Tous les savoirs du monde
encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au XXIe siècle
Il s'agit là du catalogue de l'exposition d'ouverture de la Bibliothèque nationale de France, consacrée à l'encyclopédisme. Ce magnifique volume est aussi réussi que l'exposition qu'il accompagne. Les innombrables illustrations qui l'ornent, toutes plus belles les unes que les autres, permettent aussi une seconde lecture 1.
Un hommage à l'encyclopédie
Ce volume est donc, dans sa conception même, un hommage à l'encyclopédie et veut autoriser au lecteur une appropriation en miroir. Bienheureux lecteur, auquel sont offertes au moins trois possibilités de réfléchir à la question encyclopédique : l'une consiste, classiquement, en la lecture des contributions, l'autre en la consultation des images, la troisième en la réflexion sur les commentaires qui accompagnent cette iconographie, paratexte presque aussi riche que le texte central. On recommandera de pratiquer, en différé, les trois lectures. Les illustrations et leurs commentaires ne peuvent être considérés ici que pour leur seul pouvoir de soutien au texte qu'ils accompagnent. Tous deux autorisent aussi une autre lecture, qui peut prolonger, voire contredire, la première. Là où l'on pouvait craindre les effets, parfois néfastes, d'une volonté de prestige au moment de l'inauguration, attendue et redoutée, du site de Tolbiac, on trouve tout le contraire : un objet d'érudition sur un sujet par ailleurs sous-étudié. Les articles peuvent être d'un intérêt inégal, parce que parfois insuffisamment travaillés. Il n'empêche. Ce monument fera date.
Il n'y a pas de réponse
On reprendra, pour en présenter le projet, l'introduction de Roland Schaer, elle-même amplement nourrie de toutes les contributions. L'objet de l'entreprise encyclopédique, c'est « une matière déjà élaborée en savoir, ce qui la distingue de l'archive. Un savoir sur les choses, et non sur les mots, ce qui la distingue du dictionnaire. Quant au fonds, elle se ramène à trois gestes fondateurs : rassembler, classer, donner accès ». On pourra cependant objecter à Roland Schaer qu'il évoque dans cette dernière phrase la bibliothèque, autre objet central du volume, plus que l'encyclopédie. L'encyclopédie est, de manière beaucoup plus volontaire que la bibliothèque, volonté de comprendre, tentative d'interprétation. Comme le souligne Henri Meschonnic dans un propos introductif au très beau titre L'encyclopédie sortant de son mot pour se voir : « La bibliothèque n'est pas faite de réponses, mais de questions », après avoir estimé que « les bibliothèques sont sans mesure plus belles que les encyclopédies, parce qu'elles sont des points de départ, parce qu'elles n'ont point de fin », tout en ajoutant : « Il n'y a pas de réponse. De cette absence de réponse, l'encyclopédie n'arrête pas de faire le tour ».
L'Europe et le monde
Le découpage principal du volume est d'ordre chronologique. Et, comme l'exposition, ce livre n'a pas réduit le questionnement à la seule Europe, mais a, bien sûr, interrogé les civilisations qui l'ont précédée Mésopotamie, incontournable Alexandrie - ou qui l'ont accompagnée dans le temps - l'islam ou la Chine, par exemple.
Les auteurs, pour définir l'évolution du projet encyclopédique selon les époques, sont obligés bien évidemment de questionner le rapport au savoir et au pouvoir de ces différents âges.
La Mésopotamie invente l'écriture, compile des listes, suscitant archives et bibliothèques. Première manifestation « encyclopédique », les listes mésopotamiennes s'efforcent de classer le monde. Christian Jacob résume le projet, singulièrement différent, d'Athènes et d'Alexandrie, distinguant l'encyclopédisme aristotélicien de celui des sophistes qui le précèdent : « Dans le Lycée d'Aristote, l'encyclopédisme résulte d'une démarche collective, et donc d'un processus cumulatif, où chacun apporte une contribution à l'édifice commun ». Alexandrie met en uvre une construction de savoir par « les stratégies de maîtrise déployées par les intellectuels confrontés à cette collection ». L'encyclopédisme alexandrin n'aboutit pas à la constitution d'un livre unique, mais cherche à recombiner de manière infinie les « lieux textuels ».
Le savoir et la contemplation
Au Moyen Age, explique Marie-Hélène Tesnière, le savoir n'est ni une fin, ni un but. S'il existe une volonté encyclopédique, c'est pour favoriser « la contemplation d'une Vérité, d'une Sagesse ». L'exégèse biblique construit la pensée médiévale. Mais, peu à peu, la lecture-consultation remplace la lecture-méditation. La création, par Charles v, de la Librairie royale, est ici vue comme un geste politique fondateur « Elle vise la formation d'une élite administrative, celle des conseillers clercs et des princes de l'entourage du roi ». Jacques Krynen, dans un excellent article, réexamine les relations entre savoir et pouvoir au Moyen Age. Après 1200, il faut montrer qu'on peut être à la fois « preux et sage », « chevalier et savant ». Dans ce processus, une discipline, l'Histoire, occupera une place de choix.
L'image du savoir comme traversée d'un océan naît à la Renaissance, rappelle Jean-Marc Chatelain. Mais « l'encyclopédie humaniste renvoie moins à la forme d'un savoir qu'à la conscience morale qui règle la volonté de savoir : le véritable encyclopédiste n'est pas le savant mais le sage, qui met de la raison dans la science en l'ordonnant à son propre perfectionnement intérieur ». Mais, peu à peu, « l'idée de l'encyclopédie comme idéal culturel de l'individu lettré s'efface progressivement pour laisser place à l'idée de l'encyclopédie comme réalisation collective de la République des lettres ». Les articles font alors la place qui leur est due à Gesner, à Naudé, à Bayle, à Leibniz. Déjà, l'Encyclopédie devient aussi renoncement.
La fabrique de l'Encyclopédie
Après un très intéressant ensemble consacré au « livre de la nature » et aux tentatives classificatoires dont celle-ci fut l'objet, notamment sous la plume d'Yves Laissus, le volume précise ce que furent les cabinets de curiosités, « inventaire des merveilles du monde », dévoués eux aussi à la volonté de comprendre et de témoigner. A la fabrique de l'Encyclopédie au XVIIIe siècle sont consacrés plusieurs chapitres, et l'on lira avec intérêt et plaisir les réflexions de Daniel Roche sur les relations entre les Académies - si critiquées par les Encyclopédistes - et le projet encyclopédique lui-même, moins distants qu'il n'y paraît. On lira aussi avec profit les réflexions d'Alain Cernuschi sur les classements et modes d'organisation de l'Encyclopédie elle-même, ou encore les tentatives d'analyse des sources du travail par Madeleine Pinault-Sørensen.
Les tentatives contemporaines sont passées en revue dans un ensemble intitulé De Panckoucke à Queneau, dont on retiendra surtout l'article, remarquable aussi par tous les prolongements qu'il autorise, consacré par Henri-Jean Martin à la naissance de l'Encyclopédie française. Le volume se clôt par une fort intéressante exploration de ce nouvel encyclopédisme promis par la bibliothèque électronique et par une brillante conclusion de Roger Chartier. « La déception, toujours, accompagne ce rêve d'universel », souligne-t-il, « la crainte de la perte [...] a commandé tous les gestes visant à sauvegarder l'humanité ». Un tel souci de préservation est gagné par une autre crainte : celle de l'excès. C'est à ces deux soucis que répondent bibliothèques et encyclopédies. L'arbre, tentative classificatoire, essaie de conjurer l'océan vertigineux des savoirs.