Non à la bibliothèque virtuelle
Jean-Pierre Sakoun
Jean-Michel Ollé
Dix ans après l'installation des premiers cédéroms bibliographiques dans les bibliothèques apparaissent les premières bases littéraires françaises en texte intégral. Le recours au support numérique, outre qu'il multiplie les capacités de remise à disposition du patrimoine littéraire, modifie les pratiques de bibliothécaires et participe d'un mouvement plus général de redéfinition de leur mission.
Ten years after the installation of the first cd-rom bibliographies in libraries, the first databases of French literature including complete texts are beginning to appear. Besides multiplying the capacity of libraries to make literary heritage available, the recourse to digital supports also modifies the practice of librarians and participates in a more general movement towards the redefinition of their role.
Zehn Jahre nach Einführung der ersten Bibliographien auf cd-rom in die Bibliotheken erscheinen die ersten französischen literarischen Volltextdatenbanken. Der Rückgriff auf das digitale Medium modifiziert über eine Vervielfachung der Bestellung des literarischen Erbes hinaus die Praktiken der Bibliothekare und trägt im weiteren Sinne zu einer Neubestimmung ihres Auftrages bei.
Lepuis que l’homme a commencé à produire des biens durables, il a été obligé de trier ce qu’il conservait et ce qu’il jetait. Aux bibliothèques est revenu le rôle de conserver au moins, au mieux de mettre à disposition les livres publiés. Et depuis qu’elles conservent, elles jettent, le manque de place vouant régulièrement une partie de la production au rebut.
L’émergence du support électronique va changer cela : pour la première fois, la réduction d’un document à une suite d’impulsions électriques abolit la frontière entre l’existant, le publiable et le conservé. Nous vivons aujourd’hui un temps où tout est « enregistré », et de fait publiable et conservable dès la conception.
Le tintamarre du village global
Cela ne laisse pas d’être affolant. Quand on imagine la masse d’informations produites et sauvegardées chaque minute par le village global, et qu’on se dit qu’un jour – demain – l’ensemble de ces informations sera simultanément disponible à tout un chacun, on imagine à quel point nous serons submergés. Nous verrons les flots de la mer Rouge se refermer sur nous et la route de la connaissance se fermer à jamais, comme ces fous que l’on retrouve morts chez eux au milieu de monceaux d’emballages qu’ils n’ont pas eu le cœur de jeter.
Plus prosaïquement, à quoi serviront donc les bibliothèques, et les bibliothécaires, quand tout le savoir sera disponible et consultable chez soi ? En fait, le métier a vécu sa première révolution industrielle avec l’introduction de l’informatique dans les procédures de catalogage et de recherche bibliographique ; Chadwyck Healey France, devenue Bibliopolis depuis son rachat par les auteurs de cet article, y a pris sa part. Mais cette évolution technique n’est rien à côté de la formidable implosion qui va résulter de la numérisation des contenus eux-mêmes.
Les premières bases de données françaises en texte intégral
Aujourd’hui apparaissent sur le marché les premiers cédéroms de texte intégral. On peut en isoler trois types, tous trois tendant à l’exhaustivité.
Les bases lexicographiques. Tout le monde connaît Frantext, et son service original de consultation sur Minitel, qui préfigure sans doute un usage futur, effectué – et payé – à l’acte, des bases littéraires en ligne. Initiée et maintenue par le CNRS, cette base est alimentée par de nombreuses publications nouvelles. En revanche, sa consultation reste limitée aux occurrences d’un mot, sans accès direct au texte intégral.
Le corpus de textes. Les premières bases françaises en texte intégral ont vu le jour en 1996. Se démarquant des cédéroms culturels centrés autour d’une œuvre (souvent d’ailleurs proposée de façon partielle) 1, ces cédéroms se veulent sinon exhaustifs, du moins très représentatifs.
Acamedia a ainsi mis sur le marché un Alexandre Dumasqui propose soixante-six textes de l’auteur en texte intégral. Un Victor Hugo, présenté par Arborescence (Havas Éditions), rassemble peu de textes de l’auteur pourtant le plus prolifique de la littérature française, mais a le mérite de mettre l’œuvre en résonance avec son temps... et le cédérom en contact avec Internet, puisqu’il renvoie à des sites consacrés à l’auteur.
