ce qu'un point de vue par rapport à son quotidien.
Cette démarche réflexive, qu'on perçoit spontanément comme à rebours, est, dans la pensée développée dans le livre, comme une forme d'engagement : c'est que, nous dit l'auteur, « la science de l'information et de la documentation, comme toutes les sciences d'ailleurs, n'est pas neutre ». La science et la technique ne peuvent être seules au coeur de son propos, de son usage, de sa déontologie : encore et toujours, c'est de l'homme qu'il s'agit.
Paraphrasant Kant, Marie-France Blanquet pose trois questions, qui structurent l'ouvrage : que pouvons-nous connaître ? Que devons-nous faire ? Que pouvons-nous espérer ? D'inégale importance, ces trois parties sont des prétextes à développer un propos ample, complexe, parfois foisonnant et difficile à cerner, ou à suivre.
Que pouvons-nous connaître ?
Dans la première partie, sont analysées les conditions de collecte et d'extension du « savoir humain ». Rappelant que la science « arrête la recherche au savoir rationnel explicite ou aux connaissances explicitables », là où la philosophie « prend... la relève du savant en s'interrogeant sur la signification à donner aux connaissances scientifiques en elles-mêmes », l'auteur évoque les différentes écoles philosophiques qui se déchirent sur ces questions, en montrant que la « science de l'information entre bien dans la mouvance idéologique des sociétés industrialisées », et que, comme telle, elle impliquerait un rejet a priori de l'approche philosophique.
A la démarche scientifique, la science de l'information emprunte en effet nombre de ses caractéristiques : la systématisation des savoirs, et leur division en disciplines distinctes, leur classification, la logique, science du vrai et du faux, « propédeutique à toute connaissance ». Pour elle, l'essence du travail documentaire est dans la mémorisation, « la sauvegarde du patrimoine informationnel humain », et dans la restitution de cette connaissance. Bien sûr, le développement des « mémoires » informatiques fait envisager avec une acuité nouvelle cette pratique fondamentale : « La mémoire aujourd'hui s'accompagne des termes de magnétique ou d'optique ».
Ce déplacement de la conscience de l'homme vers la machine, et l'immense augmentation des capacités de ces machines, amènent d'inédits questionnements : « [Ces mémoires] font-elles un homme libre, maître de son intelligence et sachant, à bon escient, utiliser cet immense aide-mémoire créé par lui et renfermant le savoir qui peut le mener à la sagesse ? ».
Que devons-nous faire ?
La deuxième partie s'ouvre sur l'antienne fameuse : « Science sans conscience... » qui aurait pu, de fait, servir d'emblème au livre. Si « la philosophie ne saurait être considérée comme la spéculation abstraite d'un esprit désincarné », il est pour autant patent que la démarche scientifique s'en soucie assez peu voire pas du tout. Rappelant que « l'homme s'arrête... à mi-chemin lorsqu'il limite sa réflexion et son action à la connaissance scientifique », Marie-France Blanquet indique que, plus que jamais, la démarche de l'homme est affaire de morale. Le savoir scientifique, et ceux qui le transmettent, doivent répondre à un certain nombre de questions.
Ainsi (et là encore au risque de l'archaïsme), l'homme a-t-il un devoir de connaissance ? Si oui, ce savoir doit-il être acquis en soi, ou pour son application ? Cette alternative n'est pas en elle-même antinomique ; cependant, nombre de penseurs considèrent aujourd'hui qu'une science qui n'a aucune destination applicative ne présente que peu d'intérêt pratique, et l'avènement des technocrates comme de ceux qui considèrent que la technique peut apporter des réponses à des problèmes qui ne sont pas techniques prouve que ce débat est loin d'être sans sens.
Même la notion d'« utile » est passée au crible de l'analyse : « Nous appelons quelque chose utile », dit Kant dans la Critique du jugement, « lorsque cela ne nous intéresse que comme moyen. Cela s'oppose au « bon en soi » qui nous intéresse par lui-même ». Pour autant, cet « utile » l'est rarement dans l'absolu : il est souvent relatif à la prospérité de quelques-uns, à la monopolisation des biens ou des services, à la domination d'un groupe ou d'une idéologie sur un autre ou sur tous les autres... La science de l'information n'échappe pas à ces ambiguïtés, et, de Kant, nous revenons un peu brutalement aux déplorations parfois convenues sur la prédominance anglo-saxonne dans nombre de disciplines et de domaines, des banques de données aux programmes audiovisuels.
