De la bibliothèque au droit de cité
parcours de jeunes
Dans un chapitre intitulé « L'intégration culturelle : diversité et cohésion », les auteurs des rapports réunis en 1993 sous le titre L'intégration à la française 1 précisaient le rôle que l'école, le monde associatif et les médias pouvaient tenir dans la rencontre entre les cultures. Le terme de culture était pris dans son acception la plus large de style de vie, systèmes de valeurs, ensemble des références et des modes de représentation. École et associations étaient avant tout évoquées comme des lieux de brassage et d'échanges possibles entre des groupes venus d'horizons divers, certains posant avec plus d'insistance la question des conditions de leur intégration à la communauté française.
Certes, pour traiter un aussi vaste sujet quelques dizaines de pages ne pouvaient suffire. Il n'en reste pas moins curieux de constater que, si une place essentielle était reconnue dans ces textes à la dimension religieuse de l'identité culturelle, aucune institution à vocation patrimoniale et/ou de formation, hormis l'école, n'était évoquée : ni musée, ni conservatoire, ... ni bibliothèque. L'ouvrage que vient de publier le service des Études et recherche de la Bibliothèque publique d'information (bpi) comble, de manière particulièrement pertinente, ce qui apparaît désormais comme une lacune.
Une série d'entretiens
Ce livre est le résultat d'une série d'entretiens effectués avec 90 jeunes (entre quinze et trente ans), de milieu modeste, fréquentant l'une des six bibliothèques municipales retenues pour cette enquête selon deux critères : l'engagement des bibliothèques dans la lutte contre la ségrégation et l'exclusion et leur inscription dans des contextes qui reflètent la diversité sociogéographique de la France.
Sur plusieurs points essentiels de cette étude, en ce qui concerne par exemple l'engagement des jeunes dans la vie associative et le rapport au quartier comme « petite patrie », étape ou obstacle au cheminement de la conscience citoyenne, les auteurs feront d'ailleurs état de différences significatives entre les jeunes des quartiers difficiles des grandes villes et les jeunes vivant dans un environnement plus marqué par la ruralité.
A l'origine de cette étude, une interrogation sur l'effet que peut avoir la fréquentation de la bibliothèque sur les parcours professionnel, civique, personnel de ces jeunes. Dans quelle mesure les usages de l'écrit dans un lieu emblématique de la pluralité extrême de notre monde peuvent-ils aider les lecteurs à se forger une individualité, à se construire une identité de sujet ? Comment la bibliothèque, en leur offrant la possibilité de s'adonner librement à la quête d'un sens que la rencontre entre les cultures jusqu'alors les plus éloignées, les plus étrangères problématise de manière définitive, leur permet-elle de se forger un esprit critique et ainsi, peut-être, de déjouer les déterminismes sociaux, d'échapper aux destins statistiques ?
A l'horizon de cette recherche, la conviction des auteurs que seuls l'apprentissage et l'exercice de la citoyenneté à partir d'un procès de « subjectivisation », pierre de touche de notre modernité, donneront à ces jeunes, souvent issus de l'immigration, en particulier maghrébine, la force d'échapper aux pièges du communautarisme « ethnique » et de l'intégrisme religieux.
Un lieu de réparation
Dès l'introduction, le projet est clairement exposé : il s'agit de considérer la bibliothèque comme le lieu possible d'une « réparation » des dégradations psychologiques et morales que la pauvreté matérielle, l'exclusion sociale, la déstructuration familiale infligent aux franges les plus fragiles des milieux populaires.
La lecture, en particulier la lecture littéraire, « pratique d'écart », est considérée comme « un chemin de traverse d'une intimité frondeuse vers la citoyenneté » en ce qu'elle assure une « prise de distance, une décontextualisation, mais aussi parce qu'elle ouvre cet espace de rêverie, où penser d'autres possibles ». Les « possibles » dont il sera question tout au long de l'ouvrage sont marqués par le désir de vivre ensemble, de partager des valeurs, de « transcender » par la citoyenneté, pour reprendre une expression de Dominique Schnapper 2, des différences auxquelles on n'est pas nécessairement contraints de renoncer, mais qu'il s'agit de réinterpréter, de relativiser dans la perspective d'un à-venir commun.
