La bibliographie nationale en France
Annie Le Saux
Qui se croyait indifférent à la bibliographie s’est retrouvé fervent disciple de cette matière à la fin de la journée organisée par l’Association des conservateurs de bibliothèques et la bibliothèque municipale de Rennes, le 4 avril, en hommage à Joseph-Marie Quérard. C’est dans le savoir des intervenants et dans leur art de le transmettre que résida tout le secret de l’excellent niveau de cette journée.
Joseph-Marie Quérard
Le bicentenaire de la naissance de Quérard a fourni le prétexte à cette journée de réflexion sur la bibliographie nationale en France, son origine et ses perspectives. Bernard Le Nail, directeur de l’Institut culturel de Bretagne, retraça la vie et l’œuvre de ce « martyr de la bibliographie », comme Joseph-Marie Quérard aimait à se qualifier. Né à Rennes en 1797, Quérard eut une vie extrêmement difficile, vivant dans une constante pauvreté, allant, malgré une reconnaissance de qualités professionnelles certaines, d’échecs en échecs. Surtout connu pour Les Supercheries littéraires dévoilées, œuvre d’une grande ampleur à une époque où il n’y avait pas d’outils informatiques, Quérard consacra toute sa vie à la bibliographie. Il chercha à plusieurs reprises à lancer des périodiques sur ce thème, entreprit de publier une encyclopédie sur les bibliothécaires, qui ne vit jamais le jour, et se ruina en multiples procès.
De la bibliographie artisanale à la bibliographie contemporaine
« Depuis Quérard, on peut distinguer trois périodes, qui s’enchevêtrent ou se suivent et qui représentent trois visions de la bibliographie ». C’est par ces termes que Marcelle Beaudiquez, directeur du développement scientifique et des réseaux à la Bibliothèque nationale de France, entama un panorama de l’évolution de la bibliographie du xixe siècle à nos jours, qui captiva l’assemblée.
La première phase, commença Marcelle Beaudiquez, est celle de la compilation. On s’efforçait de reconstituer un état de l’édition française à partir de catalogues de libraires, d’éditeurs et de bibliothécaires. La deuxième est celle de l’identification, où l’on veut savoir ce qui se publie au moment où ça se publie. La période artisanale est révolue, on se donne désormais les moyens techniques de réaliser ce travail, en faisant notamment des efforts de normalisation. La troisième est celle de l’anticipation, où le catalogage avant publication illustre le besoin de connaître de plus en plus rapidement ce qui se publie.
Chacune de ces évolutions apporte des changements. Les supports se sont multipliés, les cédéroms et les banques de données se sont ajoutés au papier. La normalisation du catalogage va de la notice la plus complète à une notice allégée, à une structuration sur accès contrôlé, puis à un retour à la source. Les formats bibliographiques maison ont évolué jusqu’au convertisseur universel. Les acteurs changent eux aussi : l’artisan, acteur isolé, a cédé la place aux institutions. On envisage même de partir de l’auteur et la méta-information – catalogage classique, mais sur les réseaux – permettra de remonter le plus en amont possible.
Face à une évolution vers le virtuel, se pose la question du devenir des bibliographies. Vont-elles être absorbées par l’hypertexte et la méta-information, ou possèdent-elles des fonctions spécifiques qui leur permettent de traverser les modes ?
Au commencement, les bibliographies étaient rétrospectives : Quérard et Otto Lorenz en sont les représentants les plus connus. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, l’apparition de la grande presse provoque la première explosion documentaire. C’est l’époque du Manuel du libraire et de l’amateur de livres de Brunet. C’est aussi la pleine période des biographies universelles. On pense encore que l’on peut réaliser des sommes. Cette idée d’universalité est abandonnée entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles.
Les premières réflexions sur une bibliographie internationale sont nées chez deux Belges Otlet et Lafontaine, même si leur entreprise a été vouée à l’échec. C’est ce souhait de compilation internationale que l’on retrouve avec l’apparition de l’ordinateur et le développement des bases de données bibliographiques.
Les bibliographies nationales courantes
Devant la difficulté à réaliser une bibliographie rétrospective nationale, il devint évident que la qualité de la bibliographie courante était le garant des bibliographies rétrospectives du futur.
1970 est une année charnière pour les bibliographies nationales courantes. La notion de contrôle bibliographique universel apparaît. A la conférence de Paris de 1977, l’ifla et l’Unesco ont défini les critères du cbu, selon lesquels chaque pays devait créer une agence bibliographique nationale, s’appuyer sur la loi du dépôt légal et publier une bibliographie nationale courante, dont la pérennité était l’élément essentiel.
Dix ans après, le séminaire de Brighton soulève le problème du fossé qui risque de se creuser entre les pays dotés d’une Bibliothèque nationale et ceux qui en sont dépourvus. L’importance du rôle des bibliothèques nationales dans l’élaboration des bibliographies nationales est de nouveau soulignée lors de la conférence de Stockholm, initiée en 1990 par les directeurs de bibliothèques nationales. Le poids des pays anglo-saxons inquiète : une production éditoriale considérable, des moyens gigantesques, un domaine de normalisation unifié, autant d’arguments pour imposer un certain nombre de normes internationales, qui passent outre les particularismes culturels.
