Les usages d'Internet
Réseaux
On est heureux et soulagé de lire ce numéro de Réseaux consacré aux usages d'Internet : en effet, rares sont les enquêtes de terrain qui concernent les nouvelles technologies de l'information. Comme l'indique Patrice Flichy dans sa présentation : « Le sociologue des techniques de communication est face à une situation passionnante, il peut observer au quotidien comment se construit un nouveau média de communication. Internet se trouve dans la même situation que la radio des années 1910 ou la micro-informatique des années 1970. Ce n'est pas encore un média, ce n'est qu'un objet-valise, c'est-à-dire la juxtaposition d'un certain nombre de dispositifs techniques, de projets sociaux ».
Des utilisateurs chevronnés
La contribution de Fanny Carmagnat, « Une société électronique technicienne face à l'élargissement du réseau. Les usages d'Internet dans un centre de recherche », réalisée à partir d'une enquête menée dans un centre de recherche informatique, l'Infolabs, « au moment où se faisait le passage d'un usage très ciblé d'Internet, celui d'ingénieurs informaticiens vers des utilisations inédites par des personnels aux profils professionnels variés », est particulièrement intéressante.
On distingue deux types d'usagers, différenciés par leur ancienneté dans la pratique du réseau : d'une part, les utilisateurs de postes Unix ; d'autre part, ceux qui, depuis 1994, bénéficient progressivement d'un accès à Internet sur leur micro-ordinateur. Le projet général de l'enquête est exprimé clairement par l'auteur : « Observer les usages d'Internet chez les utilisateurs chevronnés ainsi que le passage de cette pratique à un nouveau public ».
Un questionnaire fermé (complété par des entretiens) a permis de mettre en évidence une grande homogénéité, sans doute liée au profil professionnel des répondants (une majorité d'ingénieurs et de personnel à forte compétence informatique). La majorité des personnes interrogées est constituée de bons utilisateurs, qui ne pratiquent pas tous de la même manière. Les « internautes militants », habitués des news, des browsers et du mail, ont fréquemment animé des forums, sont capables de créer un serveur Web, et « jouent souvent un rôle de personnes-ressources sur Internet dans leurs services ». Ils ont donc un rôle de médiateur(1), leur discours sur Internet étant teinté de « prosélytisme », mais, dans le même temps, « ils craignent que l'extension du nombre d'utilisateurs ne vienne altérer l'esprit du réseau ». Enfin, ils ont un usage d'Internet à la fois professionnel et extra-professionnel.
L'enquête a permis de discerner un second groupe d'utilisateurs qualifiés d'« utilitaristes » : leur profil professionnel est identique aux précédents, mais « leur pratique est moins intensive ». Deux particularités peuvent être soulignées : « Ils naviguent peu sur le Web car ils savent déjà précisément où trouver les informations qui leur seront utiles. Ils n'ont pas ou ils n'ont plus de pratiques extra-professionnelles ».
La grande majorité consulte sa boîte aux lettres électronique au moins une fois par jour. Fanny Carmagnat met d'ailleurs l'accent sur un processus intéressant pour ce mode de communication. Il existe un effet d'entraînement grâce auquel le nombre de messages reçus et lus contribue à une plus grande activité-réseau des utilisateurs, qui de récepteurs deviennent progressivement acteurs : « Nous avons noté l'effet d'entraînement de la quantité de messages reçus, leur masse provoquant une intensification des pratiques. De la même façon, les collègues peuvent jouer un rôle incitateur ».
Enfin, l'enquête a révélé que ce sont surtout les non-utilisateurs qui véhiculent la crainte d'une déshumanisation des rapports entre les gens liée à la nouvelle technique de communication. Quant à l'élite qui superposait à la distinction d'être un chercheur celle d'être « branché », elle se sent confusément menacée par cette nouvelle vague. La crainte d'un nivellement par le bas, d'un non-respect des règles de la « netiquette » s'exprime en effet de façon fantasmatique, sans aucune référence à des incidents réels : « On peut donc penser que pour l'instant la seule injure faite aux anciens par l'ouverture à de nombreux nouveaux venus est de l'ordre de la distinction, la pratique du réseau n'étant plus réservée à une petite élite à la fois académique et technicienne ».
Un enjeu de pouvoir
En fait, Internet semble être perçu comme une aire de liberté et donc comme un enjeu de pouvoir pour la hiérarchie : comment expliquer sinon que la plupart des établissements fournisse l'accès à Internet seulement aux chefs de services ? Est-ce à dire que les autres agents ne sont pas capables de s'auto discipliner ? Ou n'est-ce pas plutôt une manière d'affirmer un pouvoir que l'on veut protéger jalousement ? Il est vrai, néanmoins, que certains tabous liés au monde du travail disparaissent avec l'introduction d'Internet : on n'écrit pas son courrier personnel au bureau, tandis qu'on entretient volontiers une correspondance électronique qui n'a pas forcément à voir avec les préoccupations professionnelles immédiates auxquelles on est alors supposé se livrer. Ainsi, « le développement d'Internet en milieu professionnel passera certainement par un brouillage des frontières classiques : utilisation privée ou professionnelle, domaine pratique, professionnel ou distraction ».
