Le livre voyageur

Yann Sordet

Deux journées d’étude, intitulées « Le livre voyageur : constitution et dissémination des collections livresques dans l’Europe moderne » 1 ont récemment été consacrées à l’examen des divers moyens par lesquels la production imprimée européenne de la période artisanale a été dispersée entre 1450 et 1830. Elles se sont aussi intéressées à la manière dont se sont constituées les grandes collections d’aujourd’hui.

Un tel sujet a imposé une analyse des contextes et des circonstances historiques, des itinéraires géographiques, des causes aussi bien marchandes que politiques, intellectuelles et militaires, ainsi que des conséquences de ces voyages de livres dans l’Europe moderne.

Les quinze communications présentées à ce colloque, toutes prolongées par de fructueux débats, ont démontré à la fois l’ampleur du phénomène, l’actualité du questionnement et la nécessité d’asseoir cette réflexion sur une collaboration européenne entre chercheurs et bibliothèques. La complémentarité des interventions n’a pas tenu à la seule diversité des pays d’origine des intervenants (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni, Russie) et des espaces géographiques évoqués, mais également au concours de disciplines et de traditions différentes de l’histoire du livre 2. Plus largement, comme l’a rappelé Henri-Jean Martin dans son introduction, le sujet du colloque se tient à l’intersection des préoccupations de tous les intervenants du champ du patrimoine écrit : conservateurs et pouvoirs publics, historiens du livre, des idées et des phénomènes culturels, collectionneurs.

Un texte transportable

Un livre est d’abord un texte transportable. L’apparition et le développement de l’imprimerie à partir du xve siècle, comme jadis le passage du volumen au codex, montrent que chaque « révolution » du livre se traduit par une mobilité plus grande. En mesurant la place de l’imprimé dans les collections livresques à la fin du xve siècle, Lotte Hellinga, du Consortium of European Research Libraries, à Londres, pour l’Europe du Nord, et Edoardo Barbieri, de l’université du Sacré-Cœur de Milan, pour l’Italie, expliquent comment sa forme et ses conditions de production le destinaient à la diffusion auprès de centaines de destinataires potentiels. Révélatrice est à cet égard la figure de Peter Schœffer, qui, au temps de l’incunable, s’est lancé depuis Mayence à la conquête du marché européen du livre, et a tenu un rôle à la fois d’importateur, de détaillant et d’exportateur.

Dans le Paris du xvie siècle, c’est le livre, objet de transactions entre libraires français et étrangers, qui retient l’attention d’Annie Charon, de l’École nationale des chartes. Malgré l’absence d’une foire, comme celle qui assure désormais à Francfort un rôle de plaque tournante sur le marché européen, le livre étranger est bien présent dans la capitale, qu’il y soit publié par des auteurs étrangers (Erasme), importé à destination du lecteur parisien, ou imprimé spécifiquement pour être ensuite exporté à l’étranger. Le milieu des imprimeurs-libraires, déjà ouvert au cosmopolitisme, tisse des réseaux de correspondants et envoie des facteurs dans les centres de production et d’échange étrangers. C’est grâce à cette organisation marchande qu’ont voyagé par voie de terre ou d’eau, serrés dans des tonneaux ou des balles, les livres venus de Venise, Florence, Bâle ou Anvers qui se trouvent en 1561 dans la boutique de Galliot du Pré.

Le livre réformé

A la même époque, le livre réformé emprunte des itinéraires et des chemins spécifiques. Pour les appréhender, Jean-François Gilmont, de la bibliothèque universitaire de Louvain-la-Neuve, dresse d’abord la géographie de la production imprimée zwinglo-calviniste à partir de 1540. Il passe en revue le domaine français, dominé par Genève, le domaine néerlandais avant et après la Révolution des Pays-Bas de 1572, le domaine anglais marqué par la succession des souverains et notamment par l’hostilité de Marie Tudor au protestantisme, et enfin le domaine allemand, où les conflits confessionnels déterminent l’installation de l’imprimerie calviniste dans les rares principautés gagnées à ce type de Réforme. Le réformé est bien souvent lui-même un voyageur exilé. Dans les espaces où le livre calviniste doit se jouer de la surveillance du pouvoir politique et religieux, la distribution au détail est confiée à des colporteurs qui risquent ainsi la prison, parfois la mort. Les inventaires de livres saisis et brûlés témoignent de ces voyages sous le manteau. Il arrive aussi que les auteurs eux-mêmes se chargent d’envoyer leurs ouvrages et ceux de leurs amis, dans un espace de la Réforme qui est largement éclaté.