1998 sera la prochaine date charnière. A Copenhague, devraient être évoqués les problèmes des bibliographies nationales face à l’évolution de l’édition. A l’édition traditionnelle s’ajoutent celle de produits électroniques et l’édition en ligne. Ces nouveaux documents demandent un traitement plus long et plus onéreux, car leur description bibliographique s’enrichit d’une description technique. Dans ce domaine, la France peut se considérer comme pionnière, dans la mesure où le dépôt légal inclut les documents électroniques. Elle est, en revanche, en retard dans le traitement de l’édition en ligne. Le problème est complexe, car comment faire un état d’un document en ligne, dont une des caractéristiques est d’être non stabilisé ? Or, ce qui justifie une bibliographie nationale, c’est la pérennité des informations qu’elle contient. On élabore une fiche d’identité de référence, qui a une utilisation immédiate, mais aussi la propriété d’attester dans la durée l’existence de toute une production éditoriale, qui, sans elle, pourrait disparaître de la mémoire.
Entre mission patrimoniale et service à l’usager
A Claire Vayssade, directrice de l’Agence bibliographique nationale, est revenu le soin de situer la Bibliographie nationale française entre une mission patrimoniale qu’elle a toujours remplie et un service à l’usager qu’on attend d’elle depuis quelques années.
La Bibliographie nationale française est formée de l’ensemble des documents œuvres de l’esprit déposés à la Bibliothèque nationale de France, des œuvres radio et télédiffusées déposées à l’Institut national de l’audiovisuel et des films diffusés en salles déposé au Centre national de la cinématographie. Dans l’absolu, tout devrait être traité systématiquement, même si certains documents, comme la littérature grise, sont à la marge du dépôt légal. Cette recherche d’exhaustivité signifie une contrainte pour le traitement courant des documents, mais une richesse si on pense à l’information rétrospective.
Censés travailler pour l’éternité, les catalogueurs rédigent des notices complètes, documents en mains, ce qui est simple pour les documents édités, mais l’est beaucoup moins pour les documents audiovisuels ou électroniques. Coûteux en temps, le catalogage de ces derniers demande aussi des compétences techniques particulières.
La mission patrimoniale n’est donc plus le seul aspect de la Bibliographie nationale française, qui doit, désormais, apporter une valeur ajoutée : l’accès à distance. Opale et Opaline, sur Internet, reçoivent plus de 1 700 heures d’interrogation par mois, trois cinquièmes faites en France, deux cinquièmes provenant de l’étranger. En plus de ce service en ligne, la Bibliographie nationale française offre ses notices sur cédérom.
L’accomplissement de ces deux objectifs – signaler le patrimoine et offrir des services – ne va pas sans soulever quelques conflits d’intérêt. Comment, en effet, concilier la demande de rapidité que nécessitent les services à l’usager et la qualité des notices que requiert le travail pour l’éternité ? La notice de dépôt légal, la plus brève, figure dans la base de 15 jours à 3 semaines après le dépôt du document. La notice définitive demande quant à elle un délai d’environ trois mois.
Reflet de la culture d’un pays, riche d’une grande diversité, la bibliographie nationale, conclut Claire Vayssade, « soulève de nombreuses interrogations quotidiennes, qui en font quelque chose de vivant, en constante évolution ».
L’offre bibliographique d’Electre
Parallèlement aux services offerts par la Bibliothèque nationale de France, le Cercle de la librairie, syndicat interprofessionnel, donc sans but lucratif, recense, dans Électre, tous les ouvrages disponibles en langue française, publiés en France et à l’étranger. A la différence de la Bibliothèque nationale, Électre, service exclusivement commercial pour lequel la rapidité est l’élément primordial, n’a pas pour mission de faire du catalogage scientifique. Il publie donc une notice moyenne, accompagnée d’un résumé et de l’indication – élémentaire – du niveau de lecture.
La base multimédia est ouverte à tous les produits cédérom, cd-i distribués en France, exception faite des cd-audio. Une base des livres épuisés a récemment été intégrée dans le cédérom Électre, qui compte 1 300 abonnés, dont la moitié sont des bibliothécaires et documentalistes. La nouveauté de ce produit, signale Michèle Aderhold, est son actualisation via un modem qui permet une connexion quotidienne au serveur. Le cédérom n’est plus ainsi un support qui se périme et sa puissance documentaire s’enrichit de cette possibilité d’actualisation en ligne.
Aux regrets formulés dans la salle qu’il n’y ait pas coopération entre le Cercle de la librairie et la Bibliothèque nationale de France, comme cela se fait chez leurs homologues anglais, Marcelle Beaudiquez répondit que chacun avait pris son identité et engagé des investissements qui faisaient qu’il était impossible de revenir sur cette situation historique.
Enfin, l’aspect technologique fut abordé par Maggy Pézeril, qui présenta la mise en place du Système universitaire, que nous avons à plusieurs reprises détaillé dans nos pages 1.