De la même manière, les « restrictions à l'écriture de messages sur les forums externes » provoquent l'hostilité du personnel : vécue comme une censure (ce qu'elle est effectivement), cette attitude semble témoigner d'un manque de confiance à l'égard des chercheurs. Ces derniers ne prônent d'ailleurs pas l'avènement de l'abbaye de Thélème, mais simplement une responsabilisation du personnel sur les questions de sécurité et de piratage : mais là encore, responsabiliser c'est libérer, et donc, perdre le pouvoir de contrôle...
Pour terminer, Fanny Carmagnat s'interroge sur l'avènement de nouveaux modes d'organisation du travail grâce au réseau. En fait, il semble qu'il n'y ait pas encore suffisamment de travail collectif : « On prend ou on donne à Internet, on ne travaille pas encore ensemble sur Internet ». Dès lors, « la faiblesse de la participation active aux forums de news est un signe du caractère individuel de la pratique d'Internet ».
De même, et à l'encontre du discours ambiant : « Alors que nous considérions Internet avant tout comme un système de communication et d'information tourné vers l'extérieur de l'entreprise nous avons été surpris de voir que des demandes d'utilisation interne étaient souvent exprimées. Lorsqu'elle circule sur Internet, une information peut être stockée et archivée, et éventuellement retrouvée, consultée et même retraitée grâce à des outils d'indexation... »
L'accent a donc volontairement été mis sur cet article qui témoigne à la fois d'une grande rigueur méthodologique et d'une réelle finesse d'analyse. Deux autres contributions de la revue méritent également d'être signalées : « Les arts de lire en réseau. Un cas d'innovation technologique et ses usages au quotidien dans les sciences » de Philippe Hert, et « Grandeur et décadence d'Arpanet. La saga de Netville, cité champignon du cyberespace » de J. L. King, R. E. Grinter, J. M. Pickering.
Un enchevêtrement de notions
En revanche, l'article de Divina Frau-Meigs, qui se penchait pourtant sur un sujet à la fois attirant et complexe : « Technologie et pornographie dans l'espace cybernétique », déçoit considérablement par son manque de rigueur intellectuelle 1.
L'auteur part d'un constat : « Innovation technologique et innovation pornographique relèvent toutes deux de la marginalité. Les nouvelles technologies subissent toujours une période de latence et de vide juridique... et la pornographie joue constamment de la porosité des frontières entre le licite et l'illicite ». Cette première approche, qui semble renvoyer à une problématique foucaldienne, est malheureusement suivie d'un enchevêtrement de notions mal analysées, Divina Frau-Meigs glissant de l'une à l'autre par métonymies successives. Ainsi, l'ensemble du texte est finalement construit autour de la confusion (ou du jeu de mot facile ?) entre libéral, libertaire et libertin, entre pornographie et érotisme, entre pratique sexuelle et discours sur le sexe (ce qui, jusqu'à preuve du contraire, n'est pas tout à fait la même chose).
De même, l'auteur commet deux erreurs d'analyse historique et civilisationnelle. Certes, Internet est issu de l'idéal libertaire typique du monde universitaire de la baie de San Francisco, ce qu'elle nomme la « contre-culture cybernétique ». Certes, on a vu se renforcer dans le même temps cette « idéologie de la démocratie directe, dont le projet de société vise à libérer l'individu de l'emprise étatique par le développement technologique pour parvenir à la réalisation de soi (self-fulfilment) » 2. Mais, on ne peut plus suivre Divina Frau-Meigs lorsqu'elle considère le développement de l'idéologie New Age comme l'héritière de cette contre-culture : le mouvement libertaire des années 60-70 était animé d'une vision politique, ce qui n'est pas le cas du magma informe de la « pensée » New Age. L'auteur énonce ensuite une contre-vérité historique lorsqu'elle compare le New Age à l'avènement des Lumières : il s'agit pour elle de prouver que l'avènement d'une nouvelle technologie de la communication génère à la fois une libération sexuelle et un nouveau modèle politique, plus démocratique 3 : « Avec le New Age comme avec les Lumières s'opère une ré-évaluation du rôle des sens comme source d'autorité pour percevoir la réalité. Dans les deux mouvements, l'appétit sexuel est naturel... », le tout sur fond de « méfiance à l'égard de la raison ». Or les Lumières sont précisément l'affirmation d'une confiance à l'égard de l'homme éclairé par sa raison 4.
Bref, cet article qui stimule (à la manière du jeu des sept erreurs) par le nombre de contre-vérités qu'il recèle, dépareille dans une revue où la qualité et l'intérêt des autres contributions sont notables : on souhaiterait que les publications ayant Internet pour sujet s'astreignent à la même discipline intellectuelle, mais peut-être seraient-elles alors moins nombreuses.