Pourtant, nombre d'interrogations ici soulevées semblent aujourd'hui de peu d'actualité : « [L'homme] s'est engagé dans une aventure de transformation du monde donné pour construire un autre monde : un artefact qui traduit l'aventure technique dans laquelle il est complètement immergé aujourd'hui ». Après avoir si radicalement transformé son « environnement externe », l'homme, est, à en croire nombre de prophètes du numérique, en train de transformer « son intériorité... son essence propre », ce qui l'obligera inévitablement à s'interroger sur la nature même de cet « environnement interne », ses limites, ses forces et ses faiblesses.
Cybernétique, intelligence et mémoire artificielle sont, au choix, menaces ou opportunités pour l'esprit humain : pourra-t-il, par la machine, suppléer l'essentiel, voire la totalité, de ses fonctions, et, dans ce cas, où demeurera-t-il ? « Épiphénomènes ou... transformation en profondeur » ? On le voit, et c'est son propos même, l'ouvrage nourrit la réflexion, sans proposer de solutions univoques : mais cette simple inquiétude semble apaisante et revigorante là où règne en maître le discours volontariste.
Que pouvons-nous espérer ?
Dans son ultime mouvement, l'ouvrage s'efforce à une impossible synthèse de tant d'idées, de notions, de puissances ou de renoncements, brassés et exposés dans les chapitres précédents. L'auteur reconnaît humblement qu'elle a « soulevé de nombreuses interrogations sans apporter beaucoup de réponses » et que, à beaucoup, cette quête semblera inutile ou superflue, là où sa conviction est que ces questions sont « essentielles... prises de conscience et guides de vie ».
Alors, « la science achevée », « la technique achevée » ? Pour certains, la science est un moyen pour l'homme de s'élever à l'action morale, pour gérer son destin ; pour beaucoup, c'est la science elle-même, et son fruit, la technique, qui permettront à la communauté des hommes « d'atteindre le bien-être ». Mais, de ce bien-être présent ou à venir, beaucoup sont déjà exclus, plus le seront demain. Si l'on s'étonne, en conclusion de l'ouvrage, de trouver quelques pages sur cette « exclusion » qui, là encore, relève de l'icone médiatique, c'est que, nous dit l'auteur, « l'homme n'a rien fait tant qu'il ne s'est pas promu à l'existence dans sa totalité, c'est-à-dire à une humanité comprenant tous les hommes ».
Un parcours discursif
Science de l'information et philosophie est, à coup sûr, un livre étonnant et détonnant. A ceux qui veulent bien s'atteler à des considérations arides mais pas plus que certains exposés informatiques..., il offre beaucoup, comme l'occasion de retrouver des sensations perdues, celles d'intelligences à l'oeuvre qui ne soient pas uniquement « utiles »... au sens kantien du terme.
Il est cependant difficile de considérer qu'il tient les promesses de son titre : il s'agit d'un parcours discursif sur les rapports de la science et de la philosophie plutôt que d'une « leçon » à l'usage des professionnels de l'information. La part de ceux-ci dans la bibliographie est faible, et parfois étonnante : l'auteur retient les textes officiels (Unesco, Communautés européennes), ou le Traité de documentation de Paul Otlet qui date de... 1934. On devine là le souci, le besoin, de faire appel à des textes fondateurs, ou généralistes. Mais les premiers sembleront désuets, les seconds des compromis. Ils sont en tout cas bien peu pertinents, mis en relation avec les textes de Kant, Sophocle, Spinoza, Heidegger...
Il faut voir dans cette confrontation entre la démarche scientifique et la philosophie comme un aveu de l'avènement triomphal et presque exclusif de la première, que la seconde prend, presque, comme objet de gnose. Si le propos est stimulant, il n'a que peu à voir avec la pratique du documentaliste, et plus avec celle de l'homme... tout court, ce qui est à la fois plus et moins que l'on pouvait espérer, à la lecture du postulat de départ, si original.