L'évaluation des performances des bibliothèques et des services d'information
Thierry Giappiconi
Le centre de conférences de Longhirst, dans le Northumberland, en Angleterre, a accueilli du 7 au 12 septembre 1997 la deuxième conférence internationale sur l’évaluation des performances dans les bibliothèques 1. L’objectif de cette conférence est de faire régulièrement le point sur les progrès théoriques et pratiques en matière d’évaluation des bibliothèques et centres documentaires.
Un modèle d’analyse original
Les séances plénières quotidiennes furent consacrées à la mise en perspective de l’instrumentation. Ces communications sont essentiellement théoriques même si elles peuvent s’appuyer sur des exemples pratiques. Rowena Cullen, de l’université Victoria à Wellington, en Nouvelle-Zélande, a ainsi imaginé le cycle autour de la question « Dans quelle mesure les mesures de performance améliorent-elles l’efficacité des bibliothèques ? ». En s’appuyant sur l’historique de la littérature professionnelle des années soixante à nos jours – la liste de ses références est en elle-même précieuse –, elle propose, pour apprécier l’impact de la mesure des performances dans les bibliothèques, un modèle d’analyse original. Selon sa proposition, une organisation qui concentre son attention sur son fonctionnement interne obtient de faibles résultats dans la résolution des problèmes auxquels elle est confrontée.
A l’inverse, une organisation parvient d’autant plus à résoudre ces mêmes difficultés, qu’elle se tourne vers l’extérieur et valorise les résultats qu’elle obtient auprès de son environnement et de ses destinataires. Dans sa conclusion, Rowena Cullen présenta la mesure des performances comme – en général et en particulier – une activité politique, multidimensionnelle et dépendante du degré d’encouragements et de récompense dont elle bénéficie.
C’est en partant du même constat que Thierry Giappiconi, de la bibliothèque municipale de Fresnes, s’est précisément efforcé de montrer comment les indicateurs de performance – notamment ceux retenus par la norme iso 11620 2 – pouvaient s’intégrer et s’ordonner dans une stratégie de gestion destinée à servir les objectifs de politique publique assignée à une bibliothèque publique française.
Malcolm Smith a présenté l’intérêt et les limites de la politique de contrats de service (Service Level Agreements) de la British Library. Ce type de gestion de ressources humaines vise à motiver les équipes, clarifier les rôles de chacun et faciliter la communication au sein d’une organisation. Sa mise en œuvre contribue indéniablement, selon lui, à la modernisation et à l’efficacité de la gestion des services de la British Library. Toutefois, la gestion par contrat de service présente des risques de pesanteur bureautique, et donc de perte de temps. Elle s’avère en outre impraticable en temps de crise, car, dans tous les cas, elle demeure dépendante de la disponibilité et de l’adhésion des personnels.
Roswita Poll, de l’université de Münster, en Allemagne, a souligné avec humour et avec sa rigueur pragmatique habituelle les travers et les risques d’une politique mal comprise de mesure des performances des bibliothèques. Il revenait enfin à F. W. Lancaster, de l’université d’Illinois, à Urbana-Champaign, aux États-Unis, bien connu comme l’un des précurseurs et des meilleurs spécialistes de l’évaluation des bibliothèques, de conclure la conférence par une dernière communication plénière sur l’état de la réflexion sur l’évaluation des performances de la « bibliothèque virtuelle », c’est-à-dire des services en ligne.
Il est impossible de rendre la richesse et la diversité des communications parallèles. En voici cependant quelques exemples parmi ceux qu’il nous a été possible d’entendre. Sven Larsen, du Danemark, fit le point sur la tentative de faire dépendre la rémunération des performances réalisées par les personnels des bibliothèques entreprises par l’administration danoise. Disons en bref que, d’après l’exposé et le bref échange qui l’a suivi, il semble qu’à cette étape, il soit difficile de distinguer le discours de l’impact réel.
Margaret Kinnel et Jennifer MacDougal, de l’université de Loughborough, au Royaume-Uni, traitèrent de la spécificité de l’évaluation des services des organisations à but non lucratif. Cette communication s’appuyait sur l’exemple d’une analyse comparative destinée à établir des valeurs de référence (selon le principe du benchmarking) pour servir de base à la comparaison entre bibliothèques publiques.
Andrew Martin, du Nene College of Higher Education, au Royaume-Uni, a présenté un assortiment d’indicateurs standardisés destinés à mesurer l’efficacité des opérations effectuées au bureau d’information des bibliothèques anglaises. Ce travail est à suivre avec d’autant plus d’intérêt que l’évaluation de ce type de tâches est complexe et qu’il existe peu d’indicateurs convaincants dans ce domaine.
La méthode SERVQUAL
On relèvera les intéressantes communications de Danuta Nitecki, de l’université de Yale, et Joan Stein, de l’université Carnegie Mellon, à Pittsburgh, aux États-Unis, sur la méthode d’évaluation de la qualité dénommée servqual (contraction, on l’aura compris, de « service » et « qualité »). Cet outil d’évaluation a été élaboré pour les bibliothèques universitaires par une équipe de recherche en marketing (Berry, Parasuraman et Zeithaml). Elle vise à mesurer l’écart entre les attentes des utilisateurs et la perception que ces mêmes utilisateurs ont de la qualité du service qui leur est offert.