Le Catalogue des lettres, société sœur de Bibliopolis, a mis en vente cette année la première base littéraire française sur cédérom à vocation exhaustive : Romanciers réalistes et naturalistes, 1820-1910, soit trois cents romans en texte intégral comportant l’œuvre romanesque intégrale des grands auteurs de la période, de Balzac à Zola, et un choix représentatif des autres romanciers de la même mouvance.
Il s’agit du point de vue éditorial de rassembler sur le même support des textes autrefois proches que l’Histoire et le Temps ont séparés. Dans la République des lettres, tous les textes sont frères. Les auteurs d’une époque se lisent et s’interrogent, leurs textes se répondent. Ce dialogue entre tous les textes d’une période se perd ensuite et finit par se réduire, au gré des aménagements de collections, à de pauvres tête-à-tête : Balzac contre Zola, ou plutôt La Comédie humaine versus Les Rougon-Macquart, au pire Le Père Goriotcontre Germinal. Plus que la cathédrale engloutie chère à Michel Serres, c’est la richesse des débats qui s’y tenaient que nous cherchons à exhumer.
La somme érudite. Bibliopolis et la librairie Honoré Champion publient, sous la direction de Claude Blum, un Montaigne où se mêlent et se répondent sur le même disque toutes les éditions, diplomatiques et établies, de toutes les œuvres publiées par lui de son vivant, mais aussi par sa fille d’adoption, Mme de Gournay, après sa mort, ainsi que toutes les grandes éditions critiques parues du XVIe siècle à nos jours, et aussi une édition complète de ses œuvres en anglais, italien, allemand, espagnol, le fac-similé de toutes les premières éditions et de l’exemplaire de Bordeaux. Le cécédom trouve là tout son sens : lui seul permet de rapprocher ces textes et de recréer cette communauté culturelle autour d’une époque ou d’un auteur.
Même si les grands prêtres de la nouveauté annoncent sa fin au profit d’Internet, on peut plus raisonnablement prédire que resteront sur cédéroms, pour des raisons de vitesse d’accès, toutes les bases qui demandent des consultations longues et constantes et que migreront vers le réseau tout ce qui a besoin de mise à jour rapide et relève d’interrogations plus ponctuelles.
C’est pourquoi, à Bibliopolis, nous avons fait migrer notre logiciel vers une interface de type Internet Explorer ou Netscape, même s’il nous semble prématuré aujourd’hui de porter nos bases sur Internet.
Les besoins des bibliothécaires...
Du texte électronique, certes, mais pour quoi faire ? demandent les bibliothécaires.
Le premier argument qui plaide en sa faveur est qu’il permet indiscutablement une augmentation du fonds de la bibliothèque bien supérieure à ce que des budgets toujours serrés et toujours aléatoires permettent quand il s’agit de papier. Même à leur prix de vente actuel, l’acquisition de trois cents romans reproduits sur un cédérom à 9 000 F revient incomparablement moins cher que les trois cents volumes papier correspondants, fussent-ils tous édités en livre de poche, ce qui est loin d’être le cas. Et un cédérom, c’est dix mètres de rayonnage en moins.
Le second relève de l’offre culturelle fondamentale : les cédéroms de littérature présentent des corpus complets de textes aux lecteurs, aux enseignants, aux étudiants, aux chercheurs, et la possibilité de lancer des requêtes susceptibles de satisfaire aussi bien une recherche extrêmement pointue que la préparation d’un cours... ou d’une dissertation.
Enfin le support électronique même, solide et peu encombrant, permet de modifier les pratiques de prêt, de conserver en lecture la forme papier plus fragile, et de faire ainsi de substantielles économies de maintenance du fonds.
... et des lecteurs
Du texte électronique, certes, mais pour faire quoi ? demandent les lecteurs.
