Les manières d'étudier

Enquête 1994

par Martine Poulain

Bernard Lahire

Avec la collab. de Mathias Millet et Everest Pardell. Paris : La Documentation française, 1996. 75 p. ; 30 cm. (Les Cahiers de l'Observatoire de la vie étudiante ; 2) isbn 2-11-003682-6. 135 F

Cette enquête, commanditée par l'Observatoire de la vie étudiante, s'efforce de cerner les « manières d'étudier » des étudiants d'aujourd'hui. Ce qui intéresse son auteur, Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'université de Lyon 2, est moins de dresser un tableau de la communauté étudiante en tant que telle, que de montrer comment celle-ci est traversée par des différenciations récurrentes, en général liées à l'origine sociale des étudiants, mais aussi l'un n'étant pas indépendant de l'autre aux cursus suivis, différents par la durée des études ou la discipline concernée.

Un moment de rupture

Devenir étudiant, c'est, dit Bernard Lahire, s'insérer dans un processus de « socialisation silencieuse », qui passe par des ruptures dans le mode de vie, comparé à celui que ces jeunes vivaient au lycée. L'importance des cours, ou au contraire celle du travail libre, les modifications du rythme de vie ont, bien évidemment, des effets sociaux, et sont vécus différemment selon l'origine et le cursus des étudiants. Les lieux choisis pour travailler sont eux-mêmes révélateurs. Si c'est à leur domicile propre qu'ils travaillent le plus souvent, ils sont également nombreux à habiter, donc à étudier chez leurs parents.

La bibliothèque vient en troisième position dans les lieux d'abri pour le travail : 19 % des étudiants disent y travailler souvent, 54 % parfois. Sur ce sujet, comme sur la plupart des aspects de la vie étudiante évoqués par Bernard Lahire, les clivages traversent fortement la communauté étudiante et la voient se diviser en trois pôles : le premier regroupe les « littéraires », le deuxième les scientifiques, le troisième les cycles fortement encadrés sts et iut (section de technicien supérieur, institut universitaire de technologie) production ou tertiaire, classes préparatoires scientifiques.

On notera au passage que l'utilisation des salles d'informatique disponibles dans l'université est le fait aujourd'hui de 36 % des étudiants, selon une variation exactement inverse de celle qui vient d'être soulignée. Notons aussi que 31 % des étudiants possèdent un ordinateur et que, là encore, les étudiants des disciplines scientifiques en dehors de la médecine sont pour l'instant plus fréquemment possesseurs de ce type d'outil que les autres.

La lecture

Après avoir analysé les conditions de « satisfaction » des étudiants par rapport à leurs conditions de travail et à leurs études, l'enquête analyse dans une troisième partie les pratiques de lecture et les pratiques culturelles des étudiants. Elle confirme largement les points mis en évidence par les enquêtes précédentes, et notamment celles menées dans le cadre de la Mission lecture étudiante par l'Institut scp 1. Les étudiants sont de faibles lecteurs de quotidiens, lisent plus que la moyenne des Français des revues scientifiques ou des hebdomadaires d'actualité, mais aussi beaucoup de magazines de télévision

La lecture d'ouvrages, en nombre, en genre et en légitimité, est fortement marquée par le cursus suivi, les appartenances disciplinaires et le sexe. L'effet de la discipline ou du cursus est plus fort que celui de l'origine sociale. Les étudiants en lettres entendu ici au sens large, ont un rapport au livre plus fort, on l'aura compris, que ceux des autres disciplines.

La courbe de fréquentation des bibliothèques décroît elle aussi d'un groupe à l'autre : 26 % des étudiants en lettres travaillent souvent en bibliothèque contre 3,6 en sts production ; 33, 5 % des étudiants disent emprunter en bibliothèque, soit 40,3 % en lettres et 19 % en sts production : « Plus on se dirige vers les formations les plus "littéraires", dont la culture est fondée sur l'incorporation de références à des auteurs et à des ouvrages qui seront cités explicitement ou implicitement dans des dissertations, fiches de lecture, dossiers, mémoires, exposés oraux, et plus la bibliothèque s'impose comme un lieu naturel du travail intellectuel » . Les étudiants reprochent aux bibliothèques le manque de place (40 %), de calme (39 %), l'insuffisance des horaires d'ouverture (28 %), et des documents (26 %). Ce sont les filières les plus utilisatrices des bibliothèques qui s'en plaignent le plus.

Comme d'autres études, le rapport de Bernard Lahire confirme la modification du rapport à la culture, et à la lecture, engendrée par la montée en puissance des filières scientifiques et techniques. La lecture littéraire est largement concurrencée par la lecture rapide et fragmentaire de documents parcellaires.

Une enquête qui confirme et affine les constats effectués depuis une quinzaine d'années sur la fin d'un certain modèle. Nul doute que Bernard Lahire, à partir de ce premier tableau, poursuivra le portrait ainsi esquissé.

  1. (retour)↑  Les principaux résultats de ces études ont été publiés dans Les Étudiants et la lecture, sous la direction d'Emmanuel Fraisse, Paris, puf, 1993.