Les dangers encourus par les diffuseurs du livre réformé sont un exemple des limites d’ordres divers qui ont pu s’opposer à la circulation des livres. Pierre Cockshaw, de la Bibliothèque royale Albert 1er de Bruxelles, en remontant en deçà des termes chronologiques assignés au colloque, avait montré que l’actuelle localisation des manuscrits irlandais du haut Moyen Age tend à prouver qu’ils n’ont pas circulé hors d’un espace linguistiquement et intellectuellement homogène. Poursuivant cette réflexion au siècle des Lumières, Maria-Luisa Lopez-Vidriero, de la Biblioteca Real de Madrid, fait état de toutes les contraintes qui pesaient sur le commerce du livre étranger en Espagne, contraintes politiques et législatives tenant à la volonté royale de protéger la production nationale (lois de 1754 et de 1784 sur la vente des livres importés), contraintes imposées par les censures religieuses, contraintes liées à la limitation des Lumières en Espagne et à la lenteur de l’évolution du goût littéraire, contraintes enfin constituées par l’insécurité des routes, du fait des guerres et de la piraterie ordinaire.

La diffusion marchande du livre

L’étude de la diffusion marchande du livre dans un cadre régional restreint ne fut pas oubliée. Cartes à l’appui, Jean-Dominique Mellot, de la Bibliothèque nationale de France, s’est efforcé de restituer les itinéraires précis des libraires forains qui ont sillonné les routes de la Normandie dans la seconde moitié du xviiie siècle. Ces semi-nomades cherchaient la rentabilité maximale sur une saison ; ils sollicitaient directement leur clientèle dans les bourgs dépourvus de libraires, dans les châteaux et dans les cures. Leur activité était bien distincte de celle du colportage de proximité, et palliait dans le même temps les lacunes du commerce de la librairie sédentaire.

L’Europe moderne a également connu des voyages de collections entières, qui ont fait l’objet de saisies, de dispersion, de confiscations et de déplacements forcés, à la faveur de guerres, de conquêtes ou de révolutions. Elmar Mittler, de la Niedersächsische Staats- und Universitäts- bibliothek de Göttingen, retrace ainsi l’histoire de la bibliothèque Palatine. Pendant la guerre de Trente Ans, après l’occupation de Heidelberg par les troupes catholiques de Tilly, le pape Grégoire XV obtient de Maximilien de Bavière la saisie des bibliothèques du château et de l’église du Saint-Esprit de la ville. C’est en février 1623 que commence le transfert de cette collection à Rome, collection qui, grâce aux princes calvinistes, était devenue la plus importante bibliothèque d’Allemagne et en quelque sorte la rivale de la Vaticane. Les volumes en sont aujourd’hui repérables par leur reliure et par la cotation dont ils ont fait l’objet lors de leur transport à travers les Alpes ; mais ils ne sont pas tous rassemblés dans la bibliothèque Palatine du Vatican, les exemplaires que s’était réservé Allacci, le principal artisan du transfert, ayant notamment été par lui légués au collège grec de Rome.

Pendant la Révolution française

En France, la Révolution a été l’occasion du déplacement massif de millions de volumes, qui, de 1789 à 1803, ont fait l’objet de confiscations, de mises à la disposition de la nation, de tris dans les dépôts littéraires et de répartitions dans les nouvelles bibliothèques publiques. Dominique Varry, de l’enssib, montre bien que cette destruction d’un réseau multiséculaire de bibliothèques privées, conventuelles, universitaires et académiques, a permis la première tentative d’une bibliographie nationale, et que ce bouleversement explique la géographie actuelle des bibliothèques françaises et la composition de leurs fonds anciens. Celles-ci ont de surcroît bénéficié des saisies napoléoniennes perpétrées en Italie en 1796 et en 1806-1810. Marino Zorzi, de la Biblioteca Marciana de Venise, qui suit la progression des armées napoléoniennes dans la péninsule, évoque ainsi les confiscations de livres effectuées à Milan, Modène, Bologne, Ferrare, Rome et Venise. Les réquisitions officielles, stipulées dans les traités imposés par le Directoire et l’Empire, sont alors aggravées par les détournements commis par les soldats et les jacobins locaux.

Il ressort de cette enquête que les saisies opérées en Italie étaient parfaitement planifiées et organisées. Monge et Daunou, en suivant les troupes, savaient pertinemment quels exemplaires, parmi les plus rares et les plus prestigieux, envoyer en France. La prise d’un tel butin faisait de surcroît l’objet d’une légitimation politique, puisqu’il s’agissait de libérer un patrimoine de la servitude, notamment autrichienne, et de le rassembler à Paris. C’est l’occasion de constater que le voyage du livre est parfois circulaire, puisque des exemplaires de la Palatine, pris à Heidelberg un siècle et demi plus tôt, gagnent à cette occasion Paris avant de faire l’objet d’une demande de restitution après Waterloo.

Les collections bibliophiliques

Les XVIIIe et XIXe siècles sont enfin le temps du développement de la « curiosité en fait de livre » et des collections bibliophiliques. Pour Jean Viardot, la reconnaissance de la rareté de certains livres leur confère une vertu migratoire. Si la bibliophilie a alors contribué à la dissémination d’exemplaires particulièrement convoités et au transfert de bibliothèques entières, par exemple du continent à la Grande-Bretagne au début du xviiie siècle, elle a dans le même temps favorisé des regroupements originaux : cabinets de livres rares et bibliothèques choisies.