Pour lire ? Non, chacun sait qu’il est difficile de lire sur écran 2. Pour travailler. Rassemblées sur une ou plusieurs galettes, ces bases de texte intégral seront interrogeables, comparables, rapprochables, découpables, recopiables, déformables, recomposables, à condition d’être interrogées par des logiciels d’indexation et de recherche suffisamment puissants. 3
Le logiciel Trevi, ex-Caravan, mis au point par Chadwyck Healey France et repris et développé par Bibliopolis, est actuellement un des quatre meilleurs logiciels mondiaux de recherche lexicographique. Mis au point pour exploiter les bases de la BnF, il a été adapté par nos équipes à l’exploration des textes longs et donne des résultats prodigieux en terme de recherche et de combinaison des critères et des opérateurs.
Nous en sommes aujourd’hui aux balbutiements de la recherche littéraire assistée par ordinateur. C’est ici que les bibliothécaires ont un rôle majeur d’initiation à ces méthodes, eux qui sont la plupart du temps plus avancés dans ces domaines que les lecteurs qui fréquentent leurs établissements. D’autant que l’exploration de ces bases littéraires devrait produire, au même titre qu’au siècle dernier la généralisation des manuels, de nouvelles pratiques pédagogiques que nous sommes loin d’avoir entièrement explorées aujourd’hui. 4
Cette relation nouvelle doit être à double sens. En effet, pour la première fois, les bibliothécaires vont devoir acquérir des sommes de textes trop importantes pour qu’ils puissent en évaluer eux-mêmes la pertinence. Il faudra bien qu’alors les usagers jouent un rôle de prescripteurs. Il y a là source d’une nouvelle forme d’échange qui devrait peu à peu trouver ses marques.
Pourquoi pas les éditeurs papier ?
On peut s’étonner, à voir les avantages multiples du support électronique pour les corpus d’œuvres littéraires, de ne pas voir les éditeurs se précipiter sur ce créneau et offrir à tous les publics plus de cédéroms de littérature.
Un certain nombre de raisons expliquent ce relatif désintérêt, la plus importante restant économique. Numériser de la littérature dans de bonnes conditions coûte très cher. Pour rentabiliser auprès du grand public un cédérom fabriqué pour un coût oscillant entre un et deux millions de francs et vendu à moins de 400 F, il faut en vendre au moins 20 000 exemplaires.
Or sans même parler de la qualité de l’offre, l’état du parc actuel fait que le nombre moyen de ventes d’un cédérom culturel ne saurait dépasser 1 500 exemplaires, sauf rares exceptions.
De fait, les acheteurs naturels de cédéroms sont, et restent, les bibliothèques. Elles seules sont intéressées par les grandes masses de textes organisées en corpus thématiques... et ont les moyens de les acquérir. Nous avons quant à nous mis au point des méthodes qui permettent de publier des ouvrages de haute érudition comme le Montaignepour des prix proches de 25 000 F, et des sommes de textes comme Romanciers réalistes et naturalistespour des sommes inférieures à 10 000 F. Ces prix restent très inférieurs à ce que produisent nos amis anglo-saxons.
Du virtuel au réel, il n’y a qu’un pas
De fait, au-delà de la nouveauté du média, la littérature électronique soulève bon nombre des problèmes de positionnement auxquels biblio- thèques et bibliothécaires vont être confrontés dans les années à venir.
Dans ce monde où, pour la première fois, les capacités de stockage seront à la hauteur des capacités de production de l’information, c’est-à-dire quasiment infinies, les gestionnaires de l’information vont avoir un rôle d’orientation et de prescription de plus en plus important. Et la nécessité de leur expertise va suivre la courbe de croissance de la production de textes nouveaux, auxquels s’ajoutera la conversion rétrospective des textes anciens.
Non, la bibliothèque ne doit pas être virtuelle. Placée au cœur des échanges culturels et gérant l’extraordinaire foisonnement d’informations qui nous attend, recentrée sur les services au lecteur, lieu d’échanges, de culture, et d’organisation des chemins de la connaissance, elle doit fortement s’ancrer dans la réalité des besoins de ses usagers. C’est ainsi qu’elle exploitera au mieux ses fonds, qu’ils soient virtuels ou physiques.
Septembre 1997