Jean Calvin et le livre imprimé
Jean-François Gilmont
Plusieurs études ont déjà été consacrées aux rapports entretenus avec le livre imprimé par de grands acteurs du xvie siècle, acteurs religieux ou humanistes : Luther (1483-1546), Érasme (1469-1536) ou Rabelais (1494-1553) 1. Le présent travail se situe dans cette lignée, avec un double intérêt. Jean-François Gilmont cerne l'attitude face au livre d'un des pères de la Réforme, et cela à une époque charnière, tant dans l'histoire du livre et de la lecture que dans l'usage des langues vernaculaires. Entre 1520 et 1540, le livre imprimé a pris son visage moderne. Le recours au français dans le domaine théologique se banalise entre 1535 et les années 1560. Or l'activité d'écrivain de Calvin se déroule de 1531 à 1564.
Cette recherche est solidement étayée par la Bibliotheca Calviniana, bibliographie des éditions anciennes de Calvin dont Jean-François Gilmont est le continuateur. Sur cette base, une série d'appendices énumère chronologiquement les textes écrits par Calvin et permet d'évaluer (en nombre de mots) une productivité parfois inattendue. L'étude repose également sur le dépouillement de l'ensemble de la correspondance de Calvin, des registres du Conseil de la ville de Genève ainsi que des registres du Consistoire. Elle s'appuie enfin sur une connaissance synthétique des nombreux travaux consacrés au réformateur et aux moyens de communication qu'il a employés, sermons, écriture polémique ou écrits théologiques.
Écrivain, lecteur, éditeur, censeur
L'ouvrage comporte six grands chapitres. Le premier éclaire la problématique de l'enquête, rappelle les moments clés de la vie de Calvin, l'importance de la parole pour son enseignement et de la copie manuscrite pour ses lettres et certaines oeuvres. Dans le second chapitre, Jean-François Gilmont fournit une vue générale de l'activité littéraire du réformateur, en énumérant ses principaux écrits imprimés. Ce sont les éditions de l'Institution de la religion chrétienne, les commentaires exégétiques (issus d'un projet d'ensemble, conforme à la mission d'enseignement d'un apôtre de la Réforme), les écrits ecclésiastiques (catéchisme, liturgie), la polémique, et enfin les sermons. Ces derniers furent publiés avec réticence, car Calvin est conscient de la distance qui sépare le style écrit du style oral, plus que ne l'était Luther.
Avec les chapitres suivants, on entre dans le vif du sujet. Calvin est présenté sous quatre angles successifs, en commençant par l'écrivain, dont on connaît le style clair et concis. L'étude répond à de multiples questions. Qu'est-ce qui pousse le réformateur à prendre la plume ? Comment choisit-il entre latin et français, notamment après 1540, lorsqu'il s'adresse tantôt à un public « plus rude » et francophone ou à un auditoire cultivé et international ? Quel est le cadre concret de son travail d'écriture ou de dictée, l'étude, le poêle ou la chambre ? Calvin fut un grand consommateur de livres, doté d'une remarquable mémoire. Le point est fait sur sa bibliothèque et ses lectures : la Bible, les textes patristiques, des textes classiques et des productions de ses contemporains.
Le cinquième chapitre montre la manière dont Calvin choisit ses imprimeurs, quelle utilité il retire des dédicaces (réunies en appendice VI). Apparaît une connaissance précise du monde du livre imprimé, acquise à Paris, Strasbourg, Bâle et Genève. Dans le sixième chapitre, sont examinées censure et propagande. Diffuser la Réforme par le livre est surtout l'affaire des imprimeurs, des libraires et des colporteurs. Calvin, familier de Laurent de Normandie, n'ignore rien des difficultés rencontrées, mais n'agit pas dans ce domaine. En revanche, après avoir été censuré par le Conseil de Genève, le réformateur intervient fréquemment dans le contrôle des éditions de la Ville-Église. La police des imprimeurs y fonctionne approximativement et la production typographique demeure fidèle à la ligne réformée. Hors de ce petit territoire, l'emprise de Calvin est faible. Des divergences de vue s'expriment à proximité, notamment à Bâle.
Le réformateur et le livre
Cette enquête fait apparaître une image vivante et parfois inattendue de Calvin. Sa sensibilité est très forte. Il agit presque toujours dans la hâte, pour rédiger comme pour choisir les dédicataires. Ce n'est jamais un homme seul. La vocation première de ce père de la Réforme est le soin de l'Église de Genève ; pour l'accomplir, il accorde la première place à la parole. Esprit critique face à tous les auteurs, il porte une grande attention à la qualité des versions vernaculaires de la Bible, mais cite l'Écriture avec une grande liberté, en interprète et non en philologue.
Comme Érasme et Luther, Calvin connaît bien les contraintes économiques et techniques de l'imprimerie. Mais il s'attache peu à l'orthographe ou à la ponctuation, aux corrections ou à l'élaboration de tables. Il délègue rapidement le suivi de l'impression de ses ouvrages. On le voit plus attentif aux problèmes de contrôle et de diffusion (mais séduit par les belles éditions plus que par les petits volumes propres à une diffusion clandestine).
Contrairement à Luther, Calvin ne s'est pas exprimé sur les fonctions sociales du livre. De sa pratique ressort une tension. La lecture est sans doute une forme d'engagement personnel à encourager. Mais le fidèle doit être aidé dans l'interprétation de l'Écriture et le grand nombre des mauvais livres nécessite un contrôle. Pour Jean-François Gilmont, l'imprimerie n'a pas véritablement transformé la démarche de Calvin théologien. Celui-ci incarne une période de transition, où l'imprimerie marque, peu à peu, la vie intellectuelle.