L’intérêt porté par le collectionneur à la provenance de ses objets a de même entraîné une attention nouvelle pour les voyages et transmissions qui ont constitué le pedigree d’un livre. Les achats de livres effectués en France par les aristocrates russes pendant la Révolution constituaient un épisode notoire, mais trop mal connu dans le détail.

L’exposé de Vladimir A. Somov, de l’Académie des sciences de Russie de Saint-Pétersbourg, a contribué à préciser ce phénomène, en retraçant l’histoire de quelques-unes de ces collections privées, comme celle de Doubrovskii, employé de l’ambassade russe à Paris, qui est à l’origine du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg. Si les émigrés français ont emporté quelques-uns de leurs volumes en Russie, le comte Vorontsov, les Stroganov et Boutourlin se sont directement approvisionnés sur le marché français d’antiquariat. Dans la mesure où la plupart de ces grands aristocrates étaient les principaux acteurs de la politique extérieure russe, leur intérêt de collectionneur s’appuyait sur leurs préoccupations professionnelles et culturelles.

Les participants du colloque ont pu constater l’ampleur de l’éventail des sources sollicitées : archives douanières, livres de comptes et archives des gens du livre, catalogues et inventaires de bibliothèques, correspondances d’érudits, d’auteurs ou de lecteurs, livres eux-mêmes. La plupart des communications ont été illustrées par le récit de destins particuliers, tel celui de ce manuscrit des cinq premiers livres de la Cinquième Décade de Tite-Live, copié en onciale en Italie au ve siècle, passé en Angleterre au viie ou au viiie, puis en Frise, puis à l’abbaye de Lorsch ; confié ensuite à Erasme, qui en prépare l’édition princeps qu’exécutera Froben à Bâle en 1531, le manuscrit est aujourd’hui conservé à Vienne.

Dans la description de leur réalité la plus concrète, de tels exemples de voyages, de vols ou de confiscations, d’emprunts ou de détournements, d’échanges ou de ventes, de transmissions et de relecture, vérifient plus que jamais l’adage formulé par Terentianus Maurus au iie siècle de notre ère : Habent sua fata libelli.

L’espace et le temps

En conclusion, Roger Chartier a dressé une typologie des événements ayant présidé à ces mouvements concurrents de dissémination et de collection. Il a également rappelé que, si le colloque était centré sur la question des déplacements dans l’espace, il permettait aussi de réfléchir à la temporalité de la culture écrite : temps du marché et des conjonctures, temps de la production du texte de l’auteur au lecteur, temps du livre comme objet singulier, qui conserve aujourd’hui les signes sédimentés des interventions, des transformations, des transmissions et des usages qu’il a connus et qui l’ont constitué.

Comme l’a rappelé François Dupuigrenet Desroussilles, directeur de l’enssib, cette rencontre liait également le travail de la recherche historique à un programme bibliographique en cours, piloté par le Consortium of European Research Libraries, dont l’objectif est la constitution d’une base de données répertoriant l’ensemble de l’édition européenne antérieure à 1830, avec localisation et caractéristiques d’exemplaires : The Hand Printed Book Database (hpb) 3. Initiée en 1994, la base est devenue accessible aux membres du Consortium en janvier 1996. Ayant adopté le format d’échange unimarc, elle se constitue par chargement régulier des fichiers des bibliothèques membres, comme c’est le cas actuellement pour ceux de la Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb, de la National Library of Scotland, et pour le fichier des « Anonymes » de la Bibliothèque nationale de France.

Le Consortium, qui compte aujourd’hui vingt-neuf établissements membres à part entière et vingt et un membres associés, a une adresse permanente à la British Library. Le colloque fut naturellement l’occasion d’une démonstration de recherche en ligne dans la base hpb.

A l’heure du catalogage partagé, des consultations en ligne de catalogues de bibliothèques et d’une circulation sans précédent des documents et des informations sur les réseaux, la présentation de la base hpb donnait toute la mesure de la pertinence et des enjeux du colloque : un tel instrument peut aider justement à dresser la carte de la dispersion qu’ont connue les livres et les textes dans l’Europe ancienne, tout en permettant de refaire virtuellement le chemin inverse de cette dissémination. Il démontre également que le nécessaire voyage du livre et de l’information bibliographique poursuit son cours sous de nouvelles formes et dans de nouveaux contextes.

  1. (retour)↑  Ce colloque international a été organisé à Lyon et Villeurbanne les 23 et 24 mai 1997 par l’École nationale des sciences de l’information et des bibliothèques, le département d’Histoire du livre du cersi (Centre d’études et de recherches en sciences de l’information), le cerl (Consortium of European Research Libraries) et la Bibliothèque municipale de Lyon. Les actes sont en cours de publication.
  2. (retour)↑  Bibliographie, histoire de la production des textes et de l’édition, histoire sociale des gens du livre, histoire du commerce de la librairie, histoire des bibliothèques, de la lecture et des usages du livre.
  3. (retour)↑  Cf. le compte rendu de Dominique Bougé-Grandon, « La base Hand Printed Book : un outil de recherche et de catalogage », ci-après.