Les bibliothèques face aux extrémismes
Christophe Pavlidès
La conquête par le Front national de trois municipalités en 1995 et d’une quatrième en 1997 a créé une véritable crise dans le monde des bibliothèques, du fait de la pratique des nouveaux édiles envers les bibliothèques municipales dont ils ont la charge. Il était donc sain que la profession, à la faveur d’un Salon du livre où l’extrémisme tentait d’ailleurs une nouvelle percée « culturelle », s’interroge sur la situation de la lecture publique dans ces villes, mais aussi sur les réponses appropriées à une entreprise de dénaturation des bibliothèques, tant il est vrai que celles-ci sont et devraient rester un « lieu d’interrogation sur soi, sur autrui, sur le monde » (Martine Poulain).
Tel était le sens de la table ronde proposée, lors du dernier Salon du livre à Paris, par le Bulletin des bibliothèques de France, la Bibliothèque publique d’information et la Fédération française de coopération entre bibliothèques, devant une salle plus que comble et dans une atmosphère d’assemblée générale.
Le point de vue des professionnels
Il revenait à Catherine Canazzi, aujourd’hui à la bibliothèque départementale de prêt du Vaucluse, de décrire le processus de mainmise sur la bibliothèque d’Orange (qu’elle dirigeait encore) par la nouvelle équipe municipale : contrôle des acquisitions, acceptation de dons transitant par le cabinet du maire, puis demandes, listes biffées, prescriptions d’achat, entraînant la contrainte pour le personnel désemparé de se soumettre ou de se démettre. Aucune alternance politique n’avait jamais conduit à une telle remise en cause du rôle des bibliothécaires, ni à une telle prévalence du critère idéologico-politique sur les autres critères de choix d’acquisitions.
Jean-Jacques Boin, conseiller pour le livre à la drac Provence-Alpes-Côte-d’Azur, se demande s’il ne faut pas chercher des raisons sociologiques ou historiques à des cas tous situés dans une région où, selon lui, la culture a été longtemps négligée par les élus ; toujours est-il que la situation orangeoise est maintenant étendue à Marignane, où les bibliothécaires ont également perdu la maîtrise des acquisitions.
Il y a donc bien une politique délibérée et spécifique du parti lepéniste à l’égard des bibliothèques. Si l’opinion publique en est maintenant informée, c’est beaucoup grâce à la publicité donnée au rapport de l’Inspection générale des bibliothèques sur la situation d’Orange, rapport demandé en mars 1996. Avant de donner le micro à des élus peu suspects d’extrémisme, il n’était pas neutre que Denis Pallier, auteur du rapport et doyen de l’Inspection, rappelle dans quel cadre (le fameux contrôle technique) et de quelle manière procède l’Inspection, avec une procédure la plus contradictoire possible. Pour lui, Orange est un cas d’école, avec une municipalité qui se sent « parfaitement légitime et sereine » et avec qui le personnel professionnel ne peut trouver d’accord. Car, ce qui est en jeu, c’est bien le rôle des professionnels : « Le travail du bibliothécaire, c’est le choix », et c’est précisément cela qui est mis en cause par les élus d’extrême droite. A partir de là se pose le problème d’une définition juridique plus précise du rôle de la bibliothèque et des bibliothécaires, et il n’est pas certain que les textes actuellement en vigueur y suffisent.
Le combat politique
S’il y a dans ce débat un consensus entre les élus de droite (Jean de Boishue, maire de Brétigny-sur-Orge) et de gauche (Yannick Guin, maire-adjoint à la culture de Nantes), c’est bien sur le lien en quelque sorte consubstantiel entre respect de la bibliothèque et esprit républicain : pour l’un, « chaque bibliothèque est un peu une annexe de la République » ; pour l’autre, il n’y a pas de république sans conception d’un citoyen « instruit, éduqué, cultivé ». Ce lien entraîne une stricte séparation, quasi laïque dans son principe, entre le rôle du bibliothécaire et celui de l’élu. La bibliothèque n’est ni un supermarché ni une « fnac gratuite » (Y. Guin), et ses rapports avec la mairie reposent sur une règle au sens quasi monastique (J. de Boishue). Les critères de qualité pratiqués par les bibliothécaires dans les acquisitions suffisent à assurer ce pluralisme que les élus frontistes veulent vider de son sens. Pour Yannick Guin, les élus n’utilisent pas assez les lois antiracistes actuelles (notamment celle de 1972), et il faut à la fois appliquer la législation existante et préciser la compétence des fonctionnaires sur les choix d’acquisitions et sur les animations.
Pour Joël Roman, d’Esprit, c’est sur le terrain du combat politique proprement dit que les élus doivent lutter contre le Front national. Entre le danger de la banalisation et celui de la diabolisation, la seule stratégie possible est celle de l’affrontement, qui passe par l’argumentation. Il faut rentrer dans une confrontation d’opinions plutôt que dans une confrontation juridique. Quant au problème du pluralisme, si l’on veut assumer que ce soit les fonctionnaires qui en soient responsables, il faut le dire, et préciser sur quels critères ; mais n’abandonnons pas la thématique du pluralisme par crainte de la voir récupérée par les ennemis du vrai pluralisme.
Le projet de loi
Les confrères de la Fédération des bibliothèques publiques néerlandaises apportèrent leur soutien et firent état d’une initiative, alliant impertinence et ironie, qu’ils avaient eue envers ces bibliothèques, proposant de leur fournir gratuitement les revues suspendues, tels L’événement du jeudi, Le Monde ou Libération.
Le débat dans la salle tourna assez vite autour du projet de loi sur les bibliothèques et sur la définition du pluralisme à y faire ou non figurer (avec paraphrase de la formule de Godard, « le pluralisme ce n’est pas 5 minutes pour Hitler et 5 minutes pour les Juifs »...). On peut d’ailleurs regretter que ce débat, au fond très français, sur le besoin d’une loi pour elle-même ne cède pas plus le pas à la discussion de son contenu éventuel, et de l’application des lois en vigueur, qui, en tout état de cause, constituent le cadre actuel, précisément imparfait et incomplet, de la lutte contre l’emprise d’un parti d’extrême droite sur les bibliothèques des villes qu’il administre.
Même si la mobilisation de la profession est à son comble et que les pétitions se multiplient, la salle paraissait donc parfois en décalage avec les réalités décrites sans fard par Catherine Canazzi, Jean-Jacques Boin et Denis Pallier. Peut-être était-ce aussi parce que, comme le montrait Joël Roman, les problèmes posés par les mairies du Front national dépassent les enjeux professionnels, et appellent une réponse des politiques eux-mêmes – et on voudra croire que ceux qui étaient présents autour de la table auront entendu le message.