Futuribles

par Anne-Sophie Chazaud-Tissot
Novembre 1996, n° 214. Paris : Futuribles. 110 p. ; 24 cm.

Échappant au risque et à l'ennui d'une présentation exclusivement factuelle (ou quantitative), la revue Futuribles s'engage dans une réflexion à la fois claire et audacieuse. L'audace tient ici à l'affirmation non consensuelle de certaines valeurs (que le lecteur ne partage pas nécessairement), et à la question du sens des innovations technologiques.

Ainsi, dans son éditorial « Réel-virtuel, la confusion », Hugues de Jouvenel énonce une inquiétude d'ordre métaphysique : « Qu'est-ce que la mort, qu'est-ce que la vie ? (...) Quelle différence, si on en perçoit encore une, entre tous ces morts portés à l'écran, les vrais et les faux, sinon qu'en cliquant les uns demeurent parfois inertes tandis que les autres parfois se relèvent, se métamorphosent, se raniment sous les doigts agiles d'enfants tout-puissants ». Une telle conception reprend néanmoins en l'amplifiant un discours dorénavant répandu, où l'on mêle, dans une même anxiété nostalgique, le « tout-numérique », le « tout-image » ou le « tout-symbolique » : « Que reste-t-il de la vie, dès lors que, numérisée, dématérialisée, elle est réduite à un ensemble de signes et de symboles livrés à toutes les manipulations ? ».

Un débordement de sens

Chantal Lebrun, psychanalyste et conseil en entreprise, apporte une contribution particulièrement originale : « Réel-virtuel : la confusion du sens ».

Tout en s'inquiétant des dangers liés à la virtualisation des expériences, l'auteur s'interroge : comment le virtuel peut-il s'intégrer à la trilogie du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire, si l'on considère, avec Jacques Lacan, que c'est l'articulation de ces trois concepts, de ces trois expériences, qui structure de manière décisive chaque individu ? Si le virtuel est, dans son usage courant, ce qui existe « en puissance », « le mot s'est emballé » dans un véritable « débordement de sens », souligné par Chantal Lebrun en préambule.

Par-delà cette préoccupation sémantique, l'auteur s'inquiète des modifications qu'un tel concept peut apporter à « notre univers de représentations ». Un « éclatement des points de repère » apparaît inévitable, notamment dans le rapport de l'individu à la collectivité : l'entreprise virtuelle, l'exemple du « bureau virtuel », l'avènement du télétravail, bouleversent les cadres spatio-temporels grâce auxquels l'individu construit sa personnalité, modifiant donc en retour les conditions du lien social. Quel « type de contrat social » est encore possible, dès lors que disparaissent ces repères qui « cimentaient une culture commune » ?

Sur le plan individuel, Chantal Lebrun rappelle le rôle fondamental joué par le réel dans « l'écologie psychique », s'inspirant explicitement des concepts lacaniens : « Le réel (...) c'est en quelque sorte ce qui nous résiste ». D'autre part, « l'Imaginaire recouvre les images que nous projetons sur le réel (...). C'est ce qui foisonne dans l'esprit humain avant de se fixer dans le symbole » : à ce stade-là, l'individu s'inscrit dans une relation duelle (avec la mère ou son substitut) dépourvue de médiation, et qui, en perdurant, mènerait à la psychose, au narcissisme et à l'incommunicabilité. L'accès au symbolique, instaurant une relation triangulaire, médiatisée (par la figure du père ou encore de la Loi), « permet d'accéder à la relation de l'autre-sujet, à l'altérité ». L'auteur rappelle enfin que ces trois instances sont en perpétuelle « interaction dynamique ».

Un réel falsifiable

Le virtuel s'inscrit quant à lui dans cette structure, à la manière des rêves ou des fantasmes qui, comme l'indiquait Freud, favorisent la « réalisation de désirs inconscients ». Ainsi, « le virtuel n'est pas un acte inachevé ; il représente une autre option, pour le désir, que le passage à l'acte ». Cependant, deux remarques peuvent être apportées : d'une part, les Nouvelles Technologies offrent un « virtuel préfabriqué, prêt à consommer », ne favorisant pas l'épanouissement de la personnalité. D'autre part, ce virtuel est amené à supplanter psychologiquement le réel : ainsi, le on-line (désignant les informations numériques circulant sur le réseau), s'oppose au off-line, ce qui représente une inversion de problématique : « Le off se définit par rapport au on, le réel par rapport au virtuel ».

Fondamentalement, le virtuel se présente comme du « réel falsifiable ». Or, « le virtuel a des relations à la fois avec le symbolique et l'imaginaire, et pourtant il ne remplit pas le même rôle que le réel : il ne nous résiste pas. Nous pouvons modifier et manipuler le virtuel à notre guise, au gré de nos désirs et de nos fantasmes ». Sur le plan du développement psychique, le virtuel peut dès lors représenter le danger d'une « relation duelle, imaginaire, narcissique » : l'utilisateur qui ne parviendrait pas à opérer un véritable repérage symbolique, différenciant clairement le virtuel du réel, courrait le risque de « prendre ses désirs pour la réalité ».