Pour beaucoup de ces adolescents, nés en France de familles immigrées, la bibliothèque, où il n'est en principe pas de sujets tabous, lieu de passage culturel où il est possible de « faire jouer des appartenances plurielles » 3, est à la fois un espace de connaissance, donc de liberté, où l'on échappe au contrôle de la famille ce qui est précieux pour les filles, et de sociabilité (voire de socialisation à travers la reconnaissance des règles d'usage du lieu), offrant ainsi aux garçons une alternative à la rue, à la bande, au « communautarisme viril » qui enferme dans des schémas d'identification figés et faussement sécurisants.
Un espace pour l'échange
Dans le cadre d'une défense et illustration de la bibliothèque publique comme espace d'affranchissement des cantonnements, places et assignations hérités, le chapitre intitulé « Entre bibliothèque et religion, une quête de sens » paraît tout à fait central. On y souligne « l'importance que peut prendre tout ce qui, en bibliothèque, témoigne de la reconnaissance de chacun. Tout ce qui permet d'élaborer cette identité singulière, où conjuguer ses appartenances (...) » dans une perspective ouverte, contre tout ce qui fixe le sens et enferme les individus dans une communauté étouffante, un territoire limité, recours identitaires qui excluent l'autre en réponse à l'ostracisme dont le groupe est victime. Ce qui n'implique pas de s'abstraire d'un ancrage dans le concret, dans l'ici et le maintenant.
Ainsi, la bibliothèque est caractérisée comme « un espace pour l'échange », c'est-à-dire pensée comme une structure d'accueil, de conseil, d'écoute personnalisée, espace d'intégration et d'appartenance pour des individus partageant une réalité vivante, inscrite dans un quartier réel, en colocalisation avec d'autres lieux de la vie quotidienne (le supermarché, la poste, l'école...). Le rôle de médiateur « culturel » des bibliothécaires est largement évoqué à propos de ces jeunes, souvent en difficulté scolaire, qui n'osent pas franchir le seuil d'un lieu voué au livre, emblème de leur échec. Familière et proche, ouverte et gratuite, la bibliothèque devient pour beaucoup de jeunes le « symbole de la démocratie » ; ils la rêvent comme un espace-forum idéalement immergé dans la ville où chacun développerait pleinement le sens de la dignité et du respect de soi, des autres.
Ce qui constitue la qualité la plus éminente de cet ouvrage, c'est l'équilibre entre l'attention portée aux propos des interviewés ceux qui sont cités frappent par leur richesse et leur pertinence, et la fermeté d'une réflexion qui ne tombe pas dans les travers d'un panégyrique naïf surestimant le rôle de la bibliothèque dans le procès de prise de conscience citoyenne. La bibliothèque conforte une autonomie qu'elle ne saurait construire indépendamment de la volonté du sujet.
Pour les auteurs de cette étude, le pourquoi et le comment de la présence d'une telle volonté chez tel individu échappent au domaine d'intervention de la bibliothèque. Tout au plus (mais l'étude montre que ce peut être déterminant pour transformer le parcours d'un individu), les bibliothécaires peuvent-ils être les auxiliaires de la réalisation d'un désir, les accompagnateurs, les facilitateurs, offrir à ceux qui le souhaitent un peu les moyens d'en vouloir toujours plus, d'élargir encore l'horizon de leurs intérêts, de leurs aspirations, de leurs rêves.
Même si, au niveau du constat de l'impact global de la bibliothèque sur les pratiques culturelles des jeunes usagers, les auteurs restent très réservés, leur livre semble témoigner d'un pari courageux sur l'adéquation entre la nature de l'homme et une démocratie citoyenne toutes deux fondées sur le désir et l'ouverture de/à l'autre. La bibliothèque serait un des lieux d'expérimentation collective de cette citoyenneté qui se réalise dans la négociation et la « trouvaille » partagée. D'être ainsi inscrites dans un projet « politique » cohérent et engagé, beaucoup des analyses, déjà plus ou moins connues par d'autres ouvrages, d'ailleurs cités en référence, prennent un intérêt renouvelé.