L’idée de base du projet repose sur le constat que l’évaluation traditionnelle, essentiellement quantitative, est inadaptée à l’évaluation d’objectifs opérationnels susceptibles de répondre à la réalité des demandes d’information des étudiants, des enseignants et des chercheurs. Il convenait donc de viser à la qualité des services et de se donner les moyens d’apprécier les progrès réalisés en ce domaine. Le thème de la qualité est largement exploré par le monde de l’entreprise. Il est même, comme l’a rappelé Danuta Nitecki, l’un des plus étudiés par les recherches sur le marketing de ces dix dernières années.
Le postulat le plus répandu dans la littérature récente est que la qualité des services doit être appréhendée à partir de la perception, par les consommateurs, de la valeur des prestations qui leur sont rendues et donc de ce qu’ils en attendent. Cela suppose, bien entendu, que les missions et objectifs de l’organisation aient été préalablement définis et que l’on soit dès lors capable de repérer, dans les attentes exprimées, ce qui est oui ou non « hors objectifs ». Telle est sans doute la raison pour laquelle ce type d’instrument pose moins de problèmes dans les bibliothèques universitaires que dans les bibliothèques publiques.
La matrice servqual envisage l’évaluation de la qualité des services selon cinq dimensions : leur caractère tangible (ou si l’on préfère réel ou concret pour l’usager), leur fiabilité (c’est-à-dire le caractère approprié et exact de l’information fournie), sa rapidité de réaction aux demandes (disponibilité, aptitude à répondre avec promptitude), son autorité ou sa crédibilité (ou la compétence et la pédagogie du personnel) et enfin sa convivialité (prévenance, attention portée aux usagers).
A partir de ces cinq dimensions, les chercheurs de servqual ont alors défini des instruments d’enquête destinés à mesurer l’écart entre l’attente des usagers et le service rendu. Cette méthode vise ainsi à aider à comprendre la réalité des services fournis. Il n’a toutefois pas été initialement conçu pour permettre la comparaison des performances entre bibliothèques, car il ne se réfère pas à des données normalisées et ne classe, ni ne hiérarchise les services rendus.
Cependant, l’expérimentation de servqual en est encore à ses débuts et il a semblé tentant d’en envisager un usage plus large. C’est ainsi, qu’à partir des résultats obtenus par deux bibliothèques d’universités américaines, une expérience de comparaison sur les services de prêt entre bibliothèques de la bibliothèque de son université selon l’approche servqual vient juste d’être menée. Les résultats de cette enquête furent présentés par Joan Stein, de l’université Carnegie Mellon. Cette comparaison a permis, par l’analyse et l’interprétation des différences de résultats de relever les points forts et les points faibles de l’image des deux universités. servqual se révèle ainsi comme un instrument précieux pour la connaissance des attentes réelles des usagers en matière de qualité des services. Il apparaît notamment capable de fournir des informations détaillées, susceptibles d’être traduites en actions.
Une norme internationale
La présentation de la norme iso 11620, Indicateurs de performance des bibliothèques, par Jakob Harnest, de la Bibliothèque royale de Stockholm, a constitué l’un des événements de cette conférence. La fonction d’évaluation peut en effet désormais se référer et s’appuyer sur une norme internationale 3 qui, publiée prochainement, sera régulièrement mise à jour.
Ce document constitue un progrès à de multiples titres : il normalise tout d’abord le vocabulaire anglais et français de l’évaluation ainsi que les correspondances lexicales techniques entre les deux langues, il définit des critères en matière de contenu, de fiabilité, de validité, d’adéquation et d’application, et il expose une méthode de définition, de choix et d’emploi des indicateurs.
Loin de se présenter comme un outil technocratique et désincarné, la norme situe l’emploi des indicateurs de performance dans leur environnement et dans la logique d’une stratégie de gestion : « La qualité et l’efficacité des services et autres activités de la bibliothèque, de même que l’efficience avec laquelle la bibliothèque tire parti de ses ressources, sont évaluées au regard des missions, objectifs généraux et objectifs opérationnels de la bibliothèque considérée » ; « L’évaluation d’une bibliothèque de service public s’insère, par exemple dans le contexte du développement des politiques publiques ». C’est pourquoi il « convient de présenter les résultats de manière à éclairer les processus de décisions et à démontrer dans quelle mesure la bibliothèque accomplit ses missions ».
La norme fixe enfin aux indicateurs de performances deux objectifs principaux : « Le premier est de faciliter le contrôle dans la conduite du management, le second est de servir de base de référence pour le dialogue entre le personnel de la bibliothèque, l’autorité dont elle relève et les usagers ». Cette ambition résume l’esprit et l’objectif de cette deuxième conférence et en souligne, une fois encore de façon convaincante, tout l’intérêt 4.