Savoir lire le virtuel

Il importe dès lors de savoir lire le virtuel : sans cela, l'usager s'enfermera dans un univers artificiel et imaginaire, le virtuel se présentant comme « une tentation de combler le désir là où le réel résiste et laisse exister la béance du manque ». Sur un plan prospectif, Chantal Lebrun redoute l'irruption d'une relation à l'autre comme pur produit de consommation, à l'image du scandale des « adoptions sur catalogue » : « Dans ce cas, vous êtes renvoyé à votre double et l'autre est réduit à l'état de simple marchandise, c'est-à-dire à un statut d'objet. Il y a là une négation de la relation symbolique et de l'altérité ». L'auteur redoute par ailleurs l'émergence d'une société clivée dans laquelle les « élites de la cybergénération », habiles à manipuler des symboles complexes (le langage numérique) s'opposeraient aux exclus, néanmoins consommateurs de ces « rêves et ces paradis artificiels » qu'on leur proposera.

Chantal Lebrun apporte ici un éclairage particulièrement intéressant sur le rôle du virtuel dans les processus d'élaboration de la personnalité. En revanche, l'auteur, qui se livre à une véritable analyse conceptuelle et méthodique, laisse de temps à autre glisser son raisonnement vers des jugements normatifs, aux connotations parfois étranges, voire inquiétantes. Ainsi, la nostalgie de « l'enracinement géographique » opposé au « nomadisme électronique » conduit Chantal Lebrun à dénoncer cette « zone de turbulence au niveau des valeurs, de l'identité et du sens », véritable crise de l'autorité, crise des valeurs et crise d'identité : les réflexes identitaires ou anticosmopolites, la nostalgie des hiérarchies traditionnelles sont-ils les mieux adaptés pour saisir le sens (à la fois signification et direction) de la modernité ?

Prospective

Deux autres articles sont consacrés à Internet. Celui de Charles Du Granrut, « Une brève histoire d'Internet » est à la fois clair et complet ; et celui de Michel Élie, ingénieur informaticien, qui, dans « Internet et développement, un accès à l'information plus équitable ? », se penche sur la prospective des usages des réseaux. L'auteur considère la progression d'Internet dans le monde, ce qui lui permet de mettre en évidence des facteurs influents : le développement, la volonté d'ouverture et le dynamisme commercial, et enfin le poids économique, culturel et linguistique des États-Unis.

Certaines remarques de Michel Élie peuvent être tout particulièrement retenues. Ainsi, le retard français semble s'expliquer par la forte implantation du Minitel, mais pourrait également se commuer en facteur positif : « Si le Minitel a, dans sa première phase, freiné l'introduction d'Internet, il y a aussi créé un terrain favorable à son développement ultérieur en France ». L'auteur souligne d'autre part le fort impact de la langue sur l'extension du réseau : ainsi, et comme pour les nations européennes, les pays d'Afrique les mieux équipés utilisaient déjà couramment la langue anglaise (au moins comme langue de travail).

En outre, le taux d'équipement Internet (exprimé en nombre de serveurs par million d'habitants) reprend les mêmes caractéristiques que la courbe de Jipp, établissant une corrélation entre l'équipement téléphonique et le pib par habitant. Michel Élie s'intéresse enfin aux utilisations du réseau : Internet peut apporter une plus grande efficacité aux chercheurs des pays en voie de développement (ne disposant pas de bibliothèques universitaires ni de centres de documentation). Le développement d'Internet pourrait également permettre de limiter la « fuite des cerveaux » vers les pays riches, mais l'enjeu fondamental pourrait à nouveau échapper au tiers monde, s'agissant cette fois de « la production des données et de la maîtrise des contenus ».

Les perspectives d'avenir peuvent s'ordonner selon deux axes : un « scénario libéral » qui favoriserait le « développement autonome d'Internet par le seul jeu des lois du marché », conduisant au renforcement du fossé de l'information (information gap). Une autre solution résiderait dans l'intervention des pouvoirs publics, afin d'éviter le risque d'un « techno-apartheid mondial » 1. Des actions soutenues permettraient notamment le multilinguisme, condition de l'égalité d'accès au réseau. Enfin, l'auteur préconise la création d'un réseau mondial d'observatoires indépendants, afin de ne pas laisser le « monopole des statistiques » aux intérêts particuliers : l'enjeu serait de recentrer l'étude d'Internet vers les usages, échappant ainsi aux partis pris technicistes, intéressés et réducteurs.

  1. (retour)↑  Riccardo Petrella, « L'Europe et les multimédias. Vers une vision res publica ? » Télécom, n° 100, été 1994.